Les cornucopiens sont parmi nous !

Ils considèrent la technologie comme la solution absolue aux problèmes environnementaux. Mais leur raisonnement comporte quelques failles. 

Christophe Gebald, à gauche, et Jan Wurzbacher, co-fondateurs et co-directeurs généraux de Climeworks AG, à l'usine de captage et de stockage de carbone « Orca » à Hellisheidi, en Islande, la plus grande installation de ce genre au monde. (Photo : Arnaldur Halldorsson / Bloomberg / Getty Images)

Les auteurs sont tous deux membres du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), en France.

Dans les colonnes des journaux, à la tête de nombreuses entreprises, parmi les instances gouvernementales, au sein de nombreux syndicats, sur les plateaux de télévision : les cornucopiens sont là, parmi nous. Partout.

Mais si vous l’ignorez, ce n’est pas à cause d’un quelconque complot de leur part. D’ailleurs, la plupart des cornucopiens ignorent qu’ils le sont et, qui sait, peut-être l’êtes-vous vous-même sans le savoir ! Car ce terme, qui ne date pourtant pas d’hier, est très peu utilisé dans le monde francophone. De quoi s’agit-il ?

Tirant son étymologie du mythe de la corne d’abondance (cornu copiae en latin), le cornucopianisme se construit autour de cette idée centrale, merveilleusement résumée par l’économiste Julian Simon (1932-1998), l’un des principaux auteurs cornucopiens, selon laquelle toutes les limites naturelles peuvent être repoussées en mobilisant une ressource suprême et inépuisable : le génie humain. Le cornucopianisme désigne ainsi un courant de pensée, omniprésent à droite et à gauche de l’échiquier politique, qui considère la technologie comme la solution absolue aux problèmes environnementaux.

Que ce soit Elon Musk, qui envisage de coloniser Mars pour quitter une planète devenue invivable, le prince saoudien Mohammed ben Salmane, pour qui les technologies de stockage du CO2 permettront à sa monarchie pétrolière d’atteindre la neutralité carbone, ou même Emmanuel Macron, qui investit des milliards dans l’aviation décarbonée (pour l’instant très chimérique), les exemples de propos cornucopiens ne manquent pas dans l’actualité. Mais où trouvent-ils leurs racines ?

Un courant de pensée qui prospère chez les économistes

On prête généralement à l’économiste américain Kenneth Boulding (1910-1993) cette citation célèbre :

« Pour croire qu’une croissance matérielle infinie est possible sur une planète finie, il faut être fou ou économiste. »

De fait, si les cornucopiens ne sont pas forcément fous, la genèse de leur pensée doit beaucoup aux théoriciens de l’économie moderne.

Lorsque, dans un célèbre essai de 1798, l’économiste et homme d’Église Thomas Malthus émet l’idée que les ressources naturelles constituent un facteur limitant de l’expansion, la réaction de ses confrères économistes est immédiate. Pour eux, ce ne sont pas les ressources qui sont limitées, mais notre capacité à les exploiter. Friedrich Engels, futur théoricien du communisme, écrit par exemple :

« La productivité du sol peut être indéfiniment accrue par la mobilisation du capital, du travail et de la science. »

Car après tout, se demande Engels, « qu’est-ce qui est impossible à la science » ?

Cette manière de penser, déjà largement présente chez certains philosophes des Lumières comme René Descartes ou Francis Bacon, va être développée et affinée par les économistes tout au long des XIXe et XXe siècles. Ceux-ci se persuadent en effet rapidement que les deux principaux facteurs de production, à savoir le capital et le travail, sont substituables.

Grâce au progrès technique, il est par exemple possible de remplacer le travail humain par du capital technique, c’est-à-dire par des machines. Dans l’esprit des économistes, qui ont peu à peu réduit la nature à une sous-catégorie du capital, le même raisonnement peut s’appliquer au capital naturel : il « suffit » de le remplacer par du capital artificiel.

