Pourquoi ne pas le dire tout de suite, imprudemment, sous le choc de la première lecture? Le roman de Louis Hamelin, Le joueur de flûte, est un livre étonnant, formidablement intelligent, drôle, émouvant, un des meilleurs qui aient paru au Québec ces dernières années.
Ça se traverse au pas de course, comme c’est écrit. Et l’on s’en étonne un peu, si l’on se souvient des romans précédents de Louis Hamelin, qui n’avaient pas toujours cette agilité. Il faut parler d’un virage majeur. Louis Hamelin devient l’écrivain considérable qu’on le soupçonnait d’être. Voici que sort des limbes, ou plutôt d’une forêt verbale autrefois livrée à une prolifération difficilement contrôlée, un récit vif, séduisant, marqué par une ironie moins destructrice que douloureuse et qui affecte d’un coefficient de doute les grandes croisades, notamment l’écologique, évoquées dans le roman. Les passions élémentaires et le goût de jouer, dans Le joueur de flûte, l’emportent à tous coups sur les lourdeurs de la réalité.
Le narrateur, Ti-Luc Blouin, a eu pour parents une femme en vadrouille (qui deviendra plus tard fonctionnaire au Conseil des Arts du Canada) et un hippie de la grande époque, un Américain refusant d’aller se battre au Viêt Nam, qui s’étaient rencontrés à la mythique Maison du pêcheur, à Percé. Le père n’a pas tardé à disparaître, la mère est morte dans un accident et le père suppléant s’est fait tuer en posant une bombe pour le FLQ. Le fils, lui, n’est pas de la pâte dont on fait les héros. Il souffre d’une déficience (une vraie, physique) à l’épine dorsale, d’une autre à la fibre morale, partage son temps entre les bars et son travail de chargé de projet en environnement. « Je n’avais aucun avenir, dit-il, et je ne désirais rien d’autre. »
Sauf retrouver son père, le hippie plus grand que nature. Le voilà donc parti pour l’île de Mere, au large de Vancouver, qui se trouve être le théâtre d’une grande bataille entre environnementalistes et compagnies forestières. Là, ça devient vraiment compliqué. À Vancouver, où il fait escale, puis dans l’île, Ti-Luc Blouin rencontre des personnages plus colorés, plus délirants les uns que les autres, engagés dans les luttes les plus diverses, contre les coupes de bois mais aussi contre la mondialisation, les lois antidrogues et j’en oublie. En somme, des années 60 à la fin du siècle, le roman parcourt le spectre entier des causes embrassées puis plus ou moins délaissées par un mouvement hippie qui ne cesse de se survivre à lui-même.
On rit souvent et on sourit encore plus souvent en fréquentant ces personnages hauts en couleur, mais l’ironie de Hamelin n’est jamais sans tendresse, voire sans connivence avec ses personnages et les causes qu’ils défendent. Le père apparaît, enfin, au terme d’une marche en forêt qui a toutes les apparences d’un parcours initiatique. Il est digne des espoirs que son fils avait mis en lui: aussi magnifique que minable. Il s’appelle Big. Il s’était appelé autrefois Forward Fuse, et il était devenu le hippie essentiel, inusable. Il mourra bientôt, de sa propre main, et Ti-Luc sortira de l’aventure à la fois délivré et dépossédé, livré à sa propre vie. Il n’oubliera pas, sans doute, l’espèce de paradis chaotique qu’est l’île de Mere, décrite par le romancier dans une prose somptueuse.
On peut trouver un lien de parenté entre Ti-Luc Blouin et le narrateur du roman de Guillaume Vigneault. Ils sont tous deux de jeunes hommes en panne, avec un petit air moderne qui ne trompe pas. Peu certains de ce qu’ils veulent obtenir de l’existence, ils écoutent la même musique ou à peu près, ils boivent beaucoup, et ils voyagent. Mais le second est plus armé que le précédent: pilote de brousse, photographe reconnu, expert au jeu d’échecs, capable de parler des ensembles de Mandelbrot, de géométrie fractale, enfin, un crack. On n’en connaît pas beaucoup des comme ça.
Sa femme l’a quitté après un tour d’avion qui a mal tourné, et le voilà parti en voyage avec son ami Tristan, qui n’est pas un homme de tout repos, plus une belle étudiante ramassée en chemin, vers Bar Harbor, puis la Louisiane. À qui appartiendra la belle Luna? Elle fera quelques galipettes avec Tristan, mais c’est le narrateur qu’elle aime d’amour, à tout seigneur tout honneur, et on se dirige tout doucement vers une conclusion sentimentale, voire un peu fleur bleue.
Guillaume Vigneault a du talent, ça crève les yeux. Il sait que le monde extérieur existe et il éprouve, à le décrire, un plaisir qu’il fait partager à son lecteur. Sa prose est nerveuse, chargée d’images bien trouvées. Il lui arrive d’en faire un peu trop, comme lorsqu’il écrit d’une femme détestée qu’elle a « le verbe coupant et l’orgasme hautain », un « décolleté maléfique », qu’elle pousse des « soupirs arctiques ». M’enfin, comme dirait l’autre… Le communiqué de presse dit de Guillaume Vigneault que, « marqué plus jeune par la lecture de Camus, de Hemingway et de Dostoïevski, il se sent aujourd’hui certaines affinités avec Jean-Paul Dubois et Philippe Djian ». Pourrait-on lui suggérer, sans paternalisme, d’aller relire un peu les trois premiers?
Le joueur de flûte, par Louis Hamelin, Boréal, 226 p., 22,50$.
Chercher le vent, par Guillaume Vigneault, Boréal, 268 p., 22,50$.
Le joueur de flûte
Ça peut paraître incroyable, mais je l’ai retrouvé, je crois. Et je suis maintenant forcé de me poser une question: que suis-je venu lui demander, au juste? Une simple reconnaissance du fait que j’existe? […] Ou suis-je venu lui rappeler que le fait de mettre en présence deux gamètes de sexe contraire peut parfois comporter certains risques? Mais ai-je seulement le droit d’exiger ne serait-ce qu’une arrière-pensée surgie sur le tard? Et si, moi, Ti-Luc Blouin, enfant perdu d’une histoire dont le script s’est égaré, j’étais venu l’exhorter, au nom de ma génération spontanée, à se montrer égal à sa propre légende? À continuer de marcher en tête, lui, le charmeur qui connaît déjà le chemin?
Louis Hamelin