Il y a deux Michel Tremblay. Il y a l’auteur du cycle des Belles-sœurs, des Chroniques du Plateau-Mont-Royal et de La diaspora des Desrosiers, mais il y en a un autre, l’écrivain mémorialiste, au ton intimiste. Cet autre Tremblay, celui qui opte sans détour pour le récit autobiographique, on l’a découvert à partir des années 1990 avec Les vues animées et Un ange cornu avec des ailes de tôles, et jusqu’à récemment avec Vingt-trois secrets bien gardés, en 2018. D’ailleurs, disons-le, en ces temps incertains que nous traversons, l’œuvre intimiste de Tremblay se présente comme une douce traversée des sentiments.
Il y a le Tremblay que tout le monde connaît par ses romans et ses pièces de théâtre. De ma fille Marguerite, qui l’a étudié cette année en classe de 4e secondaire, jusqu’aux spectateurs du talk-show radio-canadien Bonsoir bonsoir, qui a réuni virtuellement la plus récente distribution des Belles-sœurs afin qu’elle en interprète un extrait présenté comme une ode au confinement. Ce Tremblay dont l’œuvre a été l’objet de multiples études réalisées par des universitaires au Québec, mais aussi partout dans le monde. Celui qu’un journaliste de L’Obs qualifiait il y a quelques années de Balzac québécois. C’est comme si ce Tremblay, déjà un peu mythifié, nous empêchait de bien voir et apprécier l’autre, cette voix si personnelle de Conversations avec un enfant curieux et autres récits autobiographiques.
On a beaucoup parlé de son utilisation du joual, mais ce n’est pas la seule langue de Tremblay. Il y a chez lui cette mémoire affective qui fait de ses écrits, et particulièrement ceux de la veine autobiographique, le terreau d’une langue simple, généreuse, attachante, drôle aussi. Tremblay, c’est nous, passés aux rayons X par une langue belle et pénétrante, douce et mélancolique. Et ce point de vue fondamental sur la vie qui est à la base de toute son œuvre : l’acceptation de l’autre passe par l’acceptation de soi.
Tremblay intime
« Tu me connais, j’ai toujours besoin de tourner en rond avant d’atteindre le cœur du sujet », fait-il dire à Jean-Marc, qui est en quelque sorte son alter ego, dans Hôtel Bristol New York, N.Y., paru en 1999. C’est que Tremblay est un maître de la digression qui élargit notre angle de vue pour ensuite nous faire atterrir au cœur des choses, là où ça fait mal, pour reprendre une expression populaire. Ses livres les plus intimistes sont des petits bijoux qui révèlent le plus beau, peut-être le plus grand pouvoir de la littérature : la capacité pour le lecteur de lire en lui-même. D’ailleurs, ses livres autour du personnage de Jean-Marc, s’ils ne sont pas à proprement parler de la veine autobiographique, sont tout de même très proches de ce ton intimiste qu’on apprécie tant chez lui. Que l’on pense à son superbe roman Le cœur éclaté ou à son dernier ouvrage, Le cœur en bandoulière, publié l’automne passé.
Bien avant la série télévisée de Martin Matte, Tremblay était déjà l’écrivain des « beaux malaises ». Il y a beaucoup d’humour chez lui, mais ce n’est toujours qu’une forme de miroir aux alouettes pour ses personnages. C’est un leurre, un piège qu’ils se tendent à eux-mêmes et qui les ramène inlassablement vers ce qu’ils souhaitent pourtant fuir — leur angoisse, leur solitude, leur désillusion, leur tabou sexuel, leur peine, leur naufrage — plutôt que de les projeter vers l’avant. Malaise et mal-être, donc. Cette culpabilité qui assomme autant qu’elle éveille. Cette impression de ne jamais être à sa place. Cette soif d’exister qui n’est jamais aussi forte que chez ces êtres écorchés qui peuplent l’œuvre de Tremblay. C’est que Michel Tremblay est avant tout un écrivain de l’émancipation, avec des personnages qui cherchent à se libérer de leur passé, de ce qui les retient au sol, pour enfin pouvoir devenir ce qu’ils sont vraiment. Ils ont tous en eux une carte cachée qui leur permettra de rebondir, un jour, peut-être.
Une quête d’émancipation
L’écrivain américain James Ellroy, dans sa magnifique autobiographie Ma part d’ombre, relate une enfance difficile dans la pauvreté et le désœuvrement. « J’étais seul. J’étais sans ami. J’avais l’impression que ma vie n’était pas tout à fait cachère. Mais je savais des choses. » C’est ce « je savais des choses » que cherche à nous faire découvrir Tremblay, notamment dans ses livres plus intimistes. Cette recherche, au cœur de ses personnages, mais aussi au sein de sa propre autobiographie, qui fait se renverser le monde d’avant — ce que nous savions — et apparaître les possibles — ce que nous avons découvert en nous-mêmes. Encore Ellroy : « Je ne savais pas que le prix à payer se cumulait. Je ne savais pas qu’on payait toujours pour ce qu’on refoulait. » Tremblay, lui, le sait. En fait, son véritable talent est justement de nous faire voyager avec lui, comme si nous pouvions réinterpréter notre propre théâtre familial, intime, intérieur, avec un regard au plus près du sien.
À la toute fin de Gatsby le Magnifique, le romancier F. Scott Fitzgerald évoque un clignotant vert que son héros voit apparaître, puis disparaître au loin, afin d’illustrer que l’avenir, toujours, se dérobe à nous. Comme si nous luttions contre un courant qui, sans cesse, nous refoulait dans le passé. Tout est là. Nous avançons inlassablement, l’œil fixé devant, à la fois retenus par un passé qui nous définit, mais qui peut autant nous libérer. C’est que chacun a devant lui, à la manière de Gatsby, quelque chose comme une lumière verte qu’il poursuit, cette quête d’émancipation, jamais aboutie, et qui fait vivre.
Comme chez Fitzgerald, Michel Tremblay ressasse le passé comme une marée et en fait émerger les qualités de chacun, uniques et fondamentales.
L’auteur a été directeur de cabinet adjoint de la première ministre Pauline Marois. Il a publié Dans l’intimité du pouvoir en 2016 et L’entre-deux-mondes en 2019, aux Éditions du Boréal.
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