Voir le monde comme Bret Easton Ellis

De Moins que zéro aux Éclats en passant par American psycho, c’est l’Amérique de tous les excès qui se dévoile dans les romans de cet auteur californien. « Un monde paranoïaque », écrit notre collaborateur Dominique Lebel. 

Ulf Andersen / Getty Images / montage : L’actualité

Lorsque je l’ai rencontré au Salon du livre de Montréal à l’automne 2019, Bret Easton Ellis m’a raconté en privé ce qu’il répétait depuis déjà un certain temps : il n’avait plus l’intention d’écrire de romans. De 1985 à 2010, il en avait publié sept, dont American psycho qui le rendit célèbre. « Le cinéma et le roman appartiennent au XXe siècle. Tout ça est terminé ! » avait-il écrit dans White, un essai sur l’état d’esprit qui régnait aux États-Unis à la fin des années 2010 — l’ère de la victimisation à outrance —, un ouvrage irrévérencieux à la Christopher Hitchens. 

Ma première lecture de BEE remonte à une dizaine d’années. De Suite(s) impériales(s) — son dernier roman avant son grand retour avec Les éclats, publié au début janvier de cette année —, je ne retiens que ces trois mots griffonnés à la fin de mon exemplaire : « un monde paranoïaque ». 

L’Amérique des excès 

Depuis Moins que zéro, publié alors qu’il avait à peine 20 ans, jusqu’à aujourd’hui, Bret Easton Ellis est la grande figure littéraire du récit de la jeunesse américaine — on devrait dire californienne — des années 1980. Avec lui, on dissèque une société hantée par le culte de la jeunesse et de la beauté. Une certaine esthétique de la violence aussi. Un monde où chacun se perd et plus personne ne se reconnaît. Un monde où l’argent est une drogue comme les autres. C’est l’Amérique des excès, de tous les excès. 

Le style de BEE est direct, sa prose est simple, sans fard, efficace. Il y a bien sûr quelque chose du « nouveau journalisme » à la Tom Wolfe, mais en plus ramassé. On pourrait penser à James Ellroy, les deux romanciers ont fait de Los Angeles le creuset d’à peu près toutes leurs œuvres. Mais, curieusement, c’est de Joan Didion que le narrateur des Éclats se réclame dans son dernier roman, et l’on est bien obligé de le prendre au mot. Il est vrai que dans sa lecture sans concession de l’évolution de la société américaine, Easton Ellis retient deux grandes leçons de Didion : ne pas porter de jugement moral et ne pas définir les gens à partir de leurs fautes. 

Bret Easton Ellis est un conteur puissant. Ses récits sont des précis d’écriture dramatique où les suspenses s’entremêlent à l’air du temps pour créer des romans d’une grande force. Ils sont aussi des lettres d’amour qui ne trouvent jamais leur destinataire. 

Le secret

C’est le monde de la peur, du doute, de la dissimulation, du secret. « Ton secret est en sécurité avec moi », lit-on dans Les éclats, et rien n’est moins vrai. « Tout le monde a sa petite idée derrière la tête », ajoute-t-il. On ne vit pas dans un monde doux. La vie est difficile. Les difficultés font partie de la vie. On vit dans un monde qui meurt dans une sorte d’amnésie sélective. « J’allais prétendre que tout était normal et qu’hier n’avait pas existé », fait-il dire à son narrateur des Éclats, alors complètement désabusé. Tout le monde a l’air sans histoire, mais personne n’est sans histoire. 

« — Vous vous protégez les uns les autres.

— On se protège les uns les autres ? De quoi ?

— De la réalité. » 

Dans American psycho, publié en 1991, on sent déjà la fascination pour Trump comme une sorte d’anticipation maléfique. Les personnages de BEE ont des obsessions. De Moins que zéro aux Éclats en passant par American psycho, ils sont bercés par la musique, le sexe, la mort, la mode, l’éphémère. Ils chantent leur vie telle une litanie de marques de luxe comme celles des compagnies d’aviation dans Lindberg de Charlebois et Forestier. « Je crois que nous ne savons plus éprouver le moindre sentiment », écrit-il dans Moins que zéro

« — Qu’est-ce qui importe ?

— Simplement d’aller de l’avant. »

« Un monde paranoïaque », avais-je écrit à la toute fin de ma lecture de mon premier BEE. C’est que chez Bret Easton Ellis, rien n’est jamais résolu. Et c’est peut-être pour ça qu’on y revient, même avec un roman publié plus de 10 ans après celui qui devait être son dernier… 

Non, le roman n’est pas mort.

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