Un riz frit avec Boucar Diouf

Un restaurant thaïlandais du Vieux-Longueuil. Un Québécois d’origine sénégalaise, biologiste, raconteur d’histoires, animateur et auteur. Une conversation éclatée, de la circoncision à Céline Dion.

Illustration : Paule Thibault pour L’actualité (à partir d’une photo D’Éva-Maude TC)

À la fin du repas, en guise de dessert (il surveille sa ligne, moi aussi), longtemps après le coup de feu de midi, Boucar a entonné un air de son cru. Puisqu’il s’agissait d’une chanson à répondre, j’ai répondu : « Sur une belle plage de Cancún (Sur une belle plage de Cancún) / Y a un ti-coune qui minouche une pitoune (Y a un ti-coune qui minouche une pitoune)… »

La suite, gratinée de mots en « oune » (gougounes ? oui ; Pachtoune ? non), n’est sûrement plus de circonstance. Les sensibilités langagières se sont exacerbées depuis que Boucar Diouf a composé cette toune sur un ti-coune de Cancún. C’était il y a 20 ans, pour illustrer la partie « parlure québécoise » de son premier spectacle, D’hiver cités. Le Québec découvrait alors — et adoptait d’emblée — ce grand Sénégalais charismatique au ton professoral, diplômé en biologie végétale de l’Université de Dakar et titulaire d’un doctorat en océanographie de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR).

Sa thèse de doctorat, rappelons-le, portait sur « les facteurs de résistance au froid de l’éperlan arc-en-ciel et leur influence sur sa biochimie post mortem à deux stades de développement ». Un sujet chaud, apparemment, et tout trouvé pour un jeune immigrant dont l’expression locale préférée était (et est toujours) « péter au frette ». Bref, le genre de parcours menant tout droit à la finale régionale des auditions Juste pour rire le 20 mars 1999, au bar Sens unique de Rimouski. Finale qu’il a remportée, bien sûr.

L’homme de Rimouski, aujourd’hui le banlieusard de Longueuil, est connu de Montréal à Normétal. Son dernier spectacle, Nomo Sapiens, « un voyage humoristique au cœur des forces et des failles de notre grande intelligence », dixit la publicité, cartonne. Cet automne sortira son 12e livre, Ce que la vie doit au rire, qui explore l’importance de se dilater la rate dans les sociétés humaines. Désormais, à l’instar de Ricardo, Céline, Marjo et Marie-Mai, seul son prénom suffit.

« J’attends Boucar », ai-je annoncé à un employé chez Madame Thaï. L’humoriste, sa blonde gaspésienne aux multiples chapeaux (agente, relationniste, photographe) et leurs deux enfants y font bombance à l’occasion. On me donne une table pour quatre plus ou moins à l’écart… qu’il faut séparer, au cas où il y aurait affluence. Ah ben. Peut-être que si je mentionnais maintenant Marie-Mai…

T-shirt cerise et sourires à profusion, Boucar me tutoie d’office. « Je tutoie tout le monde. À Radio-Canada [où il a beaucoup bossé, notamment pendant 10 ans à la barre de La nature selon Boucar], on me le fait remarquer, on aimerait que ça change. » Sourire entendu. « Non. » L’étude du menu est expédiée. « Je prends toujours la même chose, du riz. Je dois en manger souvent, sinon je déprime. Et des dumplings sauce arachides. Ça me rappelle mon ancien métier. » Sourire espiègle. Est-ce un test ? Le journaliste a-t-il fait ses devoirs ? Dira-t-il : « Ah oui, Boucar, les dumplings » ? Meilleure chance la prochaine fois. Car l’intervieweur a lu Sous l’arbre à palabres, mon grand-père disait… (Les Intouchables, 2007), où l’interviewé a écrit noir sur blanc, en évoquant le gagne-pain de la famille Diouf depuis des temps immémoriaux : « Cultiver des arachides, c’est travailler pour des peanuts. »

Ce premier livre a été publié l’année où sa notoriété s’est emballée. De chroniqueur hebdomadaire à un show de chaises d’après-midi (La fosse aux lionnes), Boucar a été promu coanimateur de la quotidienne matinale à Radio-Canada, Des kiwis et des hommes. En 2010, l’épisode mettant en vedette une palourde royale, énorme mollusque bivalve de forme phallique, est devenu viral ; il dépasse aujourd’hui les cinq millions de visionnements sur YouTube. « On m’en parle encore. Tous les jours. »

