Une femme entre au restaurant L’Express. C’est la « figure de proue du féminisme au Canada », dixit la radio France Culture et le quotidien belge Le Soir. Martine Delvaux navigue entre les tables pour accoster à la mienne. Elle porte un jean et un haut blanc sans manches — c’est un midi d’automne radieux et doux — dénudant des bras décorés de fines lignes abstraites.
Quelques-uns de ses livres, piqués de Post-it, squattent la nappe. J’avais l’embarras du choix, Martine Delvaux ayant publié une quinzaine de romans et essais depuis 20 ans. Dont Le boys club, qui « invite à considérer l’entre-soi des hommes comme un phénomène régressif, un dispositif à profaner, à déconstruire, à refuser ». En 2020, pour cet exposé percutant, elle a reçu, à l’instar de Dany Laferrière et de Marie-Claire Blais, le Grand Prix du livre de Montréal. À cela s’ajoute un accueil médiatique à rendre jaloux Guillaume Musso, mais aussi un nombre effrayant de messages haineux, dégradants, agressants. N’en jetez plus, la coupe est pleine.
« Je ne regrette pas ce que j’ai écrit ni ce que j’ai dit. Je n’ai pas peur d’aller défendre des paroles, de dénoncer des choses qui me semblent injustes ou incorrectes. »
« Pour pouvoir venir ici, j’ai passé la matinée allongée », dit-elle une fois assise. Il y a 10 ans, une chute en patins à roues alignées lui a bousillé le dos. Depuis, les jours où la douleur se manifeste, comme aujourd’hui, elle doit s’astreindre à travailler à l’horizontale. « Comme Frida Kahlo, qui peignait dans son lit. »
Martine Delvaux semble heureuse de se prêter à une interview, à la verticale, à L’Express. Cette institution de la rue Saint-Denis, elle l’a adoptée dès son arrivée à Montréal, en 1996. Alors doctorante de l’Université du Michigan — qu’elle avait choisie par admiration pour le professeur Ross Chambers, spécialiste de la littérature française du XIXe siècle —, la Franco-Ontarienne entrait au Département d’études littéraires de l’UQAM, où elle enseigne toujours.
Elle paraît contente d’être au restaurant, donc, et ne tarit pas d’éloges sur le potage à l’oseille (« une merveille, j’en suis folle ») — elle insistera pour que j’y goûte (une merveille, je confirme). Toutefois, elle reste (un chouia) sur son quant-à-soi.
La chaise est peut-être trop droite pour ses vertèbres lombaires ? Tente-t-elle d’anticiper le ton et le contenu de l’article, ou les répercussions à sa publication ? Difficile alors de lui en tenir rigueur. Ses passages dans les médias ont le pouvoir de déclencher sur certains épidermes d’étranges réactions, de l’éruption bénigne à l’urticaire aiguë. Elle ne le sait que trop bien et n’y peut rien. Et lance un avertissement aux peaux trop sensibles : « Malgré mes positions considérées comme radicales sur la place publique, souvent je dis : “Mais vous ne vous rendez pas compte ? Ce n’est rien, ça. On pourrait être tellement plus violentes, exiger des choses de manière plus violente.” »
Cela s’est déjà vu, en Angleterre, il y a 100 ans. Portées par le mot d’ordre « deeds, not words » (des actions, pas des mots), des suffragettes ont fait des actes de vandalisme et sont allées jusqu’à commettre des attentats.
« Donc, je suis assez modérée dans mes interventions. »
Tous ne partagent pas cet avis.
Prenez sa critique du film Le mirage, réalisé par Ricardo Trogi et scénarisé par Louis Morissette, qui y tient aussi le premier rôle, un banlieusard en crise existentielle. « Ça fait longtemps », répond Martine Delvaux. En effet, sept ans. Pourquoi y revenir ? Parce qu’il s’agit d’un moment charnière dans son histoire personnelle de féministe publique.
