Crise climatique : la nature humaine n’explique pas tout

L’égocentrisme de l’être humain est souvent invoqué pour expliquer les crises — pandémique, climatique et autres. Mais si on avait tort ?

invincible_bulldog/Getty Images, montage L’actualité

Quand j’ai dit à des proches que je remettais en question l’idée que les humains sont fondamentalement égoïstes, on m’a fait remarquer que je choisissais mal mon moment, à l’époque de l’apartheid vaccinal, des Ostrogoths en vacances et du « convoi de la liberté ». La foi en l’être humain a été mise à rude épreuve maintes fois depuis le début de cette pandémie.

L’idée que les humains sont méchants ne date pas d’hier. Le philosophe anglais Thomas Hobbes, grand penseur de la théorie du contrat social au XVIIe siècle, se basait sur la prémisse que « l’homme est un loup pour l’homme ». L’Écossais Adam Smith, l’un des penseurs les plus importants de l’économie de marché, estimait au siècle suivant que l’égoïsme était à l’avantage de tous, puisque la poursuite de ses propres intérêts par chacun était à la source du progrès économique.

Devant la convergence des crises — pandémique, climatique et autres —, cet égoïsme est souvent invoqué pour justifier notre incapacité à réagir de façon rationnelle pour le collectif : les intérêts à court terme de chacun iraient à l’encontre des intérêts du groupe à long terme.

Mais l’égocentrisme est-il vraiment la caractéristique principale de l’être humain et source de tous ses maux ? Toute une littérature démontre le contraire.

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Un concept revient souvent tant chez les économistes que chez les défenseurs du climat : la « tragédie des biens communs », une notion mise en avant il y a 50 ans par le professeur Garrett Hardin, de l’Université de Californie. Il prenait l’exemple des pâturages des terres publiques où les bergers, craignant que le bétail de leurs voisins ne broute la meilleure herbe, envoyaient rapidement paître leurs troupeaux. La conclusion va de soi : très vite, il ne restait plus d’herbe pour personne.

En économie, on appelle « problèmes d’action collective » ces dilemmes où il est à l’avantage de tous de coopérer, mais où des conflits d’intérêts découragent l’action commune. Ce type de problèmes peuvent mener à l’apparition du parasitisme — quand certains bénéficient d’un accès à une ressource sans avoir à la payer, que ce soit directement ou par l’entremise d’une taxe. 

La tragédie des biens communs et le parasitisme reviennent souvent comme explications de l’inaction climatique. Quel intérêt auraient une personne ou une entreprise à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre si les autres ne le font pas ? Pourquoi la Chine ne polluerait-elle pas son chemin vers le statut de pays industrialisé, alors que les États-Unis peinent à faire adopter des politiques climatiques dignes de ce nom avec le plan Build Back Better, ce programme de réformes sociales et écologiques du gouvernement Biden ?

Mais est-ce vraiment la raison pour laquelle nous n’avons toujours pas réussi à aplatir la courbe des émissions de GES ? Les travaux d’Elinor Ostrom, Prix Nobel d’économie en 2009, illustrent le contraire. La recherche d’Ostrom a démontré comment, dans certaines conditions, les ressources communes — forêts, pêcheries, pâturages, systèmes d’irrigation et même ressources pétrolières — peuvent être gérées efficacement par les gens qui les utilisent. En l’absence d’autorité hiérarchique qui fait appliquer les règles, la mise en place d’institutions locales favorise l’interaction de la réciprocité, la réputation et la confiance des participants à la gestion d’une ressource locale, et c’est ce qui encourage la coopération.

Malgré son ubiquité, la conceptualisation des politiques climatiques comme un problème d’action collective a été soumise à très peu d’évaluations empiriques. Dans un article publié en 2020, les professeurs de science politique Matto Mildenberger et Michaël Aklin ont voulu contribuer à combler cette lacune dans les connaissances. Après avoir analysé un grand nombre de sondages, d’études et d’enquêtes, les deux Américains concluent trois choses. Premièrement, l’action politique nationale se produit même en l’absence d’institutions pour gérer le parasitisme : le retrait des États-Unis (et du Canada) du protocole de Kyoto, par exemple, n’a pas altéré la vitesse des réformes auxquelles les autres États signataires avaient adhéré. Deuxièmement, malgré la fréquence à laquelle on entend l’argument « Oui, mais la Chine ? », les professeurs ne trouvent pas que le soutien public à l’action climatique diminuerait en présence de parasitisme, ou serait conditionnel aux actions d’autres pays. Troisièmement, les comportements des partis politiques nationaux sont majoritairement inconditionnels, c’est-à-dire qu’ils ne dépendent pas des actions des autres participants aux politiques climatiques internationales, mais plutôt de leurs propres objectifs et rhétoriques.

