Le canot de cèdre entoilé semble suspendu au-dessus de l’eau sombre de la rivière Maligne, flottant momentanément dans l’espace même s’il est chargé de nos sacs de toile cirée contenant tente, équipement de cuisine, nourriture et tout ce qu’il nous faut pour être autonomes durant trois semaines. Ce périple va nous conduire, mon compagnon de voyage et moi, jusqu’aux confins du parc provincial Quetico, situé à deux heures de route de Thunder Bay, dans le nord-ouest de l’Ontario.
Pendant ces trois semaines, nous allons nous fondre dans le pays des « esprits bienveillants » — gwe taa maang en ojibwé, dont Quetico tirerait son nom — et des géants, ces immenses pins qui règnent sur la forêt, mais aussi marcher dans les pas de l’histoire.

Nous allons parcourir ce territoire de tourbières, de lacs tantôt lisses comme des miroirs, tantôt agités par les vents du nord-ouest, de rivières dévalant vers l’océan Arctique dans une série de cascades, qui constituait jadis la route des fourrures. Ce même grand corridor de circulation par lequel Pierre Gaultier de Varennes, sieur de La Vérendrye, suivi par les voyageurs canadiens-français de la Compagnie du Nord-Ouest venus de Montréal, a accédé au cœur du continent.
Dès les premiers jours, alors que nous accostions sur une berge au fond d’une petite baie alimentée par un ruisseau s’évadant de la forêt, un pan d’histoire nous est apparu. C’est par ce portage faisant partie de la Dawson Trail, qui a permis aux colons de se rendre au Manitoba de 1870 à 1879, qu’est passée la garnison chargée en 1870 par le premier ministre John A. Macdonald d’aller mater la rébellion de Louis Riel dans cette province !

Pour le photojournaliste que je suis, et pour Yves Nadon, consultant spécialisé en écosystémie sociale et mon complice en forêt depuis 35 ans, cette odyssée se révélera une occasion de constater que, outre quelques artéfacts de cette époque, le territoire n’a guère changé depuis qu’il a vu passer les derniers voyageurs, il y a 150 ans. Là où l’humain a tenté de modifier l’environnement, la forêt s’est réapproprié sa naturalité, démontrant sa grande résilience lorsqu’on la laisse tranquille.
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Quetico est un des huit parcs sauvages en Ontario, une classe inexistante au Québec. Ces parcs, inspirés du concept de wilderness américain, ont pour priorité de protéger les grands espaces « où les forces de la nature peuvent exister librement, et où les visiteurs se déplacent par des moyens non mécanisés, […] tout en pratiquant des loisirs écologiques dans le but de faire l’expérience de la solitude, relever des défis et communier avec la nature », stipule la Loi de 2006 sur les parcs provinciaux et les réserves de conservation. Aux États-Unis, la wilderness a par ailleurs une connotation philosophique et spirituelle, ce que ne traduit pas totalement l’expression « région sauvage ».
Au début du XXe siècle, inspirés par le philosophe, naturaliste et poète américain Henry David Thoreau, des intellectuels environnementalistes ont commencé à louanger les vertus d’une nature immaculée, mais menacée de disparition. Dans les décennies suivantes, l’activisme et surtout la poésie d’un autre Américain, Sigurd Olson, guide de canot dans la région de Quetico-Supérieur (qui couvre le nord du Minnesota et le nord-ouest de l’Ontario), ont donné naissance à la culture de la wilderness et influencé les politiciens des deux pays.
Dans les années 1970, explique Trevor Gibb, directeur du parc Quetico, le Wilderness Act a entraîné la création de la Boundary Waters Canoe Area Wilderness (BWCAW) au Minnesota. Le parc Quetico, qui partage sa frontière avec le BWCAW, a alors été classé parc sauvage par le gouvernement de l’Ontario. « Le premier de la province », ajoute Trevor Gibb.
Une fois les postes de garde passés, on ne peut compter que sur soi et son savoir-faire pour se repérer dans ces 4 760 km2, soit trois fois le parc du Mont-Tremblant.
On trouve aujourd’hui à Quetico une zone d’accueil comportant un petit musée, une très riche bibliothèque, un camping de 106 emplacements ainsi que quelques sentiers d’interprétation et de courte randonnée. Bien que le caractère sauvage de l’arrière-pays de Quetico puisse être intimidant, ces zones permettent de s’y initier graduellement. « Les lacs facilement accessibles depuis les points d’entrée offrent des possibilités à ceux qui commencent, et des guides proposent leurs services pour acquérir des compétences et développer la confiance », tient à préciser le directeur Gibb.
