Notre planète a une bande sonore. Il y a les oiseaux, bien sûr — les pépiements, les gazouillis, les chants, les sifflements et les clics du chœur de l’aube. Les mammifères aussi jouent dans l’orchestre de la Terre. Les lions rugissent. Les orignaux brament. La panthère a son ronronnement terrifiant.
Les insectes sont réputés bavards, demandez aux cigales. Les crocodiles claquent de la mâchoire. Et que serait le concert de la Terre sans la basse langoureuse du ouaouaron ? Les poissons gloussent. Les baleines chantent dans leurs dialectes. Les récifs coralliens sont des symphonies sous-marines où les crevettes donnent le rythme.
Les végétaux émettent des ondes sonores. Les semis de pois guettent le bruit de l’écoulement de l’eau. Les bactéries jasent dans des registres supérieurs à ceux que nous, humains, pouvons percevoir. Même un champignon microscopique est capable de parler : les scientifiques affirment que les réseaux filiformes de champignons mycorhiziens reliant les arbres peuvent être aussi jacasseurs qu’une cour d’école à la récréation.
Il n’y a pas que le vivant qui chante. Le vent bruisse. L’eau tombe. Le tonnerre gronde. Les glaciers se brisent et la croûte terrestre se fissure.
Ensemble, ces sons racontent une histoire que les scientifiques apprennent depuis peu à décoder.
« Le son est une chose merveilleuse, qui nous enveloppe, mais la société s’en est peu préoccupée, la communauté scientifique pas davantage », dit Bryan Pijanowski, chercheur à l’Université Purdue, dans l’Indiana, qui a créé la discipline de l’écologie des paysages sonores en 2011 avec quelques collègues.
L’idée que le son est un indice de la santé de notre monde est apparue il y a environ 60 ans, lorsque la naturaliste américaine Rachel Carson a publié son livre Printemps silencieux, sorte d’élégie aux nombreux oiseaux tués par les pesticides. Des générations de scientifiques ont depuis mesuré à quel point la trame acoustique de la planète est vitale pour les organismes vivants qui communiquent par le son.

« Le son est devenu la dernière frontière », soutient Bryan Pijanowski, qui dirige le Center for Global Soundscapes à l’Université Purdue. « Nous sommes une espèce tellement visuelle et nous mettons tellement l’accent là-dessus que nous n’avons pas tenu compte du son comme moyen d’évaluer les changements. »
Et la Terre chante une chanson étrange et troublante. La biophonie de la planète — les sons émis par les organismes vivants — est en voie de se taire. Les humains abattent les forêts, labourent les champs, vident les mers, tuent les animaux sauvages, introduisent des espèces envahissantes.
Dans certains endroits, le paysage sonore original a disparu, affirme Bernie Krause, musicien et naturaliste californien qui a rassemblé la plus ancienne collection au monde de sons d’écosystèmes. À la fin des années 1960, dans les forêts équatoriales d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie, il a entrepris d’enregistrer tout ce qu’un paysage sonore particulier avait à offrir, à contre-courant de la recherche de voix individuelles. Il voulait savoir ce que les animaux entendaient autour d’eux. Ce coin précis de la planète avait-il un paysage sonore d’une tonalité particulière ? Que se passait-il la nuit ? Il en a résulté 4 500 heures d’enregistrements.
Il n’y a pas encore de catalogue complet des sons émis par le vivant, à l’exception de la plupart des oiseaux. Et lorsqu’il s’agit de l’ensemble d’un écosystème plutôt que des individus qui le composent, même les informations les plus élémentaires sont souvent inexistantes.
« Écouter les oreilles ouvertes a renforcé un grand sentiment d’humilité chez moi et m’a offert un cadeau sacré : le souvenir d’un son vivant provenant d’un endroit précis à un moment donné [notre traduction] », a-t-il écrit dans son livre Le grand orchestre des animaux (paru dans sa version originale anglaise en 2012).