Dans Sous l’arbre à palabres…, Boucar dit tout. Il en dit trop, même. Il y raconte des réalités spécifiques à son peuple, les Sérères. « Et ça a choqué de jeunes Sénégalais d’ethnies différentes. Les immigrés sont très sensibles par rapport à ces choses-là. Je l’ai réécrit. » Ainsi, dans la version expurgée 2.0 (Éditions La Presse, 2017), toute trace du rat est passée à la trappe. Dont la recette pour l’apprêter (le poivre et le sel, essentiels), en page 87 de la version originale. « On vivait à la campagne, on en mangeait, comme les gens le font dans d’autres pays », se défend Boucar, amateur avoué de la tête de la bête.

D’autres passages supprimés, moins épicés, entrouvraient pourtant une porte sur les traditions de son peuple, un des plus anciens d’Afrique de l’Ouest. Extrait de la page 44 : après la circoncision, « chaque garçon doit alors téter sa mère pour une dernière fois. Je ne sais pas si vous pouvez imaginer ce que représente téter sa mère à 14 ans, mais pour moi, ça n’a pas été facile ». Franchement, Boucar, c’est difficile à imaginer. Prié de fournir des détails chez Madame Thaï, il s’est fendu d’une réponse laconique : « C’est sûr que t’es pas à l’aise, mais c’était comme ça. »

Conséquence de ce partage de souvenirs : tout le Québec sait qu’il est circoncis. Depuis 20 ans, il ne lâche pas le morceau. Cet épisode marquant, qu’il a qualifié de « torture » et de « cauchemar », jaillit sans crier gare, souvent là où on ne l’attend pas. Sur scène, même dans Magtogoek ou le chemin qui marche, sa déclaration d’amour au Saint-Laurent ! Dans ses livres, même dans Apprendre sur le tas, son traité savant sur le caca ! Dans ses chroniques dans La Presse, dont une sur l’UPAC !

« Les gens me disent : “Boucar, tu nous connais mieux que nous-mêmes.” Ce n’est pas vrai. Je me suis intéressé profondément à ce qu’ils sont, c’est tout. »

« On pratiquait la circoncision au Québec avant, rappelle-t-il. Les rituels nous différencient. » Tout à fait, mais l’âge n’était pas le même. À ce propos : cet âge de la circoncision varie d’un spectacle à un livre à une entrevue : 14, 13, 12. Dans Boucar disait… Pour une raison X ou Y (2017) : 17 ! N’oublions pas cette autre chanson à répondre, cette fois dictée par ce traumatisme : « Quand t’as 16 ans dans mon village on te tchoppe le ti-bout-te / Quand le sorcier le coupe à frette, il faut que tu restes debout-te… »

À un moment donné, Boucar, désolé, mais il faut trancher (scusez-la !).

Un âge, toutefois, fait consensus sur toutes les plateformes. Celui qu’il avait à sa descente d’avion à Montréal à l’hiver 1991 : 25 ans. « J’étais maigrichon et je portais toujours un petit chapeau africain. J’ai appris plein de choses au début. » Un exemple parmi mille : ne pas éructer à table pour exprimer sa satisfaction. « Dans notre culture, roter ne dérange pas. Mon père le fait encore après avoir soupé. » Il l’imite, d’un beau « rooooo » tout en retenue. « Dès mon arrivée, j’ai observé, et fonctionné par mimétisme. » À Rimouski, on fait comme les Rimouskois. Une grand-mère lui offre un grand-père dans le sirop et un pet de sœur encore frais pour la route ? Insolite, certes, et peu ragoûtant, mais pourquoi pas ?

« La plupart du temps, les gens me disent : “Boucar, tu nous connais mieux que nous-mêmes.” Ce n’est pas vrai. Je me suis intéressé profondément à ce qu’ils sont, c’est tout. Ce qui fait que même la partie cachée des Québécois, je la connais, ce spleen qu’ils ressentent. Un vague à l’âme lié à leur histoire, à leur condition d’habitants d’un village gaulois. Les Québécois ont besoin d’être aimés. »