Pour pénétrer dans le territoire intérieur, par contre, on doit se procurer un permis d’arrière-pays à un des six postes de gardes forestiers. Et une fois ces postes passés, on ne peut compter que sur soi et son savoir-faire pour se repérer dans ces 4 760 km2, soit trois fois le plus grand parc du Québec au sud du Nunavik (Mont-Tremblant). Les 2 200 emplacements de camping sans service et les portages ancestraux (des sentiers serpentant dans la forêt pour relier deux lacs ou sauter des obstacles) ne comportent aucune signalisation. Comme nous circulons sur des voies utilisées depuis des millénaires et que tous les voyageurs choisissent leurs bivouacs selon les mêmes critères — souvent un sous-bois s’avançant sur une pointe rocheuse exposée aux vents —, les quelques pierres d’un foyer de cuisson passé nous indiquent où installer notre campement.
C’est pour déterminer le niveau acceptable d’activité humaine dans l’écosystème de Quetico que les concepteurs du parc ont placé la barre au niveau de l’activité autochtone historique, « soit des déplacements par des moyens primitifs traditionnels avec des campements et portages ancestraux non signalés », explique Brian Jackson, qui a été biologiste du parc de 2015 jusqu’à sa retraite, en 2022.

Autrement dit, la pression humaine à Quetico n’est pas très différente de ce qu’elle était avant l’arrivée des Européens. « En comparant avec les mois d’hiver où le parc est pratiquement vide, nous n’avons pas observé pendant l’été de changements liés à l’activité humaine dans les comportements ou la densité de la faune », ajoute le biologiste Jackson.
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Après avoir remonté la rivière Maligne sur plusieurs kilomètres, notre canot accède à un grand lac constellé d’îles rocheuses éparses, vestiges du retrait, il y a 10 000 ans, de l’inlandsis laurentien, cette calotte glaciaire qui recouvrait une partie importante de l’Amérique du Nord durant la dernière glaciation. Notre canot progresse sur une succession de lacs et le ciel est d’azur. Pourtant, je sens un subtil changement dans les odeurs de l’air. La pluie s’en vient, même si cela ne paraît pas encore.
Nous longeons une falaise en espérant y voir une des 28 peintures rupestres situées un peu partout dans le parc. Les Autochtones les ont réalisées au cours des âges avec un mélange d’ocre et de graisse d’ours. Elles sont difficiles à repérer, et cette fois-ci, contrairement à des séjours passés, nous ne les trouvons pas. Lorsque nous en avions vu, nous nous étions retenus de les photographier, par respect, comme le demande la tradition anichinabée. Avec les foyers traditionnels et les quelques vestiges du passage des colons, ce sont les seules traces humaines que l’on rencontre.


En fin d’après-midi, nous nous arrêtons pour une autre nuit. Pendant que j’installe le campement et prépare le feu de cuisson, Yves va pêcher notre poisson quotidien. Après le souper, un pygargue plane gracieusement à quelques mètres de nos têtes. Le regard du rapace croise le mien. L’instant d’une fraction de seconde, je plonge dans l’âme de ce prince de la forêt.

En soirée, nous partons à pied explorer la berge d’une baie à l’écart. C’est avec les derniers moments de clarté que nous suivons la piste fraîche d’un ours. Un peu plus loin, d’autres traces, plus grosses, nous indiquent qu’un orignal est venu manger quelques pousses de plantes aquatiques, suivi par des loups lancés sur sa piste. Le royaume nous dévoile ses secrets. Les restes d’un brochet sur un rocher à fleur d’eau nous laissent croire que c’est le lieu où le pygargue s’est repu. De retour au campement, nous passons la soirée devant notre feu. Les longues discussions sont entrecoupées par les complaintes d’un huard.
« Quand on se déplace dans la wilderness, il y a un phénomène de fusion avec l’environnement », dit Yves. Nés dans les années 1950 et 1960, nous sommes des enfants de la nature, se plaît-il à rappeler. De cette génération qui a retrouvé l’accès au territoire après la disparition des clubs de chasse et pêche privés, qui a été influencée par les livres de l’ingénieur et coureur des bois Paul Provencher, par le concept de wilderness qui arrivait au Québec, et par la résurgence de la pensée autochtone dans la culture populaire.
« La wilderness est un attracteur d’infini, où la nature dicte les règles et où nous nous y intégrons », ajoute Yves. C’est finalement le début de la pluie pressentie qui nous envoie sous la tente.
