Il y a quelques années, le recteur de l’UQAM, où Michel van Schendel avait enseigné pendant une partie substantielle de son existence, lui avait demandé s’il songeait à écrire ses mémoires. La matière serait riche. Arrivé au Québec en 1952, van Schendel se fit connaître d’abord comme journaliste, chroniqueur, poète et critique de poésie – un des meilleurs du temps, sans doute -, membre de la première équipe de la revue Liberté puis, plus à gauche, de celle de Socialisme, avant de se retrouver à l’UQAM, où il a mené une brillante carrière de professeur et, simultanément, de syndicaliste. Il fut assurément, durant un demi-siècle, un des personnages importants de la littérature et de l’intelligentsia québécoises.
Michel van Schendel répond aujourd’hui à l’invitation de son recteur, mais d’une façon que, sans doute, celui-ci n’avait pas prévue. Le titre du premier volume de son autobiographie nous avertit aussitôt qu’il y aura des accidents de parcours. Un temps éventuel, qu’est-ce à dire? Le premier sens que Le petit Robert donne de cet adjectif est le suivant: « Qui peut se produire si certaines conditions se trouvent réalisées. » Le paradoxe est évident. Van Schendel va raconter sa vie comme si elle en était encore à se former, comme si son passé même n’était pas fixé, terminé. Cette vie antécédente, elle n’est plus tout à fait la sienne et il doit l’imaginer, l’inventer autant que la raconter. C’est pourquoi, par exemple, il crée un personnage appelé Xavier qui est et n’est pas un van Schendel jeune. D’autres fois, il donnera la parole à une sorte de « narrateur » anonyme, un « on » impersonnel. Il ira même jusqu’à corriger, grâce à des renseignements de dernière heure, le récit qu’il avait fait de la vie d’un ami français. Par ailleurs, si l’identité du mémorialiste est scindée, le déroulement temporel ne l’est pas moins. Ça commence le 9 juillet, à Montréal; se continue en 1936, en France; revient à 1982; puis saute à 1950, à la veille de l’émigration au Québec; retourne à 1942; et ainsi de suite.
Ce n’est pas tout à fait simple, comme on voit, d’autant que l’écriture de van Schendel prodigue les voltiges verbales comme à plaisir. Ceux qui veulent obtenir d’une autobiographie une collection de petits « faits vrais » chargés d’une signification immédiate seront sans doute déçus. Ce livre n’est pas moins une réflexion « en acte » sur le genre même de l’autobiographie qu’un récit autobiographique.
Cela dit, il reste qu’après avoir admiré la virtuosité d’écriture et de pensée de l’auteur, on se laissera prendre par la force d’évocation de nombreuses pages de l’ouvrage. Je pense, particulièrement, à celles qui décrivent les difficiles premières années du jeune immigré au Québec, à ses amours, voire à ses déboires somatiques. Et, en France, dans la deuxième partie de l’ouvrage, au long récit de ses relations avec un jeune peintre qui lui apprend à voir et avec un couple de « prolos » éminemment sympathiques. Michel van Schendel était, à cette époque, membre du Parti communiste. Au Québec, il sera tout simplement un homme de gauche.
Des mémoires encore, mais d’une tonalité très différente, ceux que publie Hélène Dorion dans un livre intitulé Jours de sable. Elle remonte loin dans son enfance, jusqu’à l’âge de quatre ou cinq ans. Une maladie, les parents et la grand-mère, l’école, la découverte des mots, de la mer, de la mort. « Au bord de la mer, écrit-elle, j’entrais dans le presque rien, c’est-à-dire le tout. » Les grands événements, ici, sont les plus petits, les plus ordinaires; c’est en eux que se révèle une faim de vivre, de comprendre, d’aimer, qui ne s’apaise qu’imparfaitement dans les mots. Hélène Dorion est poète, on le sait, un des plus accomplis de sa génération, et qu’est-ce qu’un poète sinon quelqu’un qui mise tout sur le langage? L’histoire de ce pari fragile est celle de Jours de sable, où le mot « sable » n’apparaît pas par hasard, suggérant le passage du temps, cette vie qui coule entre les doigts, mais aussi l’approche de l’immensité. Ce livre au charme discret, sans aucune trace de l’afféterie qui affaiblit parfois la prose des poètes, laisse des traces profondes dans la mémoire.
On lira aussi celui de Lise Gauvin, Chez Riopelle, où l’auteure raconte, avec une chaleur communicative, quatre « visites d’atelier » qu’elle fit, de 1989 à 1996, chez le grand peintre, qui était devenu un ami. On y voit l’artiste au travail, mais surtout on l’entend parler du déroulement de sa carrière, de pêche, de chasse et même… de peinture, à coups de petites phrases lapidaires. À ces « visites », Lise Gauvin a ajouté le texte superbe qu’elle a écrit sur les oies blanches pour accompagner l’album Cap Tourmente, de Riopelle, publié par la galerie Maeght-Lelong en 1983.
Un temps éventuel, par Michel van Schendel, L’Hexagone, 446 p., 29,95$.
Jours de sable, par Hélène Dorion, coll. « Ici l’ailleurs », Leméac, 140 p., 13,95$.
Chez Riopelle: Visites d’atelier, par Lise Gauvin, L’Hexagone, 59 p., 14,95$.
UN TEMPS ÉVENTUEL
Le souvenir taille grossier dans l’épaisseur du temps, il coupe court, il trahit. Il lui faut la réparation d’une mémoire sélective qui opère dans le discontinu. L’écriture a cette fonction.
Michel van Schendel
JOURS DE SABLE
À l’intérieur de chaque être vibre un silence dur et compact. Parfois si intense qu’on ne peut le voir ou l’entendre. Il est fait de chaque grain de sable qui a glissé entre les doigts, de chaque poussière montée dans le ciel, et comme tout ce que l’on ne peut voir ou entendre, ce silence est immense et sans limite.
Hélène Dorion