La magie de la substitution : ou comment la croissance pourrait devenir éternelle

Cette idée apparaît d’autant plus séduisante aux yeux des économistes qu’elle permet, sur le papier, de rendre la croissance éternelle. Après tout, si une partie du capital artificiel remplace le capital naturel dégradé, alors le stock de capital « total » peut indéfiniment s’accroître. C’est mathématique. Mais dans la vraie vie, comment opérer une telle substitution ?

Comme le pressentait Engels, il faut introduire dans les équations économiques un facteur supplémentaire : la technologie. Deux types de leviers sont principalement envisagés pour repousser les limites naturelles.

Le premier consiste à intensifier l’exploitation des ressources afin d’accroître leur disponibilité. C’est typiquement ce qui est advenu dans les années 2000 avec l’émergence de la fracturation hydraulique, qui a permis d’accéder à des énergies fossiles (le gaz et le pétrole de schiste) jusque-là inexploitables. Grâce à la technologie, la quantité de ressources accessibles a donc augmenté. Qu’il s’agisse des énergies fossiles, des ressources minérales ou encore de la biomasse, les exemples d’intensification de ce type sont légion depuis les débuts de la révolution industrielle.

Le second levier consiste à remplacer une ressource par une autre. Pour reprendre l’exemple des énergies fossiles, chacun comprend que, quel que soit le degré d’intensification de leur exploitation, celles-ci finiront par s’épuiser. La substitution consiste dès lors à assurer le relais en remplaçant les énergies fossiles par une autre forme d’énergie qui, entre-temps, aura été rendue plus facilement accessible grâce, là encore, au progrès technique. Les économistes dominants des années 1970 comptaient par exemple beaucoup sur des technologies de rupture comme la fission nucléaire pour remplacer les énergies fossiles.

De la théorie à la pratique : quelques failles du raisonnement cornucopien

Les cornucopiens ont-ils raison ?

D’abord, il faut leur reconnaître certaines réussites. L’épuisement des ressources naturelles tant redouté dès le début du XIXe siècle n’est pas advenu au cours des 200 ans qui ont suivi. Comme ils le prédisaient, une partie de la rente issue de l’exploitation des ressources naturelles a été investie dans la recherche et le développement, ce qui a permis d’accroître considérablement notre capacité à exploiter la nature.

En revanche, si le levier de l’intensification a formidablement fonctionné, celui du « remplacement » a jusqu’à présent échoué. Comme le remarquent certains historiens de l’environnement, les ressources nouvellement exploitées se sont en réalité toujours additionnées aux précédentes. Et rien ne prouve que la substitution souhaitée puisse un jour advenir, en particulier concernant les énergies fossiles. Le nucléaire, que les économistes des années 1970 s’attendaient à voir remplacer les énergies fossiles dans la première moitié du XXIe siècle, ne représente que 4 % de l’énergie primaire consommée dans le monde, et sa part baisse depuis une trentaine d’années.

Enfin, le raisonnement cornucopien bute aujourd’hui sur une conséquence paradoxale de sa propre réussite. En intensifiant la production des ressources naturelles, la civilisation industrielle a généré des flux de matière et d’énergie qui se sont souvent avérés très supérieurs à ce que les écosystèmes pouvaient assimiler. Le réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité, l’acidification des océans, l’omniprésence des polluants toxiques dans notre environnement, le bouleversement des cycles biogéochimiques sont autant de conséquences directes de l’intensification de l’exploitation de la nature.

Or, pour faire face au défi sans précédent posé par ces nouvelles limites planétaires, les cornucopiens continuent de mobiliser les mêmes recettes fondées sur la course en avant technologique. La substitution consisterait cette fois-ci à réparer ou remplacer des services écologiques que la nature ne parvient plus à maintenir. Qu’il s’agisse de remplacer les insectes pollinisateurs par des robots, d’opacifier l’atmosphère pour contrebalancer le réchauffement climatique ou encore de capter le carbone atmosphérique afin de le réinjecter dans la lithosphère, les cornucopiens ne manquent pas d’idées. Même si, jusqu’à présent, elles restent très hypothétiques.

Une nouvelle forme de « conservatisme technologique » ?

À l’heure de l’urgence écologique et climatique, la pensée cornucopienne est-elle encore pertinente ? On peut en douter. Mais alors, pourquoi est-elle si présente parmi les décideurs politiques et économiques ?

