Un désert dans l’estuaire du Saint-Laurent

En seulement trois ans, les conditions de vie dans les profondeurs de l’estuaire du Saint-Laurent ont connu un bouleversement radical : le taux d’oxygène s’y est effondré. Et ce n’est vraiment pas une bonne nouvelle.

Fleuve : Aurélien Pottier / Getty Images ; texture : Tom Szczerbowski / Getty Images

Quand Alfonso Mucci a vu la quantité d’oxygène dissous dans certains échantillons d’eau que son équipe avait prélevés dans l’estuaire du Saint-Laurent en 2021, il a pleuré « comme une Madeleine », raconte-t-il. Le professeur-chercheur à l’Université McGill, spécialiste de l’océanographie chimique, savait pourtant depuis longtemps que les changements climatiques allaient perturber cet écosystème qu’il étudie depuis 40 ans. Mais à cet instant, il a compris qu’il avait sans doute sous les yeux le résultat d’une transformation rapide, radicale et irrémédiable des conditions environnementales. Un point de bascule. 

Déjà considéré comme la principale cause de l’effondrement des stocks de crevettes nordiques, ce phénomène pourrait avoir bien d’autres conséquences, que les chercheurs peinent à prévoir. 

Alfonso Mucci et d’autres chercheurs ont publié en 2023 dans des revues savantes une analyse de ce qui semble essentiellement avoir entraîné cette transformation : le courant du Labrador, qui amenait l’eau froide et bien oxygénée de l’Arctique jusque dans les profondeurs de l’estuaire, a changé de trajectoire. 

Ils ont aussi publié un portrait détaillé de la situation, qui affecte le fond de l’estuaire maritime, lequel va de Tadoussac jusqu’à la hauteur de Pointe-des-Monts — avant l’élargissement qui marque l’entrée du golfe du Saint-Laurent. Sur près de 10 000 km2, la couche d’eau la plus profonde est quasiment devenue déserte, car il n’y a plus assez d’oxygène dissous pour que la plupart des poissons et crustacés puissent y respirer. Seules quelques espèces hantent encore les lieux, comme les ophiures, des étoiles de mer aux bras courts et tout maigres. 

Sources : « Temporal and Spatial Evolution of Bottom-Water Hypoxia in the St. Lawrence Estuarine System » / Biogeosciences ; « Large-Scale Control of the Retroflection of the Labrador Current » / Nature Communications ; montage : L’actualité

Cette zone dite hypoxique (littéralement : basse en oxygène) commence à 150 m sous la surface et va jusqu’au fond, dans les premiers centimètres de sédiments. Elle suit le parcours du chenal Laurentien, cette vallée profonde de 300 à 450 m, qui va du détroit de Cabot (entre Terre-Neuve et la Nouvelle-Écosse) jusqu’aux Escoumins. C’est par ce chenal que les eaux de l’Atlantique entrent dans l’estuaire et s’écoulent dans les profondeurs, dans le sens inverse du fleuve.

L’hypoxie n’est pas complètement nouvelle. En analysant des données historiques, Alfonso Mucci et ses collègues ont constaté que la saturation en oxygène à la tête du chenal Laurentien avait chuté de moitié des années 1930 à 1980. Elle était descendue à environ 20 %, un niveau insuffisant pour la plupart des animaux marins. « Il y a cependant une grande variabilité dans les besoins des différentes espèces », explique Denis Chabot, chercheur émérite à Pêches et Océans Canada, qui a consacré sa carrière à cette question.

Parmi celles qui vivent dans les profondeurs, les morues, par exemple, sont très exigeantes : dès que la saturation en oxygène descend à 70 %, elles ont du mal à digérer et grossissent moins vite. À 22 % d’oxygène, elles meurent d’asphyxie instantanément. « Au début du siècle dernier, les pêcheurs trouvaient encore des morues dans l’estuaire, sans doute parce qu’elles pouvaient traverser le chenal sans étouffer », raconte Denis Chabot. Elles en ont disparu il y a longtemps. 