Le lendemain matin, nous avons vite fait de rapailler nos affaires. Émergeant de la brume, un canot passe au loin. C’est la première fois depuis plus d’une semaine que notre impression d’être seuls au monde s’estompe momentanément. De notre côté, nous avons plusieurs lacs à parcourir, reliés par des portages. Le premier de la journée sera d’ailleurs à la hauteur de la réputation de Quetico.

Yves s’élance d’un geste fluide pour installer le canot sur ses épaules et, une fois celui-ci bien balancé, il entreprend l’ascension d’une pente abrupte. Mon compagnon passe d’un rocher à l’autre avec l’aisance d’un équilibriste sur un fil de fer. J’emboîte le pas avec deux sacs soutenus par une sangle frontale. Ma charge fait autour de 35 kilos et celle d’Yves, environ 30. Au milieu du portage, il s’arrête et dépose la pointe avant du canot dans un Y formé par les branches d’un arbre. Les anciens voyageurs appelaient ces arrêts des « posés ». Ils leur permettaient de reprendre leur souffle et d’échanger les charges. Si, pendant l’effort, le portage est parcouru dans un état méditatif, rythmé par le tambourinement de nos tempes et notre respiration, les sons de la forêt s’imposent graduellement pendant le posé et nous plongent dans une douce rêverie.
Après quelques minutes de repos, je repars avec le canot pour terminer le portage. Une fois sur la berge, je descends dans l’eau froide de ce début septembre, afin d’éviter de déposer le canot sur les rochers, tandis qu’Yves me rejoint avec les sacs.
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Un portage est aussi un lien avec notre histoire. À nul autre endroit au pays peut-on se trouver exactement dans les pas laissés par un autre humain passé pour les mêmes raisons que nous il y a 2 000 ans.
Ces sentiers ont également une fonction primordiale. Ils nous permettent de prendre la mesure du territoire, de la couverture forestière et de la vie animale au-delà des rivages. Ils nous amènent à côtoyer les géants, ces immenses pins blancs et rouges.
Bien que les scientifiques ne s’entendent pas sur la définition précise d’une forêt ancienne, il est généralement admis qu’elle est sans perturbation humaine, qu’elle comprend plusieurs arbres de 150 ans et plus, et qu’elle reste stable pendant des siècles puisque les arbres qui meurent laissent la place à d’autres. À Quetico, certains pins ont 300 ans. Il y a même un cèdre de 1 100 ans du côté américain du lac Basswood, dans le sud du parc.
Pour les scientifiques et les environnementalistes, ces écosystèmes que sont les forêts anciennes ont une plus grande valeur que les seules considérations économiques. C’est que, comme toutes les autres forêts, elles fournissent de l’oxygène et stockent de grandes quantités de carbone. Elles refroidissent la terre en créant de l’ombre et en libérant de l’eau. Mais surtout, grâce à des siècles de croissance et à une grande biodiversité, elles sont mieux équipées pour résister aux incendies et aux autres impacts climatiques.
« Quand elles auront disparu, elles ne repousseront probablement plus », craint David « Hap » Wilson, explorateur-cartographe canadien, auteur et activiste écologique. « Ces forêts poussent au travers de la roche du Bouclier canadien sur un sol pauvre. Elles mettent des siècles à s’établir, mais une fois qu’elles y sont, elles préservent la qualité de l’eau et la stabilité des sols, retiennent de grandes quantités de nutriments et fournissent un matériel génétique unique », ajoute-t-il.
Pour l’activiste, le peu d’infrastructures touristiques que l’on trouve dans les parcs sauvages tels que Quetico est essentiel pour les protéger et leur permettre d’atteindre leurs objectifs de conservation. « C’est en transmettant cette culture du voyage traditionnel que nous continuerons de former les prochaines générations d’environnementalistes », explique-t-il.
Le parfum du feu de camp flotte entre les arbres pendant qu’une meute de loups chante au loin.
Cette connexion avec l’environnement primitif nous ramène à notre propre naturalité. Me fondre dans la nature, c’est communier avec un organisme vivant beaucoup plus grand et vieux que moi. À mesure que disparaît le sillage du canot dans l’eau et que nous parcourons des portages qui nous séparent du monde laissé derrière, le voyage nous lie au territoire naturel. Et à tous les mocassins qui l’ont foulé avant nous, ainsi qu’à tous ceux qui nous suivront. En étant conscients de notre place dans cette nature, nous nous responsabilisons envers elle.