Dans un texte d’opinion publié dans La Presse, Martine Delvaux commençait par les fleurs (« une comédie réussie, j’ai ri »), avant de s’attarder sur deux scènes : le « héros » couche avec une de ses employées, puis il commet des attouchements sur une amie de sa femme. « Ce que Trogi et Morissette nous montrent, concluait la lettre, c’est un être susceptible de s’assurer de son poids sur Terre en violant des femmes. » Outré, un redoutable chroniqueur du Journal de Montréal a balancé des insultes adressées à « madame Delvaux », et les réseaux sociaux ont pris le relais avec délectation.
Invitée à discuter de son essai à Tout le monde en parle, Martine Delvaux a ensuite reçu une volée de bois vert gratinée, où le classique « ostie de mal-baisée » avait presque des allures de mots doux.
« Ç’a été dur », soupire-t-elle en attaquant son chèvre frais en croûte de kataifi. « C’était la première fois que ça m’arrivait, et ça m’est arrivé en grand. J’étais assez naïve parce que je ne m’y attendais pas. Après, pour Le boys club, j’étais un peu plus prête. » Heureusement. Invitée à discuter de son essai à Tout le monde en parle, Martine Delvaux a ensuite reçu une volée de bois vert gratinée, où le classique « ostie de mal-baisée » avait presque des allures de mots doux. Menacée de mort et pressée par ses proches, elle a dû se résoudre à appeler la police.
Malgré tout, elle est catégorique : « Je ne regrette pas ce que j’ai écrit ni ce que j’ai dit. » Mieux encore, elle a persisté et signé d’autres missives. « Je n’ai pas peur d’aller défendre des paroles, de dénoncer des choses qui me semblent injustes ou incorrectes. »
Martine Delvaux n’est pas née féministe, elle l’est devenue, très tôt, si tôt que la question ne s’est jamais posée. « Ça allait de soi. Ma mère l’était. Je l’ai toujours dit. » En 1996, quand elle a commencé à enseigner à l’UQAM, « les étudiantes ne le disaient pas », se souvient-elle. Cette même année, Geneviève Guindon, étudiante en socio à l’Université de Montréal, faisait ce constat dans son mémoire de maîtrise intitulé Les opinions et perceptions de jeunes femmes à l’égard du féminisme : « Pour plusieurs, se dire féministe, c’est porter une étiquette et elles refusent cette association. » Peu après, l’hebdomadaire Time se demandait, en une : Is Feminism Dead ? Un autre magazine américain prestigieux, Harper’s, s’était posé la même question… en 1935.
Loin d’être moribond, le féminisme en Occident en serait à sa quatrième vague. « Je ne sais pas si les vagues sont si précises, hésite Martine Delvaux. On peut penser que la lutte pour le droit de vote n’est pas la même que celle pour le droit à l’avortement et l’identité queer. Aujourd’hui, les enjeux sont à la fois l’intersectionnalité, l’entrecroisement des oppressions et l’écoféminisme. »
Gros programme pour la digne héritière de celles qui sont allées au front. Certaines l’ont sûrement inspirée plus que d’autres. Simone de Beauvoir ? Betty Friedan (auteure de La femme mystifiée) ? Idola Saint-Jean, à qui les Québécoises doivent une fière chandelle et surtout une meilleure reconnaissance de leurs droits civils ? Chimamanda Ngozi Adichie, une Nigériane dont la conférence TED « Nous devrions tous être féministes » a été visionnée cinq millions de fois depuis 2017 ?
— Il y a aussi Olympe de quelque chose, qui a rédigé la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne durant la Révolution française…
— Olympe de Gouges.
— Oui, celle qui a été guillotinée.
Martine Delvaux me regarde, interdite, puis éclate de rire. Soit, le lien était douteux, comme si je l’associais à une martyre de la cause. Tant pis, car la faire rire valait le coup. « Olympe de Gouges n’a pas été guillotinée parce qu’elle était féministe. Celles qui sont inspirantes pour moi sont moins connues, par exemple Françoise Collin. »
Philosophe et universitaire française (1928-2012), Françoise Collin avait des racines au Québec, comme en fait foi une Anthologie québécoise 1977-2000. « Les hommes qui ont toujours parlé, disait-elle il y a 30 ans, doivent apprendre aussi à écouter, à entendre et à accepter d’apprendre quelque chose des femmes et du féminin. C’est cela qui leur est difficile. »
Une réflexion que reprendrait aisément mot pour mot Martine Delvaux.