Peut-être tout simplement parce que la pensée cornucopienne a ce mérite immense : en prétendant prolonger la domination de l’humain sur la nature grâce à la technologie, elle permet à ses défenseurs de ne pas débattre des conditions sociales, culturelles, économiques et politiques qui permettraient de nous réconcilier avec les limites planétaires. Cet optimisme technologique est d’ailleurs l’une des 12 excuses listées par l’Université de Cambridge pour repousser à plus tard l’action face au dérèglement climatique. Pour paraphraser et détourner un slogan écologiste, il semble bien que le plus important pour les cornucopiens soit en effet là : « Ne pas changer le système, quitte à changer le climat. »

Cet article est republié à partir de La Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

La Conversation
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Vous savez ceux qui sont parmi nous aussi.
Ceux qui pensent qu’il faudra retourner à la charrette à bœufs si l’on arrête d’extraire le pétrole p.c.q. aucune innovation ne serait possible sans l’exploitation et gaspillage orgiaque de nos ressources naturelles comme l’industrie du fossile.

Vous écrivez:
« Pour croire qu’une croissance matérielle infinie est possible sur une planète finie, il faut être fou ou économiste. »
Il faudrait le rappeler à ceux qui croient encore à cette tromperie de captage du CO2 pour siphonner les fonds publics qui n’aboutiraient qu’à continuer à polluer plus longtemps, si jamais ça fonctionnait.

Vous mentionnez Elon Musk comme cornucopien, oui, mais il est devenu l’homme le plus riche du monde en ayant la plus grande part de la tarte et c’est après avoir augmenté la tarte pour tout le monde. Il ne croit pas à la pensée de la somme zéro où il doit y avoir un perdant.

Lisez son «’Master plan part three » pour voir comment ce n’est pas qu’un rêveur, il a su s’entourer d’une équipe de gens très compétents avec les solutions pour nous sortir de ce trou toxique que nous a laissé le fossile:

https://www.tesla.com/ns_videos/Tesla-Master-Plan-Part-3.pdf

Il a toujours été très clair à propos de la stupidité de croire à une croissance illimitée basée sur une ressource finie comme le pétrole, c’est une géo-ingénierie insensée et irresponsable. Le mieux qu’il puisse nous arriver, c’est qu’elle s’épuise et le pire est déjà commencé. Heureusement qu’il y a des génies comme Elon Musk avec des solutions très concrètes, réalisables et à moindre coût.
Ceux qui auraient des doutes, il faut rappeler que sa compagnie SpaceX est la seule à pouvoir faire atterrir la fusée de lancement, ce qui la rend la plus économique des compagnies spatiales. Il mérite au moins qu’on écoute ce qu’il a à nous dire.

Ne mélangeons pas les gros bonnets cornucopiens qui s’enrichissent au détriment des autres comme l’industrie fossile et les cornucopiens comme Elon Musk qui ont comme mission (de Tesla) d’accélérer la transition vers un avenir durable pour l’humanité.

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La science et la « technomagie » ne nous sauveront pas!

J’ai bien peur que foncions tête baissée vers un effondrement de notre civilisation basée sur l’idée absurde d’un croissance infinie dans un monde fini et avec pour corollaire la destruction de la Nature. Il importe peu que l’on rase une forêt avec un bulldozer à essence ou électrique, le résultat est le même « la Nature est détruite ».

Nous comprenons que la science peut certes nous aider, mais que le salut de l’Humanité passe par la sobriété, le changement de nos habitudes et surtout le changement de nos valeurs. Malheureusement nous sommes entourés de « cornucopiens » qui croient en des ressources illimitées et des innovations miraculeuses.

Il n’y a pas de miracle et la recherche scientifique de solutions prend du temps. Aussi science a des limites et la réalité existe. Par exemple, on ne peut produire plus d’énergie avec un kilo de matière au repos que celle permise par la relation découverte par Einstein, E = mcc Aussi, la thermodynamique nous enseigne qu’il y a des phénomènes irréversibles, comme un bout de bois calciné, la mort d’un être vivant ou l’épuisement des gisements de pétrole. Vous échappez une tasse, elle se casse, mais vous pouvez toujours rêver que les morceaux se rassembleront tout seuls et retourneront dans votre main!