Alors si ce n’est pas le parasitisme qui est derrière l’inaction climatique, qu’est-ce qui explique que les émissions mondiales de gaz à effet de serre soient encore en train d’augmenter ? Pour les professeurs Mildenberger et Aklin, les changements climatiques constituent plutôt un problème de distribution, soit un conflit entre les gagnants et les perdants (le puissant lobby des énergies fossiles) des politiques climatiques

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Reste l’épineuse question de la nature humaine. Notre nature prétendument fondamentalement égoïste — qui serait donc immuable — nous condamne-t-elle à échouer à résoudre les graves problèmes auxquels nous faisons face ? 

Les théories néoclassiques enseignées dans les cours de microéconomie mettent en vedette l’Homo economicus, un modèle d’humain hyper-rationnel, dont le seul objectif est d’optimiser son intérêt personnel — en jargon économique, son utilité.

Mais les économistes comportementaux, qui combinent économie et psychologie, ont démontré que les humains ne sont pas aussi calculateurs dans la maximisation de leurs préférences que les modèles le présupposent. Au contraire, une vaste littérature révèle qu’une proportion considérable de la population, dans de nombreuses sociétés et conditions différentes, adopte des comportements prosociaux (c’est-à-dire bénéfiques pour le groupe), surtout lorsqu’il y a réciprocité, dans des expériences où des sujets participent à des jeux simulant des problèmes d’action collective.

Des données expérimentales montrent aussi que les gens prêtent une très grande attention aux normes sociales, et qu’ils sont prêts à récompenser ceux qui suivent ces normes et à punir ceux qui les violent, même au détriment de leur intérêt personnel.

On peut douter que ces expériences en laboratoire soient représentatives de la vraie vie. Mais cet égoïsme soi-disant élémentaire est également difficile à concilier avec la capacité de personnes sans liens de parenté à coopérer, qui nous distingue des autres espèces. Cette coopération aurait, selon des anthropologues, joué un rôle primordial dans l’évolution de l’humain, permettant par exemple de repousser les prédateurs qui auraient pu nous éliminer individuellement, de chasser des proies impossibles à terrasser seul, et, plus tard, à s’organiser en tant que sociétés agricoles.

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Repasser à travers toute cette littérature a remonté mon moral, ébranlé par un cinquième confinement pandémique et une fin de semaine de brouhaha du « convoi de la liberté » à Ottawa.

L’égoïsme motive certains comportements, certaines personnes et certaines institutions, avec une abondance d’événements historiques et contemporains pour l’illustrer. Mais la certitude avec laquelle cette caractéristique est alléguée comme l’essence définissant l’espèce humaine est exagérée — surtout avec des preuves aussi minces.

Les humains ne sont pas fondamentalement méchants ; je ne crois pas non plus qu’ils soient fondamentalement bons. Ce qui les définit, à la base, c’est leur unique capacité à coopérer. À la lumière de ce que nous apprennent les sciences sociales, baser des institutions et des politiques sur une perception infondée de la nature humaine est une approche non seulement inadéquate, mais susceptible d’exacerber cet égoïsme tant dénoncé. Selon les mots d’Elinor Ostrom, nous vivons dans « un monde de possibilités plutôt que de nécessité. Nous ne sommes ni piégés dans des tragédies inexorables ni dégagés de la responsabilité morale de créer et de maintenir des incitatifs qui facilitent notre propre réalisation de résultats mutuellement productifs. » Il est grand temps que nous saisissions cette possibilité.

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D’abord, le prix Nobel d’économie, ça n’existe pas!
La question de la bonté intrinsèque de l’humanité est captivante.
Je pense juste qu’on a bâtit des structures devenues ingérables et que, à certaines échelles, le comportement coopératif est possible.
Si on s’avisait de produire la liste de tout ceux qui profitent du statu quo présent, on aurait une bonne partie du portrait. Aussi, comme il n’existe pas une seule manière de diminuer les GES, les conflits vont se transporter entre les différentes manières d’y arriver qui favoriseront les uns plus que les autres. Exemple, la france mise sur le nucléaire, es-ce une voie durable? La façon de négocier l’urgence climatique impliquent des changements beaucoup plus fondamentaux que nous ne sommes peut-être pas prêt encore, à opérer. à commencer par notre conception de l’économie, et plus au fond encore, du rôle de l’argent. Car, on a beau faire de l’économie sociale, es-ce que l’argent peut être le nerf de la paix?