— La grande qualité des femmes et des féministes, c’est de ne pas avoir peur de répéter ce qui a pourtant déjà été dit mille fois. Même si, dès qu’on ouvre la bouche, on se fait attaquer, depuis tout le temps. J’ai vieilli, laisse-t-elle tomber, et je n’ai plus vraiment envie d’être dans l’espace public, car c’est très exigeant.
— Pourquoi alors avoir accepté la rencontre ?
— Peut-être parce que j’espérais pouvoir parler avec quelqu’un qui avait lu mes livres. Souvent, ce n’est pas le cas.
Elle ajoute : « Ceux qui ne m’aiment pas ne m’ont pas lue. »
Tant pis pour eux — et pour elles, car il y en a aussi. Lire Martine Delvaux, c’est constater qu’elle n’est pas antihommes, comme le crient si fort certains chroniqueurs et une certaine chroniqueuse. « Je ne suis pas convaincue qu’au lieu d’un groupe d’hommes assis autour d’une forme ou une autre de pouvoir, on gagne quelque chose à imaginer un groupe de femmes », écrit-elle à la fin du Boys club. « Des hommes, dit-elle en savourant son espresso, j’en ai plein autour de moi. Je vis avec un depuis 10 ans. Le problème, c’est le système dans lequel on vit. Et la grande incapacité de beaucoup d’hommes de reconnaître ce système. »
La lire n’est pas une corvée, car l’essayiste hyper-documentée est également une romancière très douée… qui n’a aucune imagination. Elle l’avoue d’emblée dans son premier roman, C’est quand le bonheur ? La narratrice de cette « biographie d’une amitié » avec un homme qui aurait pu devenir le sien, sauf qu’il « était déjà celui d’une autre », a des airs familiers…
— La narratrice, c’est vous ?
— Oui. Je peux maquiller les faits, mais je n’invente rien. Ce sont des autofictions.
Elle se dit « timide et réservée », et ce midi, c’est l’évidence. C’en est même intimidant. Cependant, une autre Martine Delvaux se dévoile entre deux couvertures. Lettre à un être follement aimé et qui l’a froidement quittée, Les cascadeurs de l’amour n’ont pas droit au doublage a été rédigé le cœur en lambeaux dans les rues de Rome.
— Vous êtes une personne très passionnée…
— Je l’ai été cette fois-là. Dans ce livre, j’ai fait une transposition : j’y parle d’un homme et, en réalité, c’était une femme.
— OK.
— Quand j’ai rencontré la femme de qui j’ai été éperdument amoureuse, jamais je ne me suis questionnée. Il n’y a jamais eu pour moi d’interdiction en ce sens. Ç’a été : ben oui.
Lire ses romans, c’est la voir écouter en boucle Beyoncé, Rihanna et les chansons d’amour de Dalida. C’est l’imaginer fillette, fascinée par les « drôles de dames », Farrah Fawcett surtout. C’est comprendre la relation viscérale entre elle et Thelma et Louise. Un film si important qu’il y a, dans sa vie, un avant et un après. Même le réalisateur, surnommé Mr. Macho par son propre agent, trouve grâce à ses yeux. « Chez nous, je dis que Ridley Scott, c’est mon boy, je l’aime. » C’est apprendre, dans Blanc dehors, qu’elle n’a pas connu son père biologique : « Je sais seulement qu’il est parti il y a longtemps, avant que je naisse, qu’il est parti parce que bientôt j’allais être là… »
C’est l’entendre parler à sa fille de 14 ans, qui en a maintenant 20, dans Le monde est à toi, traduit dans la langue de Frida et recommandé dans le Vogue espagnol : « Tu sais quelle mère tu as, féministe, qui ne lâche pas le morceau. »
C’est une promesse. Et une mise en garde.
Cet article a été publié dans le numéro de décembre 2022 de L’actualité.