Un Québec fou de la philo !

Aux antipodes du prêt-à-penser, la philosophie offre des outils pour donner un sens à nos vies. Et elle est de plus en plus populaire. Des PDG d’entreprise, des clubs de loisirs et même des écoles primaires la mettent à leur programme.

Un Québec fou de la philo !
Photo : Mathieu Rivard

« Je suis un allumeur de réverbères », dit l’électricien d’éclairage public François Brooks, col bleu de la Ville de Montréal qui répare des lampadaires. Il est aussi un allumeur de cons­ciences. Ce grand gaillard s’est donné une mission : éveiller le commun des mortels à la philo. Avec succès ! Son site Internet, qui présente de façon concise la pensée de 125 philosophes, a franchi le cap des 2,5 millions de visites !

L’engouement pour la philo est palpable partout. Best-sellers en librairie, cafés philo, magazines grand public, concours séduisant des centaines de cégépiens… Sans oublier la toute nouvelle manifestation Philopolis, organisée par des étudiants en philo des quatre universités mont­réalaises et qui comprend des confé­rences, tables rondes et pièces de théâtre. Dire que cette matière était menacée de disparition au collégial ! Non seulement elle est bien vivante, mais elle a inspiré le cours « Éthique et culture religieuse », désormais obli­gatoire au primaire et au secondaire.

« Quand on sort du carcan rasoir de la philosophie universitaire, on découvre une discipline passionnante », dit François Brooks, qui s’est initié à la philo en lisant Métaphysique de l’amour, métaphysique de la mort, d’Arthur Schopenhauer… recommandé par son opticien ! « La philosophie est un sésame qui ouvre toutes les portes de la pensée. »

Vieille de 2 500 ans, la philosophie est plus que jamais nécessaire, croit Thomas De Koninck, titulaire de la chaire La philosophie dans le monde actuel (Université Laval, à Québec). « Les problèmes de société sont de plus en plus complexes, alors que les connaissances sont toujours plus spécialisées. Et de moins en moins de personnes sont préparées à appréhender les problèmes dans leur globalité. »

C’est aussi l’avis de Paul Desmarais fils, président et codirecteur de Power Corpo­ration, qui a investi un million dans cette chaire, créée en 2004. « Une réflexion sur l’éthique personnelle et collective, sur la dignité des personnes et sur la probité est un défi pressant », dit-il.

Pendant longtemps, la religion a répondu aux grandes questions des Québécois. Aujourd’hui, la majorité d’entre eux ne pratiquent plus et cherchent des réponses ailleurs. Si la philo n’apporte pas de recettes faciles, elle aide à poser les bonnes questions. Et à prendre du recul. C’est d’autant plus utile lorsqu’il s’agit de réfléchir aux sujets chauds de notre époque – de l’euthanasie au clonage en passant par l’état de la planète ou les défis de l’immigration. N’a-t-on pas fait appel à un philosophe (Charles Taylor) pour coprésider la commission de consultation sur les accommodements raisonnables ?

L’enseignement ne se limite d’ailleurs plus aux facultés de philosophie. Des cours d’éthique (une des composantes de la philo) sont donnés, entre autres, aux futurs ingénieurs et médecins. Et de plus en plus d’étudiants en philo se spécialisent dans d’autres domaines : droit, affaires, politique, littérature. Un parcours apprécié, semble-t-il, des employeurs. Quant aux programmes d’éthique appliquée, ils peuvent mener à des postes de conseiller en éthique.

Robert Dutton, grand patron de Rona, préside le comité d’orientation de la Chaire de management éthique (HEC Montréal) depuis sa création, en 2003. En 2007, la chaîne en est devenue partenaire en lui faisant un don de 500 000 dollars. Depuis, de nombreux cadres du siège social de Rona, à Boucherville, ont participé à une journée de sensibilisation à l’éthique, animée par la Chaire. « À la fin, beaucoup sont venus me remercier, dit Robert Dutton. Je n’avais jamais vu un tel enthousiasme pour une formation ! » Des « cercles de dialogue » sont en outre créés, de façon informelle, pour désamorcer les conflits en permettant aux uns et aux autres de discuter et de se comprendre, sans porter de jugement.

Certains sont prêts à se lever tôt pour philosopher. Depuis plus de 10 ans, la Compagnie des philosophes les accueille, en matinée, à ses Dimanches philo, à la Maison Gisèle Auprix-St-Germain, un centre communautaire du Vieux-Longueuil. Ils sont une centaine à s’y retrouver pour entendre un philoso­phe et discuter. « La philosophie appartient à l’humanité, non à l’université, dit le cofondateur Jacques Perron, ex-professeur de philo. Le concept est de mettre nos participants en contact avec des penseurs. »

À Québec, Monique Lortie, assistante d’enseignement et doctorante à l’Université Laval, anime des ateliers hebdomadaires consacrés à la philo. Vendeur, technicienne de laboratoire, directrice d’institution financière, infirmière, graphiste… des gens de tous les milieux se questionnent sur le bonheur, l’amour ou le désir de reconnaissance à partir de textes de philosophes de différentes époques – de Platon à Heidegger en passant par Aristote, saint Augustin et Kant. Ces rencontres ont changé la vie de Carole Richard, 48 ans, enseignante de Québec. « Je sortais d’une dépres­sion et la philo m’a donné la capacité de faire face à la vie en me faisant cheminer dans ma compréhension de la nature humaine. »

