D’une page à l’autre, un monde à lire avec notre chroniqueuse Martine Desjardins.
Mirages du désert

Montréalais d’origine syrienne, Jean-Pierre Gorkynian capture le désarroi identitaire des immigrants de deuxième génération dans un premier roman qui décoiffe. Même si le narrateur a oublié son arabe maternel, il rêve du Sahara et de djinns quand il se drogue pour oublier les conflits au Moyen-Orient. Écartelé entre la honte d’être musulman et la rage d’être l’objet de préjugés, entre les valeurs québécoises et l’héritage de ses parents, il cherche dans l’écriture la force de combattre ses démons. «Tout comme les déserts les plus arides, les problèmes insolubles cachent leur puits.» Mais comment ne pas les confondre avec les mirages ?
Terre sainte

À quoi ressemblait la vie dans la vieille ville de Jérusalem avant le grand exode de la Nakba, en 1948 ? Issa J. Boullata, professeur émérite d’études arabes à l’Université McGill, fouille dans les souvenirs de sa famille chrétienne orthodoxe, revient sur ses pas en évoquant les collèges qu’il a fréquentés et les rues qu’il a arpentées, et réussit à ranimer les jours heureux d’un quartier où toutes les confessions cohabitaient pacifiquement. En arrière-plan, cependant, il y a la répression du gouvernement mandataire britannique, les attentats des terroristes juifs, la négligence des autorités palestiniennes. Un témoignage unique et émouvant.
Les auteurs se livrent

Comment les écrivains travaillent-ils ? Quels sont leurs livres fétiches ? Il y a deux façons d’aborder ces questions : la méthode de Frédéric Beigbeder, qui suscite les confessions en menant des entrevues à bâtons rompus, et celle de Laure Murat, qui soumet aux auteurs des questionnaires sur leurs habitudes de relecture — lesquelles s’avèrent plus révélatrices que les simples habitudes de lecture. Les deux approches sont tout aussi divertissantes. Elles nous apprennent, par exemple, que Jean d’Ormesson et Bernard-Henri Lévy ont en commun d’écrire tout nu. Et que Proust est l’écrivain le plus relu. Du bonbon !
Les nouveaux iconoclastes

Notre civilisation entretient une méfiance presque primitive à l’égard des images sur Internet (égoportraits, vidéos virales, pornographie…). Certains craignent qu’elles n’aient déjà supplanté le texte et condamnent notre jeunesse à un narcissisme abrutissant. Le critique d’art Nicolas Mavrikakis doute qu’elles aient ce pouvoir. En revanche, il y voit «un outil de compréhension, d’analyse du monde qui serait aussi valable que le texte». Après avoir fait l’historique de la peur des représentations, il démontre qu’on peut faire confiance aux images pour défier le discours dominant. Brillant.
Visions d’horreur

Avant de s’attaquer à son deuxième roman, Marisha Pessl a commencé par inventer les synopsis de 15 films d’horreur «parmi les plus terrifiants jamais réalisés», qui seraient l’œuvre d’un cinéaste-culte vivant en réclusion depuis plus de 30 ans. Intérieur nuit est une méandreuse enquête sur cet inquiétant Stanislas Cordova, soupçonné d’avoir poussé sa fille au suicide — entre autres opérations de cruauté mentale.
Fétiches protecteurs, poupées sacrificielles, enfants anormaux, tatouages ésotériques, décors lugubres, mauvais œil : les clichés habituels du cinéma d’épouvante ont ici une fonction d’indices, orientant l’enquête sur la piste de la magie noire et de la possession démoniaque. Mais le livre est aussi abondamment illustré de notes manuscrites, de vieilles photos, de coupures de presse et de captures d’écran de pages Web qui, elles, viennent appuyer une théorie encore plus perturbante : les films de Cordova seraient des snuff movies dont les acteurs ont été victimes de réelles atrocités.
La vérité se situe entre les deux, Cordova planant au-dessus de la mêlée comme une «menace que l’on sent mais qu’on ne voit pas», et devenant de plus en plus énigmatique au fur et à mesure qu’on s’en approche. Thriller de l’ère numérique qui se lit à haute vitesse, Intérieur nuit nous rappelle également que l’horreur est humaine, trop humaine.
Sauter la barrière

La mort de deux petits naufragés syriens au large des côtes turques et la crise des migrants en Europe sont venues nous rappeler qu’il y a présentement 60 millions de déracinés dans le monde, dont plus de la moitié sont des enfants. Un record historique. Depuis 2000, 45 000 ont perdu la vie en essayant de passer les frontières. Malgré la réponse humanitaire et l’accueil offert par certaines nations aux réfugiés, force est de constater que l’on continue à criminaliser les migrants économiques : exclusions, expulsions, détentions sont leur lot, comme si la pauvreté systémique dans leur «pays sûr» n’était pas aussi une menace à leur sécurité.
Harsha Walia, de la coalition pour le droit des immigrants Personne n’est illégal, nous invite à remettre en question le bien-fondé de cette distinction, et notre rapport de propriété avec la terre. Elle documente les difficultés et les succès de son mouvement, ses liens avec les luttes autochtones, et sa vision d’un monde où l’autodétermination des migrants passe par la régularisation de leur statut juridique. À l’heure où l’on craint un grand péril démographique, la liberté de circulation est peut-être utopique, mais rien ne nous empêche de sauter quelques barrières…