La crise pandémique et la crise climatique sont exacerbées par les pays riches. Le virus a été propagé sur la planète par les riches, qui ont les moyens de voyager. Les canadiens sont en grande partie vaccinés, même trois fois. L’OMS nous rappelle régulièrement que les pays pauvres sont les grands négligés à ce chapitre. Par sa capacité à consommer, le citoyen d’un pays développé doit avoir une empreinte carbone de 10 à 100 fois celle du citoyen d’un pays en développement. Je pense que le terme égoïsme a encore sa place ici.

Comme le précise effectivement monsieur Paul Hamel dans ses commentaires ; ce qui dans le langage commun est présenté comme le Prix Nobel d’économie est à toutes fins pratiques le : « Prix de la Banque de Suède en sciences économiques » décerné en mémoire d’Alfred Nobel.

Madame Brouillette part de plusieurs prémisses qui ne sont pas toutes expliquées. L’une d’entre elles relèverait du « parasitisme » qui serait à l’origine de la crise climatique. Lorsqu’en même temps elle réfute ce principe même. En d’autres mots elle soutient une sorte d’apparence pour pouvoir soutenir son contraire.

Dans l’art de la rhétorique, on peut absolument tout dire et tout dire son contraire. Cela ne signifie pas pour autant qu’on ait le moindrement du monde raison. Cela signifie qu’on désire conserver le contrôle absolu du message.

Dans la même veine, l’auteure de cette chronique avance la prémisse du caractère égoïste voire égocentrique de l’humain, présenté comme le concept fondamental de la nature humaine, références au philosophe Thomas Hobbes, puis le cas échéant au philosophe et économiste Écossais : Adam Smith.

En pratique il semblerait bien que les références à une nature humaine égoïste selon ces philosophes, soit une invention de l’esprit la chroniqueuse….

Ce que relève Hobbes de la nature humaine dans le Léviathan, c’est plutôt l’inverse de ce qu’elle écrit, ce sont quatre genres  : la force du corps humain, l’expérience (la force de l’âge), la raison (la force de la logique), l’affection (la force du corps sensible) qui définissent la nature humaine ; l’égoïsme n’en est pas une constituante, cela correspond plutôt à la force des tyrans. Hobbes n’aime pas les tyrans.

Le philosophe démontre que l’humain est constamment à la recherche de liberté, que cette recherche porte en elle le germe de la tyrannie. Bien avant Hobbes, Platon avait bien compris cela, lui qui homme libre par excellence conseillait les tyrans cultivant chez eux les vertus de la raison. Un tyran raisonnable étant toujours préférable à un tyran cruel….

Hobbes étant considéré comme un des pères de la pensée libérale, une pensée ancrée dans un concept de liberté raisonnable. Plus tard John Maynard Keynes, le père du libéralisme moderne, démontrera qu’il ne peut y avoir d’économie de marché structurée sans qu’elle ne soit régulée par des lois contraignantes.

Smith qui dans les temps actuels est plutôt lu pour sont ouvrage économique : « La richesse des nations », était apprécié en son temps comme philosophe moral. Ce que remarque Smith entre autre, c’est qu’au marché – « la main invisible » – est associé des agents économiques dont le caractère est égoïste. C’est cette constatation qui le conduit au développement d’une « Théorie des sentiments moraux ».

Ce n’est pas pour ces philosophes la nature humaine qui est égoïste, c’est plutôt l’égoïsme de quelques individus qui nuit au développement d’une société harmonieuse.

Ainsi, nous devrions peut-être nous poser la question de savoir si la lutte contre les changements climatiques relève bien de l’économie de marché (dont le caractère équilibré ou auto-régulé n’est pas pleinement prouvé) ; si cette main invisible a le pouvoir de mettre fin aux crises ou si c’est un devoir moral de l’humanité de mettre fin à cette forme de tyrannie lorsque la loi naturelle consiste coûte que coûte à préserver l’équilibre des écosystèmes.