Aujourd’hui, près de la moitié de ces paysages sonores n’existent que dans sa bibliothèque. Ce sont des fossiles acoustiques.
Et ceux qui restent sont en concurrence avec les bruits produits par l’humain — l’anthrophonie. Pas seulement nos voix toujours plus nombreuses, mais aussi nos faits et gestes. Usines, voitures, bateaux, avions à réaction, bombes, bulldozers, climatiseurs.
Pis encore, nous altérons le véhicule fondamental des ondes sonores. La teneur en carbone dans l’atmosphère rend l’air plus chaud et plus humide, parfois plus chaud et plus sec, ce qui désaccorde les instruments de la planète. L’océan devient plus chaud et moins salé, ce qui accélère le déplacement des ondes sonores. Les cyclones, les incendies de forêt, les tempêtes et les inondations sont de plus en plus fréquents et modifient la voix géologique du globe.
La Terre parle. Est-ce que nous l’écoutons ?
« Vraiment pas », répond Bryan Pijanowski.
***
Le son est intimiste. Ses ondes frappent notre corps, pénètrent dans notre oreille interne, traversent notre peau, notre chair et nos os. Le son nous indique où nous sommes, mais il éveille aussi le souvenir de l’endroit où nous nous sommes déjà trouvés. Il est porteur d’un sens du temps et du lieu. Nous, les humains, utilisons les sons que nous produisons pour ravir, courtiser, avertir et même vénérer.
« Pour la vision, ce sont des ondes lumineuses qui interviennent. Mais le son est réellement physique. Il vous frappe. Vous pouvez l’entendre et le ressentir », explique Valeria Vergara, qui codirige le programme de recherche sur les cétacés de la fondation Raincoast Conservation, établie en Colombie-Britannique. Entre autres sujets acoustiques, la chercheuse étudie les cris que produisent les bébés bélugas et leurs mères.
Valeria Vergara raconte ce moment où elle était assise dans une tente au bord de l’océan Arctique, là où les bélugas emmènent leurs nouveau-nés pour quelques semaines chaque année. Il faisait un froid glacial et le brouillard était tel qu’elle ne pouvait rien voir, mais elle pouvait entendre le souffle d’un béluga à la surface de la mer. Dès qu’elle a branché son microphone sous-marin, elle a été soudainement plongée dans le monde complexe et loquace des bélugas. « Je me suis dit : “Voilà ce que signifie être une espèce acoustique, pour laquelle le son compte plus que tout.” »
Pour les baleines et autres animaux marins, l’audition est bien plus importante que la vision. D’une part, l’eau transporte le son près de cinq fois plus vite que l’air — ce qui en fait un moyen efficace de communication par sonar. D’autre part, une partie de la vie des animaux marins se déroule dans des eaux trop profondes pour que la lumière puisse les atteindre, ce qui réduit d’autant l’utilité de la vue. Et dans les océans Arctique et Austral, les mammifères marins sont privés de la lumière du soleil pendant la moitié de l’année. Ils dépendent donc entièrement de ce qu’ils peuvent entendre.
« Ils vivent dans un monde de sons. Chaque son qu’ils perçoivent leur dit quelque chose, explique Valeria Vergara. Cela peut être l’endroit où ils se trouvent par rapport à leurs congénères, la distance qui les sépare de leur baleineau, les secteurs où ils peuvent nager, la présence d’un trou ou d’un chenal dans la glace où il pourrait y avoir des proies. »
Il est encore difficile de se faire une idée exacte de la façon dont la plupart des organismes vivants utilisent les sons. Des biologistes ont découvert que les grenouilles et les crapauds se servent de leur voix pour attirer des partenaires, par exemple. Les oiseaux chantent pour sonner l’alarme, défendre leur territoire et faire savoir aux autres oiseaux qu’ils sont là. Les chauves-souris trouvent leurs proies à l’aide de l’écholocalisation. Les poissons l’utilisent pour migrer et synchroniser le frai.