Monique Lortie a été l’une des pre­mières à offrir des consultations philosophiques en privé au Québec. Cette pratique, apparue depuis quelques années en France et aux États-Unis, se distingue radicalement de la psychologie. « Mon rôle est d’amener mon client à accepter de sortir de soi en abandonnant l’habitude passive de la plainte. Ce qu’on cherche à retrouver, c’est le sens de la vie humaine qui est la nôtre. »

L’électricien d’éclairage public François Brooks reçoit lui aussi des gens en consultation. « J’accompagne le client dans sa recherche des philosophes qui s’apparentent à sa manière de concevoir le monde, dit-il. Il ne s’agit pas de soigner un malade, mais d’accroître sa connaissance de soi. » Comment ? Au moyen de la « maïeutique », méthode par laquelle Socrate, en posant des questions, accouchait les esprits des pensées qu’ils con­tiennent sans le savoir. Une autre façon d’allumer des réverbères.

POUR EN SAVOIR PLUS

Institut québécois d’éthique appliquée

Philosophie Magazine

Philosophie pour enfants

ET ENCORE


Philosophes en herbe

Jacob Ouellette (à gauche sur la photo), 12 ans, aime le soccer, la planche à rou­lettes… et la philo. Comme tous les enfants de l’école primaire Monseigneur-Forget, à Saint-Hubert, il étudie cette discipline une heure par semaine. « Ça nous apprend à dire notre opinion et à écouter celle des autres, dit ce garçon blond au regard ardent. On réfléchit sur plein d’affaires ; on apprend, par exemple, que c’est mieux de se parler que de se batailler ! »

La philosophie pour enfants fait partie du plan de réussite de l’école Monseigneur-Forget. Pour cet établissement situé dans un  milieu défavorisé, le but est de prévenir la violence par la réflexion, la remise en question, la confrontation des opinions… Bref, par la philo ! Élaboré par La Traversée, organisme communautaire de Saint-Lambert qui s’occupe de femmes et d’enfants victimes d’agressions sexuelles, le programme est en place dans une douzaine d’autres écoles de la commission scolaire Marie-Victorin.

Créée par le philosophe américain Matthew Lipman voilà une trentaine d’années, la philosophie pour enfants a été adaptée au Québec par Michel Sasseville, de l’Université Laval, qui a élaboré des programmes de formation pour les enseignants. Il ne s’agit pas d’étudier les théories des grands auteurs, mais d’utiliser des romans philosophiques conçus pour les différents groupes d’âge du primaire. Les enfants font des liens entre leurs idées et celles des autres et apprennent à s’autocorriger… Ce que bien des adultes ne savent pas faire !

 

Christian Boissinot, philomane

Avec ses cheveux en bataille et son jean, Christian Boissinot pourrait passer pour un étudiant. Sauf que ce jeune homme de 44 ans est docteur en philo et qu’il enseigne depuis 14 ans au collège François-Xavier-Garneau, à Québec.

« L’apprentissage d’une pensée libre, critique, n’est pas un luxe, dit ce père de deux enfants. » Pour lui, pas question d’enfermer la philo entre les murs du cégep. En 2006, il a cofondé le magazine grand public Médiane. Puis, en 2009, avec son ami philosophe Normand Baillargeon, il a lancé aux Presses de l’Université Laval une collection de philo centrée sur la culture populaire : deux livres sont parus à ce jour – sur le hockey et sur l’humour – et sont en cours de traduction en anglais.

D’autres idées bouillonnent dans le crâne de Christian Boissinot, notamment une série télé et un site Web qui serait la « mémoire philosophique du Québec ».

 

René Villemure : philo-business

« J’ai la tête dans les nuages, mais les pieds sur terre. » C’est ainsi que René Villemure aime à se décrire. Président de l’Institut québécois d’éthique appliquée, « bureau de réflexion et de conseils » qu’il a fondé en 1998, il pratique la philo sur le terrain. Parmi ses clients : le Service de police de la Ville de Montréal, la Fédération des caisses Desjardins, les ministères québécois du Revenu et de la Justice, etc.

Ses services ? Des « diagnostics éthiques », destinés à mesurer l’écart entre les valeurs affichées et celles véhiculées. « Par exemple, le respect est souvent annoncé comme une valeur primordiale, alors que, dans la pratique, l’organisation est gérée de façon militaire. » Il recommande également l’élaboration d’une « déclaration de valeurs » ou d’un « énoncé de mission », destiné à améliorer la cohérence interne. « Beaucoup d’organisations croient que leur mission se résume à ce qu’elles font au quotidien. Nous les amenons à réfléchir sur le pourquoi de leur existence, sur leur raison d’être. » Bon vulgarisateur, René Villemure est régulièrement sollicité par les médias. Il n’en est pas moins contesté dans le milieu universitaire, qui le considère plus comme un « gars d’affaires » que comme un véritable éthicien. Des critiques qui ne l’émeuvent guère. « Les philosophes doivent contribuer à la vie de la cité comme au temps des Grecs anciens, dit-il. Et non pas s’enfermer à l’université pour faire de la philo au seul bénéfice d’eux-mêmes. »