Pour une opération bien spéciale, le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs collabore depuis 2018 avec des chercheurs de l’Université Laval et du Forest Service des États-Unis. Leurs équipes récoltent des semences d’arbres dans le sud du Québec, en Nouvelle-Écosse et dans le nord-est des États-Unis pour les planter dans la réserve faunique de Portneuf. Objectif : mieux comprendre le potentiel et les défis liés à la migration assistée, c’est-à-dire au déplacement d’arbres vers des zones où les conditions climatiques leur seront favorables dans un avenir plus ou moins rapproché. Huit espèces ont été choisies en raison de leur valeur économique et écologique.
Plus vite que nature
Les modèles climatiques prévoient que la température annuelle moyenne dans le sud du Québec augmentera de 3 °C à 6 °C d’ici la fin du siècle, selon les scénarios envisagés. Un arbre planté aujourd’hui se retrouvera donc dans des conditions bien différentes à maturité. En effet, en 2050, la température et les précipitations annuelles dans la région de Portneuf, tout près de Québec, devraient être semblables à celles du sud de l’Estrie, de la Montérégie et de Chaudière-Appalaches. Et en 2080, c’est plutôt aux États du nord-est des États-Unis et à la Nouvelle-Écosse qu’on pourra les comparer. Ces régions, dites analogues climatiques, ont été déterminées grâce aux données du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).
Ces changements rapides pourraient être défavorables à certaines espèces d’arbres bien adaptées aux conditions actuelles. C’est entre autres le cas des épinettes blanches et rouges ainsi que du thuya, aussi appelé cèdre. Pour ces conifères, les conditions idéales de croissance pourraient donc se déplacer vers le nord sur de très grandes distances. « Les changements climatiques vont trop vite pour la migration des espèces forestières », explique Émilie Champagne, professionnelle de recherche à la Faculté de foresterie de l’Université Laval. En effet, on estime que les populations d’arbres peuvent s’adapter au changement en migrant de 100 à 200 m par année, grâce à la dissémination de leurs graines. Toutefois, les changements climatiques nécessiteraient des déplacements de 2 à 10 km par année, d’où l’intérêt de la migration assistée.
Cela dit, pour d’autres espèces d’arbres comme l’érable à sucre, le pin blanc et le pin rouge, le secteur de Portneuf pourrait demeurer propice à la croissance malgré les augmentations de température. La région pourrait aussi accueillir des espèces aujourd’hui absentes, mieux adaptées aux plus hautes températures des forêts méridionales. Parmi celles-ci, le chêne rouge et le cerisier tardif ont été semés dans la plantation expérimentale du Ministère.
Un festin pour les herbivores
Planter des espèces adaptées aux conditions climatiques projetées n’est pas tout. Encore faut-il que les jeunes arbres survivent ! Dans le cadre de son postdoctorat, la biologiste Émilie Champagne s’est intéressée à la vulnérabilité des huit espèces d’arbres à l’étude au broutement par les herbivores, plus précisément par les cervidés, les lièvres et les lapins, qui peut compromettre les efforts de reboisement. « C’est de plus en plus évident que les cervidés ont des impacts négatifs sur la restauration forestière », note-t-elle.
En effet, l’hiver, les arbres sont bien souvent la seule ressource alimentaire pour les herbivores. « Puisque la neige protège les petits plants d’arbres durant l’hiver [dans la forêt expérimentale], il faudra quelques années avant de savoir ce qui sera réellement brouté », explique Émilie Champagne. En attendant, elle a conçu un outil pour tenter de prédire à quel point ces animaux seront friands de chacune des espèces d’arbres.
Elle a mesuré les concentrations de différentes substances chimiques — certaines considérées comme nutritives et d’autres comme répulsives pour les herbivores — dans les branches et les aiguilles des conifères et dans les branches uniquement pour les feuillus. Ainsi, les espèces qui contiennent peu de protéines, mais beaucoup de substances de défense ou difficilement digestibles, comme la lignine et les terpènes, devraient être moins susceptibles d’être consommées par les herbivores. L’étude d’Émilie Champagne a montré que les pins entrent dans cette catégorie. Au contraire, l’érable à sucre et le chêne rouge ont peu de moyens de défense.
Ces résultats concordent généralement avec la littérature scientifique sur le sujet, signe que la méthode d’analyse pourrait être utilisée pour estimer la sensibilité au broutement d’autres espèces d’arbres.
Adaptations locales
Il n’y a pas que l’espèce d’un arbre qui influence sa vulnérabilité aux herbivores. Les analyses biochimiques d’Émilie Champagne ont montré que les épinettes rouges provenant du sud de la province semblent plus résistantes aux herbivores que celles de Portneuf ou du Maine. Et de telles variations dans les concentrations de substances chimiques en fonction de la provenance ont aussi été remarquées chez d’autres espèces. « Ça pourrait s’expliquer par toutes sortes de raisons. Cette adaptation locale pourrait être liée à la présence de certains herbivores ou pathogènes dans une région en particulier, ou tout simplement au hasard de l’évolution ! » précise Émilie Champagne. La plantation expérimentale de Portneuf devrait permettre de savoir si ces différences ont des conséquences mesurables sur l’intensité réelle du broutement.
La biologiste souligne aussi l’importance de nuancer nos connaissances sur le risque qu’une sorte d’arbre soit dévastée par les herbivores. En effet, même une espèce dotée d’un « couteau suisse » de molécules de défense, comme l’épinette blanche, peut servir de nourriture si elle est l’espèce dominante d’un écosystème.
Avec ce nouvel outil d’analyse, on peut espérer que l’influence des herbivores sera considérée dans les réflexions sur la migration assistée, d’autant plus qu’on prévoit une augmentation de la taille des populations de cervidés. En effet, le cerf de Virginie, par exemple, profite des hivers plus doux et de la rareté de ses prédateurs.