Les organismes vivants semblent également communiquer entre espèces à l’aide de leur voix pour établir leur propre niche dans un paysage sonore, comme les harmonies d’un chœur. C’est ainsi que les scientifiques peuvent déterminer ce que Bryan Pijanowski appelle le « patrimoine acoustique » d’un écosystème en évaluant les différentes gammes de fréquences dans une zone donnée, afin de comprendre comment et quand les organismes vivants sont apparus dans cet écosystème. C’est comme entendre l’évolution.
Mais il n’y a pas encore de catalogue complet des sons émis par le vivant, à l’exception de la plupart des oiseaux, note Bryan Pijanowski. Et lorsqu’il s’agit de l’ensemble d’un écosystème plutôt que des individus qui le composent, même les informations les plus élémentaires sont souvent inexistantes.
C’est pourquoi le professeur s’est donné pour mission d’enregistrer les exemples les mieux préservés des quelque 30 biomes de la Terre. Jusqu’à présent, il en a recueilli 27, dans certaines des régions les plus reculées de la planète, comme les steppes orientales de Mongolie. Il manque la forêt épineuse de Madagascar, la forêt boréale et la forêt pluviale tempérée. Il espère pouvoir analyser cette base d’informations novatrice et la comparer avec les recherches sur le dérèglement climatique et la disparition de certaines espèces. Il souhaite également comprendre comment les êtres humains réagissent à ces changements sonores.
« Ma grande inquiétude est que nous soyons potentiellement déconnectés de la nature, dit-il. Le son est un moyen de renouer avec elle, car c’est un déclencheur d’émotions. C’est un pont émotionnel. »
Bryan Pijanowski est conscient que le temps est compté. En 2022, l’océanographe Craig Brown, de l’Université Dalhousie à Halifax, et lui ont invité leurs collègues, dans les pages de la revue Frontiers in Remote Sensing, à s’activer pour avoir un coup d’avance.
« Il reste peu d’endroits dans le monde où une baleine peut avoir un répit du bruit d’origine humaine. »
Valeria Vergara, qui codirige le programme de recherche sur les cétacés de la fondation Raincoast Conservation
Le moment est venu. Les technologies pour collecter des paysages sonores ont progressé de façon spectaculaire ces dernières années. Tout à coup, une discipline laborieuse, lente et pleine d’embûches (pensez à des ordinateurs reliés à des microphones dans des valises) est devenue beaucoup plus simple : on n’a, par exemple, qu’à installer un enregistreur numérique passif ou écouter un flux satellite. Et les avancées de l’intelligence artificielle facilitent également l’analyse du sens des enregistrements.
« Nous sommes passés d’une technologie de base à une technologie qui enregistre 48 000 fois par seconde. Nous disposons donc de l’un des moyens les plus perfectionnés de collecte des données, explique Bryan Pijanowski. Et nous pouvons explorer ces fichiers, poser des questions. »
Qui ou quoi exactement produit ces sons ? Quand une espèce disparaît, quel effet cela a-t-il sur le paysage sonore ? Une autre espèce entre-t-elle dans son espace acoustique ou celui-ci reste-t-il vide ? En quoi un paysage sonore diffère-t-il de ce qu’il était un an auparavant ? Les outils d’analyse des données sont aujourd’hui si puissants qu’ils permettent, en cherchant des schémas dans les sons, de fournir des réponses à certaines de ces questions. Par exemple, Bryan Pijanowski, en collaboration avec la NASA, utilise la télédétection de la Station spatiale internationale pour modéliser la façon dont le réchauffement climatique modifie les écosystèmes. Pour ce faire, il associe ses paysages sonores de biomes à des cartes d’habitats.