Boucar est le parfait exemple d’une intégration réussie à la société québécoise. Cette dernière phrase est extraite du document officiel présentant les récipiendaires de l’Ordre national du Québec en 2016. Une intégration qui ne se mesure pas que par la qualité (impressionnante) de son « tabarnac ». Quand, pour une raison nébuleuse, Aline, le film très inspiré de Céline Dion, s’invite à table, Boucar s’emporte (un brin). « C’est comme ça que les Français nous voient, de vrais colons. Quand ils parlent du Québec, ça me dérange. Je suis québécois aussi. Jusqu’à preuve du contraire, et à moins que les caquistes me disent : “Non, non, Boucar, pas encore.” »

Quelques jours plus tôt, Boucar le Québécois était en Afrique. « Je suis allé voir mon père, qui est très vieux maintenant. On a passé beaucoup de temps ensemble sous l’arbre à palabres. » Quand il retourne au Sénégal, le fils prodige mesure la distance qui le sépare de sa terre natale : 6 200 km à vol d’oiseau, et des années-lumière en matière de décalage. « Là-bas, certains me regardent comme un étranger. J’ai changé. Tout a changé. »

Jadis, la case familiale reposait sur un sol en terre battue. Pratique quand le rituel exige d’enterrer le placenta sous le lit de la mère. « La maison a changé depuis ma naissance. Mon placenta est encore là quelque part, recyclé par les microbes. » La boutade le fait sourire, mais le regard est triste. Sans doute pense-t-il à sa mère adorée, décédée en 2021 et qu’il a célébrée dans l’essai Ce que la vie doit à la mort : Quand la matriarche de famille tire sa révérence. « Je garde une image figée du pays que j’ai quitté, et qui a évolué. C’est pourquoi je n’aime pas poser un regard politique sur un pays où je ne vis plus. »

« L’humour est un outil de résilience pour les damnés. Je pense que le désir de faire rire est un appel d’air pour remplir mon déficit d’amour assez profond. »

Ce regard politique, il le pose avec acuité sur Québec et Ottawa plutôt que sur Dakar. Et il ne craint pas de se mouiller. « Dans La Presse, j’ai écrit un texte important, en toute humilité, sur le racisme systémique, et j’ai reçu un backlash des nationalistes. » En juin dernier, Boucar ne s’était pas encore exprimé sur les taux de refus étrangement élevés envers les Africains francophones pour les permis d’études délivrés par le Canada. Il était temps. « De la part du gouvernement Trudeau, lui qui nous parle toujours d’ouverture, c’est du racisme systémique. J’y vois deux possibilités : ou bien c’est parce qu’on ne veut pas d’Africains de certains pays, ou bien c’est parce qu’ils sont francophones. L’objectif est de ne pas donner de force à la francophonie et risquer un autre référendum. Je ne veux pas être considéré comme un complotiste, mais sinon, comment on l’explique ? »

Il bouge sur sa chaise, modifie sa position. Les manigances du fédéral le piquent. Ou alors deux heures assis, c’est long. « J’ai une hernie discale depuis trois ans. J’ai des tensions dans la jambe et mon nerf sciatique est en feu. » On l’oublie, car il le « dissimule » bien : à six ans, Boucar a attrapé la polio. « Moi, je ne l’oublie pas. J’ai une jambe plus courte, plus faible et maganée à cause du pied bot qui vient avec. Tu vois, j’ai une prothèse [il me la montre] qui garde mon pied droit. Me déshabiller devant des gens, aller dans une piscine, je ne fais jamais ça. » Adolescent complexé, il regardait ses frères jouer au soccer et « scorer » avec les filles. « J’étais celui qu’on tassait. L’humour est un outil de résilience pour les damnés. Je pense que le désir de faire rire est un appel d’air pour remplir mon déficit d’amour assez profond. » Qu’on se le dise : Boucar veut être aimé. Comme les Québécois et même les ti-counes de Cancún.

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Comme j’affectionne notre Boucar qui sait si bien nous rendre la pareille, à nous décrire avec une verdeur rafraîchissante et nous chouchouter avec humour!
S’accepter malgré nos travers de peuple humilié et tassé par le Fédéral avec son nom d’Aéroport affublé d’Éliot-Trudeau après avoir saccagé nos meilleures terres de productions agricoles au Québec et refuser de les rendre à leurs héritiers: quel gâchis! Un « ÉLÉPHANT BLANC » d’un rouge aberrant. Pour revenir à Dorval, bêtement!

Boucar Diouf est aussi un philosophe et moralisateur chevronné. Il sait bien dire les choses graves et réussir à tirer les ficelles d’un rire espiègle, moqueur.

Merci Boucar!
Ginette

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