Aux cornucopiens, honnêtement je souhaiterais que vous ayez raison. Concernant les énergies illimitées, sachez qu’au rythme de croissance actuel (1.7 % par an), la Terre atteindra la température d’ébullition de l’eau dans environ 550 ans. Ceci peu importe la source d’énergie puisqu’elle obéit à la thermodynamique. En augmentant perpétuellement notre consommation d’énergie, nous allons cuire. Pour comprendre, il suffit de constater que tôt ou tard presque toute notre consommation d’énergie finira en chaleur. Et la seule énergie qui s’échappe de la Terre, le fait par rayonnement infrarouge, justement celui qui est piégé par les GES. Elle suit la loi de Stephan-Boltzmann et l’on peut ainsi calculer la température de la Terre en fonction de notre consommation d’énergie.

Aussi, à méditer, les arguments scientifiques du physicien Tom Murphy de l’université de Californie à San Diego (http://bit.ly/2Zdm00Q).

Scientifiquement vôtre

Claude COULOMBE

« D’abord ils vous ignorent. Ensuite ils vous ridiculisent. Et après, ils vous attaquent et veulent vous brûler. Mais ensuite, ils vous construisent des monuments. » – Nicholas Klein 1919 (parfois faussement attribué à Gandhi)

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En lisant cette article, J,aurai tendance à être une personne cornucopienne car je crois en la science et la technologie (S et T). Cependant je ne peux adhérer totalement à cette philosophie car je crois encore plus que la technologie doit toujours être accompagnée d’une réflexion sociale, culturelle et environnementa-lement durable. La S et T peut nous sauver, comme par exemple la fusion thermonucléaire ou l’énergie solaire totalement maitrisée mais encore faut il qu’elle soit efficace avant d’avoir détruit la planète AVANT par des technologies massacrantes (comme c,est le cas en ce moment). Un autre exemple débuté avec la génération des personnes nées après la guerre 1939-1945, la pollution extrême par les plastiques, exemple parfait de l’atteinte des limites de la planètes à se regénérer par elle même. En bref, La S et T , c’est encore ce qui nous anéantira ou nous sauvera dépendamment si le profit à court terme gagne ou perd…….

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Croire comme les cornucopiens que nos merveilleuses et puissantes technologies et l’innovation humaine seraient capables de repousser constamment les limites des ressources physiques de la planète et
réparer nos dégâts environnementaux, c’est se bâtir une cage dorée
technologique offrant une protection aussi dangereuse qu’illusoire.

La certitude scientifique est qu’il est impossible dans la réalité physique de notre planète de continuer à consommer à l’infini les ressources de celle-ci qui sont nécessairement finies. Tôt ou tard, le système ne pourra que s’effondrer.

Les cornucopiens nous disent que les limites de la planète ont pu être constamment repoussées grâce à la technologie depuis la révolution industrielle. Ils ont raison mais c’est grâce aux énergies fossiles que ça a pu se produire et au détriment des écosystèmes et du climat qui s’est déréglé. Ils nous disent qu’on pourra poursuivre dans cette voie grâce à une transition énergétique vers les énergies renouvelables, des autos électriques, quelques mesures de sobriété et le captage du carbone mais c’est à nouveau une dangereuse illusion.

Il aurait fallu prendre le virage vert et adopter des mesures de développement durable (Ne consommer que ce que la planète est en mesure de renouveler) dès les années 80 suite entre autres au rapport Meadows de 1972. (Les limites de la croissance). Malheureusement, les prédictions de ce rapport s’avèrent justes. Le scénario actuel de croissance simulé en 1972 (On ne fait rien et c’est business as usual) prédit un effondrement global entre 2020 et 2030. On voyait ça très loin dans les années 70 mais maintenant on y est.

Il faut commencer à se préparer aux changements majeurs qui vont survenir quoique l’on fasse maintenant. Il y aura nécessairement décroissance mais celle-ci ne se fera pas nécessairement de manière ordonnée.

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