Elle est née au moment où l’armée britannique débarquait en Égypte, en 1882, et est morte en 1941, quelques mois avant l’attaque de Pearl Harbor qui lança les États-Unis dans la Deuxième Guerre mondiale. Elle grandit sous l’Empire au temps de la reine Victoria, dans une société anglaise à l’apogée de son influence dans le monde, mais rigide et très conservatrice. Issue d’une famille aisée du quartier Kensington à Londres, elle perdit ses parents avant d’atteindre l’âge de 25 ans. Elle connut de graves dépressions dès son jeune âge, mal contre lequel elle lutta toute sa vie. Elle eut 18 ans en 1900, on sortait à peine du siècle de Dickens.
Elle signa des critiques, des essais, des nouvelles, des poèmes, des romans, c’était une écrivaine en tout. Elle apparut dans le monde littéraire au moment où encore bien peu de femmes y brillaient. C’était au temps de Marcel Proust, dont Du côté de chez Swann parut en 1913, deux ans seulement avant le premier roman de Woolf, La traversée des sentiments. Ce livre était bien nommé, ce titre aurait pu coiffer toute son œuvre. Virginia Woolf est l’écrivaine de l’intériorité. Chez elle, l’intrigue n’a pas d’importance. Au fond, comme chez James Joyce — incidemment né lui aussi en 1882 et mort la même année qu’elle — ou chez Proust — qu’elle admirait au point d’être « dans un état second » en le lisant —, les personnages ne comptent pas dans son œuvre, seuls les mouvements importent vraiment. Ses personnages disparaissent ainsi derrière les sentiments, comme emportés par le courant d’une rivière. « Comme chez Proust ils disparaissent sous le temps », pour reprendre la formule de François Sureau dans L’or du temps.
Son roman le plus connu, Mrs Dalloway, est publié en 1925 chez Hogarth Press, une maison d’édition qu’elle a créée avec son mari, geste de rébellion s’il en est un, pour le moins d’affranchissement. C’est que Virginia Woolf se sent à l’étroit dans un monde qui fait peu de place aux femmes. C’est alors le mouvement des suffragettes, qui lutte pour le droit de vote des femmes au Royaume-Uni, droit qu’elles obtiendront partiellement en 1918 — elles ne pourront voter qu’à partir de 30 ans — puis à l’égal des hommes en 1928. Il n’y a encore que peu d’espace pour les femmes sur le marché du travail, ce qui les condamne à la précarité et à la dépendance. Dans Un lieu à soi (aussi connu sous le titre Une chambre à soi, traduction de A Room of One’s Own), un essai qu’elle publie à la fin des années 1920, elle expose cette précarité « historique » des femmes qui les rend pratiquement invisibles dans la vie publique, particulièrement en littérature. « Je pensais à la sécurité et à la prospérité d’un des sexes et à la pauvreté et à l’insécurité de l’autre », écrit-elle. C’est que si tout peut sembler possible pour les femmes, le chemin qui mène à la réussite demeure jonché d’obstacles. En relisant Woolf, je n’ai pu m’empêcher de penser à Pauline Marois, que j’ai eu la chance de côtoyer, et qui rappelait que sur son parcours, il y avait toujours eu « des tests qui s’ajoutaient aux tests », comme si la validité de sa vie politique devait sans cesse être remise en question.