À la fin de notre voyage à Quetico, tandis que le feu de camp faiblit et qu’Yves est rentré sous la tente, je me dirige vers la rive du lac. La pâleur de la toile de mon canot reflète les lumières célestes et tranche sur les rives de granit. Levant la tête, je suis l’arc de la Voie lactée — ce que les Anichinabés appellent le Chemin des âmes — jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans la canopée ombreuse, de l’autre côté du plan d’eau. Le parfum du feu de camp flotte entre les arbres pendant qu’une meute de loups chante au loin. Même s’ils rétrécissent comme peau de chagrin, il est heureux que nous ayons encore la possibilité de vivre une expérience d’appartenance à des territoires primitifs protégés, ces pays des « esprits bienveillants ».
Cet article a été publié dans le numéro de juin 2023 de L’actualité, sous le titre « Sur les pas de La Vérendrye ».
Très beau reportage.
Pendant bien des années, j’ai parcouru rivières et lacs au Québec. Je pouvais choisir mon campement en fonction des aléas du trajet.
Avec la SEPAQ, tout est réglementë. Même dans l’immense parc de La Vérendrie, on doit camper aux endroits précis.
Dommage. Dans ces immenses espaces, où le corps et l’âme communiquent avec la nature, il faut que le campement du soir nous ramène à la réalité.
J’étais de la première équipe qui a ouvert les routes de canots dans la réserve faunique La Vérendrye en 1968 et 1969 et dès les débuts il était évident qu’il fallait désigner les emplacements de camping car la réserve faunique était déjà un véritable dépotoir par les pêcheurs. On trouvait de tout un peu partout, sacs de poubelle, boîtes de conserve, bidons de tous types et déchets. D’où la nécessité de délimiter les endroits où camper pour pouvoir au moins nettoyer de temps en temps car les utilisateurs ne voulaient rien savoir de rapporter leurs déchets.
Évidemment, à l’époque le réseau de routes de canots suffisait à la demande mais par la suite, avec les années, la horde de canoteurs a augmenté drastiquement de sorte qu’il a fallu être encore plus restrictif parce que les gens sont incapables de se discipliner. C’est particulièrement déplorable de voir des déchets un peu partout, avec en prime les immenses coupes forestières qui ont dévasté la RF. Imaginez qu’à l’époque le seul accès au lac Canimina était en canot et que la forêt était encore vierge alors que peu après, des routes forestières et des coupes à blanc ont dévasté l’endroit au point où il faut camper sur des îles! À l’époque nous préférions les îles pour se tenir éloigné des ours et des loups (qu’on entendait hurler le soir, un chant extraordinaire) mais aujourd’hui c’est pour au moins camper en forêt!
Inutile de vous dire que vous ne retrouverez jamais les forêts dans lesquelles nous avons développé le réseau des routes de canots, c’est parti à jamais, et c’est dû à cet appétit insatiable de l’industrie forestière et de la négligence crasse des gouvernements provinciaux qui ne pensaient qu’aux «jobs» et à leur réélection, la nature étant bien secondaire. Ce sont nous les électeurs qui les avons laissé faire et on en paie le prix aujourd’hui et je suis désolé pour ceux qui ne pourront jamais jouir de ces magnifiques forêts qu’on a détruites et sacrifiées sur l’autel des emplois bien payants.
Merci à Monsieur NPierre et à son équipe qui ont ouvert les routes de canot au Parc La Vérendrye. J’ai commencé à faire du canot-camping dans cette réserve depuis 1975 environ jusqu’à il y a 5 ans environ. Je confirme que certains pêcheurs laissaient leurs déchets sur les sites de canot-camping (bouteilles et canettes de bière dans le feu, restant de poissons, etc.). À notre arrivée à un site, nous faisions le ménage et ramassions leurs déchets. Le site était toujours super propre à notre départ. Nous avons la même étiquette pour le camping. Le canotage est parfois difficile avec certaines conditions météo mais cela nous fait nous dépasser. Un jour de canot-camping et le stress de la job est déjà parti. Bonne journée !
Merci de votre marque d’appréciation à l’égard de mon récit. La beauté d’un parc comme Quetico, est qu’il fait la promotion d’une culture. Par ailleurs, la réserve faunique qui porte le nom de l’explorateur n’est pas, elle, une aire protégée.
Miigweech à vous de nous transporter dans cette forêt intact et majestueuse! J’ai adoré vous lire et surtout suivre vos pas, bien que de très courte durée comparer à votre expédition, j’ai tout de même ressenti une grande paix, entendu le huard et admiré le vol de « miggizzi »!
Merci pour vos bons mots.