Ce n’est pas seulement le progrès technologique qui éveille l’intérêt : ce domaine de recherche soulève les passions. Les articles scientifiques sur ce sujet sont passés d’une poignée par an au début des années 1990 à des centaines aujourd’hui. Les chercheurs travaillent dans de nombreux pays, sur la plupart des continents. « Au départ, la petite communauté que nous formions avait du mal à faire entendre les principaux concepts, dit Bryan Pijanowski. Ils suscitent maintenant beaucoup de questions, beaucoup de curiosité. »
Si les réponses aux questions sont encore au stade d’ébauche, un grand pas a été franchi depuis 1977, année où le musicien canadien R. Murray Schafer a popularisé le terme « paysage sonore » dans son influent ouvrage Le paysage sonore : Le monde comme musique. Il s’agissait autant d’une dissertation sur le son que d’une invocation lyrique adressée aux futurs chercheurs et musiciens pour qu’ils deviennent les témoins auditifs de la planète. « Le monde est une immense composition musicale qui se déroule en continu, sans début et vraisemblablement sans fin », a déclaré un jour R. Murray Schafer.
La Bibliothèque mondiale des sons biologiques sous-marins (GLUBS) plaide également pour l’écoute de la Terre. Fruit de la collaboration de 17 scientifiques établis dans neuf pays, GLUBS a annoncé au début de 2022 son objectif de réunir de vastes collections de sons marins sur une seule et même plateforme Internet mondiale. La motivation vient d’une prise de conscience croissante que l’être humain ne s’est pas contenté de réchauffer la planète et d’altérer ses paysages, de pousser un million d’espèces au bord de l’extinction, de modifier le régime des pluies, des vents et des saisons : il s’est aussi immiscé dans la manière ancienne et secrète dont les animaux sauvages communiquent pour survivre.
Dans sa course pour enregistrer la voix de la planète, Bryan Pijanowski n’éprouve pas tant un sentiment de perte qu’une « inquiétude par rapport aux gestes que nous posons sans trop savoir ce que nous faisons, ou même sans nous en soucier », dit-il.
***
Pendant la première semaine de sa vie, un bébé béluga a du mal à émettre ce que les biologistes nomment son « appel de contact ». Les bélugas, ces baleines blanches à l’air sympa, produisent des centaines de cris différents, mais l’appel de contact revêt une grande importance. Il sert à maintenir la cohésion du groupe et à garder en lien la mère et le bébé. Les premiers jours cependant, la voix du bébé est faible et l’appel de contact est peu développé : on dirait quelqu’un qui passe son doigt sur les dents d’un peigne, illustre Valeria Vergara.
La chercheuse et quelques-uns de ses collègues se sont demandé comment le déferlement de bruits d’origine humaine dans l’océan pouvait affecter la capacité de la mère à entendre son nouveau-né. Ils étaient particulièrement inquiets pour la population déjà isolée et menacée de 900 bélugas dans l’estuaire du Saint-Laurent, hautement industrialisé. Un nombre anormalement élevé de bébés bélugas y sont morts depuis 2008.
Leurs recherches, dont les conclusions ont été publiées en 2021 dans la revue Polar Research, ont montré qu’en présence du bruit des navires, les appels de contact des bélugas âgés de quelques jours avaient une portée deux fois moindre que lorsque l’estuaire était calme. Si l’on ajoute à cela les risques que représentent pour les bélugas du Saint-Laurent les déversements de produits toxiques, la prolifération d’algues nuisibles, l’enchevêtrement des cordages et le manque de nourriture, le tableau est sombre. « Quand une perturbation entraîne la séparation de la mère et du baleineau, leur réunion est compromise, car la mère pourrait ne pas entendre son petit », explique Valeria Vergara.

Les bélugas du Saint-Laurent ne sont pas les seuls à être affectés par les sons d’origine humaine. Dans la mer de Beaufort, les bélugas en migration et les baleines boréales fuient le bruit des hélicoptères et des avions, plongeant, faisant demi-tour ou sautant à la surface pour s’en éloigner.
