Les geysers des mers : mystérieux et fragiles

Les scientifiques sont loin d’avoir percé tous les secrets cachés dans les grandes profondeurs des océans, dont ceux des sources hydrothermales, qui abritent de nombreuses formes de vie. Mais le temps joue contre eux, car ces écosystèmes sont menacés par l’exploitation minière.

Crédits : Wikimedia Commons / NOAA

L’auteure est professeure associée à l’Institut des sciences de la mer de Rimouski et présidente-directrice générale du cabinet de consultation M — Expertise marine, spécialisé dans les services environnementaux et océanographiques.

La découverte des cheminées hydrothermales est survenue, comme cela arrive parfois en science, un peu par hasard. En explorant le rift des Galápagos, là où les plaques tectoniques se séparent, le long de la dorsale du Pacifique oriental, des scientifiques ont remarqué en 1977 une série de pics de température dans les données enregistrées par leur petit submersible, une invention relativement récente à l’époque. Comment ces températures pouvaient-elles passer du point de congélation à 400 °C sur une si courte distance ? 

Ils venaient de découvrir les premiers geysers des grandes profondeurs, les cheminées hydrothermales. 

Les chercheurs ont constaté qu’aux Galápagos, ces grandes cheminées crachaient des vapeurs noires, composées de sulfures de fer, de zinc, de cuivre… Et, surprise, malgré les températures et la pression extrêmes de l’eau, le manque de lumière et la présence de minéraux toxiques, ils ont vu qu’existait tout autour un écosystème unique, comprenant des centaines d’espèces jusqu’alors méconnues.

Depuis, environ 600 points chauds ont été découverts dans le monde, ce qui a permis d’établir que les cheminées abritent une vie semblable, en matière de densité, à celle des forêts tropicales et des récifs coralliens. Et que les espèces qui y vivent sont très différentes de celles des fonds marins environnants — un peu comme pour les îles sur la terre ferme. Leur étude continue de redéfinir notre compréhension des conditions nécessaires à la vie. Mais une menace plane : encore loin d’avoir livré tous leurs secrets, certains écosystèmes sont en danger, victimes de l’impact de l’exploitation minière, selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). 

En 2021, sur 184 espèces de mollusques vivant autour des cheminées hydrothermales, 114 ont été ajoutées à la liste rouge des espèces menacées établie par l’organisme. L’UICN s’est basée sur des recherches menées par l’Université Queen’s de Belfast, qui tire la sonnette d’alarme au sujet des répercussions de l’exploitation minière. Bien que les scientifiques n’aient étudié que les mollusques présents dans ces écosystèmes, ils s’attendent à des résultats semblables pour les crustacés et toutes les autres espèces qui dépendent des cheminées. 

Des cheminées riches en minéraux

Les cheminées hydrothermales naissent à la jonction de deux plaques tectoniques. À cet endroit, le magma situé sous la croûte terrestre remonte pour former une nouvelle croûte et des chaînes de montagnes volcaniques. En refroidissant, il se contracte, ce qui crée des cavités profondes appelées anfractuosités, par lesquelles l’eau de mer s’infiltre dans la croûte. Là, elle se réchauffe à proximité du magma et commence à dissoudre les minéraux présents dans la croûte. Sous l’effet de la pression, elle finit par ressortir, devenant une source dont l’eau chaude se mêle à l’eau de mer plus froide. Les minéraux qu’elle contient forment alors un dépôt qui, à la longue, se transforme en cheminée hydrothermale. 

Ces cheminées, semblables à des volcans, possèdent un peu leurs caractéristiques. Certaines structures, appelées « fumeurs noirs », présentent des panaches chauds et sombres, avec une forte teneur en soufre, et peuvent atteindre la hauteur d’un immeuble de 18 étages, soit 55 m. Les panaches des « fumeurs blancs », généralement plus froids et formant des cheminées plus petites que les « fumeurs noirs », sont légèrement colorés et riches en baryum, calcium et silicium. 

Cette ressource minérale suscite un intérêt croissant dans l’industrie minière. Depuis sa création en 1982, l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), chargée de réglementer les activités humaines sur les grands fonds marins au-delà du plateau continental, a conclu une trentaine de contrats d’exploration minière, couvrant une superficie totale de plus de 1,4 million de kilomètres carrés.

C’est dans l’océan Indien que se trouve la plus grande proportion de mollusques de sources hydrothermales inscrits sur la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature : 100 % des espèces qui vivent dans ces eaux sont considérées comme menacées, dont 60 % « en danger critique d’extinction ». Cette situation coïncide avec la répartition de la majeure partie des contrats d’exploitation minière accordés par l’Autorité internationale des fonds marins, ce qui met en évidence le risque que cette activité représente pour les espèces de ces écosystèmes extrêmes. 

Protéger les écosystèmes

Pour protéger les espèces de ces écosystèmes uniques, encore faut-il savoir où ceux-ci se trouvent. Ce qui n’est pas une mince tâche dans ces milieux si éloignés de la surface. Ce n’est pas pour rien que plus de 80 % des océans restent non cartographiés à ce jour.

La capacité des organismes des sources hydrothermales à survivre et à se développer dans des pressions et des températures aussi extrêmes, et en présence de panaches de minéraux toxiques, intéresse grandement les scientifiques. Ils étudient notamment la conversion du fluide hydrothermal (riche en minéraux) en énergie : c’est ce qui permet aux bactéries de fournir de l’énergie et des nutriments aux espèces des cheminées sans avoir besoin de la lumière du soleil.

Approfondir notre connaissance du milieu marin, c’est ce que les scientifiques tentent de faire par des expéditions comme celle de l’Institut océanique Schmidt au large de la Californie à l’automne 2021. Les chercheurs ont pu observer de merveilleuses cheminées crachant du fluide surchauffé à plus de trois kilomètres sous la surface de l’océan. L’expédition, à bord du navire de recherche Falkor, a utilisé un robuste robot sous-marin pour découvrir des formes de vie intrigantes : les premières analyses montrent au moins six nouvelles espèces animales.

Des pistes de solution

Les avancées scientifiques devraient servir à élaborer des politiques pour protéger ces espèces. D’ailleurs, une nouvelle approche de conservation, qui combine les cadres réglementaires miniers et la répartition des espèces, a été publiée cet automne dans Conservation Biology et permettra sans doute d’évaluer rapidement le risque d’extinction des espèces dans les écosystèmes insulaires du monde entier.

L’exploitation minière en eaux profondes suscite par ailleurs une opposition croissante de la part des gouvernements, des groupes de la société civile et des scientifiques, qui affirment que la perte de biodiversité sera inévitable, et probablement permanente, si cette activité se poursuit. Espérons que des solutions naîtront pour garder intacts ces écosystèmes remplis de richesses. Qui sait ce qu’ils pourraient nous apprendre pour la suite de notre propre survie sur terre.