Une Grande parmi les Grands
L’année de la publication de Mrs Dalloway est aussi celle de la parution de Gatsby le Magnifique, de Scott F. Fitzgerald, et de Manhattan Transfer, de John Dos Passos. Un peu plus tôt, en 1919, Proust avait remporté le Goncourt avec À l’ombre des jeunes filles en fleurs alors qu’Ulysse, de Joyce, était sorti en 1922. Ernest Hemingway publiera quant à lui Le soleil se lève aussi, son premier véritable succès, en 1926. Aujourd’hui, avec près de 100 ans de recul, les écrits de Woolf apparaissent toujours à côté de ses célèbres contemporains dans les différentes « bibliothèques idéales » que l’on présente année après année dans le prolongement du concept mis au point par l’écrivain Jorge Luis Borges. Mais cela ne serait d’aucun secours pour Virginia Woolf qui faisait dire à son héroïne Clarissa Dalloway, non sans ironie : « Elle avait le sentiment qu’il était très, très dangereux de vivre, ne serait-ce qu’un seul jour. »
Marguerite Yourcenar et Virginia Woolf se sont rencontrées à Londres au milieu des années 1930, sans que le courant passe véritablement entre les deux. L’auteure de L’œuvre au noir avait alors le mandat de traduire The Waves (Les vagues), paru quelques années auparavant. On se rappellera que Yourcenar a aussi traduit James Baldwin. Dans le débat actuel sur le sujet, on en vient à se demander si cela serait encore possible aujourd’hui : Yourcenar traduisant Baldwin, icône de la littérature noire américaine. Ce qui est d’une tristesse infinie, bien sûr. Et cette citation des Vagues : « Il m’arrive parfois de penser que je ne suis pas une femme ; que je suis le rayon de soleil qui éclaire cette barrière, ce coin de sol. Il m’arrive parfois de penser que je suis les saisons, le mois de janvier, le mois de mai, le mois de novembre : que je fais partie de la boue, du brouillard et de l’aube. » C’est bien et c’est beau. « Ses romans sont comme de longs poèmes », disait Jean Barbe à la radio de Radio-Canada il y a quelques années.
L’intégrité de l’écrivain
Stock a lancé récemment une nouvelle édition du Journal intégral 1915-1941 de Virginia Woolf. Quelques années après sa mort, son mari Leonard Woolf en avait tiré des extraits pour les publier sous le titre Journal d’un écrivain. Il considérait alors que « le journal était trop personnel pour être publié intégralement tant que [vivraient] de nombreuses personnes auxquelles il fait allusion ». C’est pourtant un journal intime passionnant, où l’on perçoit les combats personnels et littéraires de l’écrivaine. On y sent bien l’auteure constamment aux prises avec le doute et un douloureux mal de vivre en poursuivant la construction d’une œuvre riche et abondante. Certaines pages se lisent avec le même plaisir que les plus beaux passages de ses romans comme La promenade au phare ou Les vagues. Et toujours cette obsession pour la vérité dans l’écrit, un peu à la manière d’Hemingway. C’est d’ailleurs un peu cette question, celle de l’intégrité de l’écrivain, qui est au cœur d’Un lieu à soi. « Ce qu’on veut dire par intégrité, dans le cas d’un romancier, est la conviction qu’il nous donne que voici la vérité. Oui, ce sentiment qui nous fait dire : “Je n’aurais jamais pensé que cela pouvait être ainsi ; je n’ai jamais connu de gens qui se comportent comme ça. Mais vous m’avez convaincu que c’est ainsi, que ça se passe comme ça” », écrit Woolf. Cette « intégrité de l’écrivain » est difficile à atteindre pour une femme de son temps, note-t-elle. Car les femmes n’ont pas alors la liberté matérielle qui rend possible la liberté intellectuelle. Liberté qu’elle définissait en quelque sorte comme « un lieu à soi ».
Dans son recueil de chroniques Café Vivre, Chantal Thomas parle d’une forme de résistance dont il faut faire preuve de nos jours pour s’accrocher pendant de longues heures à un livre, « cet ami très discret, qui ne répond que lorsqu’on l’interroge », pour reprendre les mots de Giovanni Pozzi. Les livres de Virginia Woolf sont riches, car ils ne cessent de susciter en nous des interrogations sur notre place dans l’existence. « Un livre n’est pas fait de phrases mises bout à bout, mais de phrases construites — si l’image peut aider, précise Woolf — en forme d’arcades ou de dômes. » Femme tourmentée, elle se suicida à près de 60 ans, il y a 80 ans cette année. Sa mort elle-même relève de la littérature. Les poches pleines de cailloux, elle s’avança vers une rivière boueuse tout près de sa maison de campagne de Rodmell, en Angleterre ; son corps fut retrouvé trois semaines plus tard. Quelques jours avant sa disparition, elle notait dans son journal « une curieuse impression de bord de mer. Chacun s’arc-boutant, luttant contre le vent, saisi, réduit au silence. Entièrement vidé de sa chair ». C’était le printemps 1941.