D’autres types de baleines, notamment les variétés à bec, sont ennuyées par les sonars de la marine. Elles s’enfoncent dans les profondeurs, arrêtent leurs chants et cessent de chercher de la nourriture lorsqu’elles entendent ce bruit. Des échouements de baleines ont aussi été imputés aux ondes des sonars de la marine, peut-être parce que les mammifères remontent trop rapidement à la surface et succombent à une version baleinière de la maladie des caissons. Les grands dauphins de l’Atlantique Nord occidental atténuent leurs sifflements quand le trafic maritime est intense, ce qui réduit leur capacité à communiquer entre eux.
Les embryons des lièvres de mer, mollusques voraces qui limitent la prolifération des algues toxiques, sont beaucoup plus susceptibles de mourir lorsque des bateaux bruyants sont à proximité. Le bruit des bateaux et d’autres sons d’origine humaine peuvent aussi enterrer les informations acoustiques que les poissons doivent percevoir dans leur environnement.
« La composante humaine s’introduit dans le paysage sonore de l’océan dans une mesure beaucoup plus grande qu’au cours des décennies passées, souligne Valeria Vergara. Et il reste peu d’endroits dans le monde où une baleine peut avoir un répit du bruit d’origine humaine. Il y a le bourdonnement constant, à basse fréquence, des cargos au loin. Il y a le va-et-vient des embarcations d’écotourisme, des motomarines, des bateaux privés, des gros navires. Les mers sont un monde bruyant. »
Une expérience menée pendant un épisode plus silencieux illustre son point de vue : après les événements du 11 septembre 2001, la pollution acoustique dans la baie de Fundy a diminué de six décibels en raison de la baisse du trafic maritime. À mesure que le bruit diminuait, les baleines noires de l’Atlantique Nord, aujourd’hui en voie d’extinction, devenaient nettement plus calmes, ont découvert des scientifiques en mesurant les hormones de stress dans les excréments d’un petit groupe qu’ils suivaient.
***
Et il y a le carbone. Si l’effet des sons produits par l’homme est sous la loupe des scientifiques, des recherches se penchent également sur les conséquences plus subtiles du réchauffement climatique sur la musique de la planète. « Les gens sont très inquiets, ils insistent sur le bruit anthropique et la façon dont il altère le paysage sonore. Mais je me suis demandé : “Qu’en est-il des modifications subies par les types de sons biologiques qui existent déjà ?” » raconte Ashlee Lillis, une écologiste marine canadienne qui a fondé l’organisme de recherche indépendant Sound Ocean Science.
Prenons l’exemple des crevettes serpentines. Les scientifiques aperçoivent rarement l’une des quelque 600 espèces tropicales qui vivent dans les récifs coralliens, mais ils les entendent. Les crevettes émettent certains des sons les plus envahissants dans l’océan. Ashlee Lillis a découvert que les voix des crevettes changent en même temps que la teneur en carbone dans l’atmosphère réchauffe l’océan. Non seulement les crevettes se propagent dans d’autres parties de l’océan, mais elles font également plus de bruit, claquant de la pince plus fréquemment à mesure que monte la température de l’eau. C’est un changement fondamental dans certaines parties du paysage sonore de l’océan. « Si vous étiez une petite larve d’huître, vous pourriez trouver ça attirant », dit-elle, faisant allusion à sa découverte que les larves peuvent être attirées par les sons d’autres espèces pour s’installer sur un récif. « Mais si vous étiez un poisson qui a besoin de parler aux autres poissons, ou d’utiliser la communication acoustique pour s’accoupler ou autre chose, vous pourriez être très déçu de vous retrouver soudainement envahi par des crevettes qui font du bruit et enterrent [les autres sons]. »

Sur terre, le réchauffement climatique modifie le rythme du paysage sonore, explique Bryan Pijanowski. Les insectes et les amphibiens sont les « tapeurs » et les « cliqueurs » qui maintiennent le rythme d’un écosystème sain. Au fil des saisons, ils se développent en fonction de la chaleur de l’air ou du sol. Comme le printemps et l’hiver ont tendance à se réchauffer, ces organismes qui donnent le tempo deviennent actifs et se reproduisent plus tôt. Mais c’est la quantité de lumière, et non la température, qui détermine les cycles de vie des oiseaux et des mammifères. Et la lumière ne change pas. C’est comme si les diverses sections d’un orchestre jouaient la même partition à des moments différents.
En outre, la température a un effet direct sur l’activité des neurones et des muscles qui règlent le son chez toutes sortes d’animaux terrestres et aquatiques, expliquent Bernie Krause et ses coauteurs dans un article paru en 2019 dans Trends in Ecology & Evolution. Cela peut modifier la hauteur, le volume et le taux de répétition d’une voix. Ces paramètres changent avec le réchauffement de la planète.
De même, des conditions météorologiques inhabituelles telles que des pluies diluviennes, des chaleurs extrêmes, des incendies de forêt, des sécheresses, des inondations et des cyclones — tous en augmentation — peuvent également perturber la symphonie de la Terre. Cela peut se traduire par une modification du mouvement physique des ondes sonores selon la température et le taux d’humidité, mais aussi par l’étouffement des vocalisations des espèces qui tentent de communiquer entre elles. « La perte et le gain d’espèces productrices de sons pourraient ainsi fortement réorganiser les paysages sonores naturels de vastes zones », écrivent Krause et ses collaborateurs.
En Amazonie, par exemple, la bande sonore des forêts ayant subi des incendies récurrents était nettement plus calme, avec un registre de voix réduit, que celle des forêts qui n’ont été brûlées qu’une seule fois ou qui ont été exploitées mais sont en rétablissement, selon une étude publiée en 2022 dans Proceedings of the National Academy of Sciences.
Nombre de ces modifications de l’empreinte acoustique de la planète seront amplifiées par l’augmentation de la teneur en carbone dans l’atmosphère. L’acidification des océans, causée par la dissolution du dioxyde de carbone atmosphérique dans l’eau, devrait compromettre la capacité de certains animaux marins non pas à émettre des sons, mais à les utiliser.
Des expériences menées à Ruakaka, en Nouvelle-Zélande, sur des vivaneaux capturés à l’état sauvage ont montré que les otolithes, les minuscules os de l’oreille des poissons, deviennent à la fois plus gros et asymétriques dans une eau plus acide, a révélé une étude publiée en 2021 dans Proceedings of the Royal Society B : Biological Sciences. Dans de telles conditions, les vivaneaux ne peuvent pas entendre les basses fréquences, le principal type d’ondes sonores dont ils dépendent. L’eau plus acide semble également perturber leurs fonctions cérébrales, ce qui complique la prise de décisions. Voilà une mauvaise recette pour la survie dans les océans plus acides de l’avenir.
Si le réchauffement de la planète n’est pas freiné, les océans des prochaines décennies seront aussi le théâtre d’un plus grand nombre de perturbations acoustiques, selon Alice Affatati, ingénieure et chercheuse indépendante en bioacoustique. Grâce à une subvention de l’Université Memorial de Terre-Neuve, elle a étudié en primeur mondiale comment la vitesse du son évolue dans des eaux plus chaudes. Ses travaux, publiés en 2021, ont révélé que le son s’accélère et dure plus longtemps, en particulier dans plusieurs parties de l’océan qu’elle et ses coauteurs appellent les « points chauds acoustiques ». « Les changements importants que nous avons constatés nous ont surpris », dit-elle.
L’un de ces points chauds se trouve dans une zone biologiquement diversifiée située au large de la côte de Terre-Neuve, là où le courant du Labrador rencontre le Gulf Stream. La vitesse du son dans l’eau dépend de la température et de la salinité de l’eau, et selon des scénarios climatiques plausibles, ces facteurs se combineront à cet endroit — ce qui aura pour effet d’accélérer la propagation du son. Une accélération de quelle ampleur ? Suffisante pour éliminer les variations de la vitesse du son qui se produisent actuellement lorsque ces parties de l’océan passent de l’hiver à l’été, précise Stefano Salon, physicien à l’Institut national d’océanographie et de géophysique expérimentale de Trieste, en Italie, et coauteur de l’article. « Cela signifie que nous allons pour ainsi dire détruire les saisons », se désole-t-il. Il se demande si la vie marine aura le temps de s’adapter.
***
Un contrechant accompagne cette détermination à déchiffrer le code musical de la Terre. C’est un refrain d’espoir.
Plutôt que de simplement enregistrer des paysages sonores ou essayer d’évaluer leur évolution, certains scientifiques ont commencé à exploiter ce que dit la planète afin de la protéger. Un groupe dirigé par Sarab Sethi, de l’Université de Cambridge, met au point des unités de surveillance autonomes alimentées à l’énergie solaire, qui peuvent signaler en temps réel une exploitation forestière ou une chasse illégales dans une zone protégée. Ces systèmes de surveillance, testés en Malaisie et aux États-Unis, mais adaptables à de nombreux paysages, peuvent reconnaître le ronronnement d’une tronçonneuse, un coup de hache ou le bruit d’un fusil.
Certains écologistes ont créé des indices des informations acoustiques pour évaluer rapidement la qualité de la gestion des espaces protégés sur terre et dans l’eau. L’un de ces indices permet de mesurer la diversité, par exemple. Mais des questions fondamentales demeurent. Dans Frontiers in Remote Sensing, Bryan Pijanowski a lancé un appel à des articles scientifiques sur l’utilité de ces indices et sur la nécessité d’en créer d’autres.
Des scientifiques ont démontré que la diffusion de paysages sonores sains dans des écosystèmes marins dégradés pouvait contribuer à les restaurer.
Pour Simon Butler, écologiste de la conservation à l’Université d’East Anglia, au Royaume-Uni, la tâche consiste à ressusciter les paysages sonores disparus. Dans une étude récente, il s’est servi des comptages annuels d’oiseaux effectués par des scientifiques citoyens pour reconstituer la bande sonore de plus de 200 000 endroits en Amérique du Nord et en Europe il y a un quart de siècle, lorsque les oiseaux étaient beaucoup plus nombreux. Dans un balado de la revue Nature consacré à ses travaux, il a évoqué la possibilité de créer la bande sonore future de ces lieux, quand les espèces seront contraintes de se déplacer en raison du réchauffement climatique. Alerter les gens sur ces pertes à venir serait un autre moyen de leur faire prendre conscience de l’importance de la nature — et de sa préservation.
Les recherches d’Ashlee Lillis et d’écologistes australiens, au large des côtes de la Caroline du Nord, vont encore plus loin. Ces scientifiques ont démontré que la diffusion de paysages sonores sains dans des écosystèmes marins dégradés pouvait contribuer à les restaurer. Les sons fantomatiques des habitats perdus, diffusés par des haut-parleurs dans les fonds marins, sont des signaux qui encouragent les larves d’huîtres à se fixer aux coquilles abandonnées des huîtres adultes et à se reconstruire.
Il ne s’agit pas de « la » solution, s’empresse de souligner Ashlee Lillis. Il est inutile d’attirer les larves qui bâtissent les récifs dans une partie de l’océan si détériorée que les huîtres ne pourront pas survivre. Un effort parallèle s’impose pour résoudre les grands problèmes environnementaux auxquels le monde doit faire face.
N’empêche, chaque petit pas représente un acte de réparation.
La version originale de cet article est parue dans Canadian Geographic.
Cet article a été publié dans le numéro d’avril 2023 de L’actualité.