« Les flétans du Groenland s’adaptent plus facilement : leur seuil létal est de 9 % pour les adultes et de 15 % pour les juvéniles, et ils peuvent tolérer l’hypoxie plus longtemps que bien d’autres espèces », précise le chercheur. 

Depuis les années 1980, la zone hypoxique semblait stabilisée. Mais en 2019, sans crier gare, la saturation a commencé à baisser rapidement : dans l’estuaire, en seulement trois ans, la superficie de la zone d’hypoxie a été multipliée par sept et le taux d’oxygène minimum est passé sous la barre des 10 % à plusieurs endroits. Dans le golfe aussi, le taux d’oxygène a chuté dans les profondeurs, même si la baisse est moins marquée.

L’hypoxie est un coup de massue pour les espèces qui tentaient déjà de s’adapter à la hausse de la température de l’eau, laquelle accroît les besoins en oxygène des animaux, car leur métabolisme s’accélère. Ce gaz se dissout aussi moins bien dans l’eau plus chaude. Désormais, même les crevettes nordiques sont condamnées à fuir ou à mourir si elles ne trouvent pas d’échappatoire.

« Dans l’estuaire, elles se sont réfugiées entre 100 et 200 m de profondeur, alors qu’elles vivaient majoritairement en deçà de 200 m auparavant », explique Denis Chabot. Dans le golfe, la population installée le long de la côte ouest de Terre-Neuve, dans la zone appelée d’Esquiman, est particulièrement mal en point. « Là aussi, l’eau est plus chaude et hypoxique, mais les crevettes ne se sont pas réfugiées en hauteur. Peut-être parce que les pentes sont plus raides ? À moins que quelque chose dans les sédiments ne leur plaise pas ? On ne le sait pas », dit Denis Chabot. À tous ces endroits, les stocks se sont effondrés.

Alors que le flétan du Groenland va mal, le sébaste, un autre poisson des profondeurs, semble au contraire profiter du réchauffement du golfe : après avoir frôlé la disparition, ce poisson orangé représentait presque 90 % de la biomasse capturée dans le golfe lors d’une des dernières campagnes d’échantillonnage de Pêches et Océans Canada. Or, chassé des grands fonds par l’hypoxie, il se retrouve au même étage que les crevettes qui ont réussi à remonter, dont il ne fait qu’une bouchée. 

Les homards, qui vivent dans les zones moins profondes, ne sont pas touchés par l’hypoxie. Avec le réchauffement, ils ont quitté la Nouvelle-Angleterre pour se réfugier dans le nord du golfe et même dans l’estuaire. « Les plongeurs en voient maintenant jusqu’à Rimouski », souligne Denis Chabot. 

Selon les chercheurs, une partie de l’hypoxie vient des rejets de l’agriculture et des effluents urbains dans le fleuve. Les micro-organismes prolifèrent dans le Saint-Laurent en se nourrissant de l’azote et du phosphore qu’on y déverse en quantités massives depuis des décennies. Puis, quand ils meurent et tombent progressivement vers le fond sous forme de matière organique, ils deviennent une nourriture de choix pour les micro-organismes vivant au fond de l’estuaire, dans l’eau salée, qui utilisent l’oxygène de l’eau pour les dégrader. Résultat : il reste moins d’oxygène pour les animaux.

Mais à cette cause historique d’hypoxie vient de s’ajouter un phénomène autrement plus brutal qu’Alfonso Mucci et ses collègues ont décrit en détail : le changement de parcours du courant du Labrador, qui alimentait le fond de l’estuaire et du golfe en eau froide et riche en oxygène. « Depuis 2019, ce courant n’entre plus dans le détroit de Cabot, à cause de la remontée du Gulf Stream vers le nord, mais aussi parce que les vents au large du Labrador ont changé et le poussent vers l’ouest, explique Alfonso Mucci. On est à 95 % sûrs que cette rétroflexion du courant du Labrador est une conséquence des changements climatiques, et que les choses ne reviendront pas comme avant. » 

Le mal est fait, l’hypoxie ne devrait pas beaucoup empirer dans les prochaines années, croit le chercheur, ce que confirment des relevés préliminaires de 2022. « Aucune technologie ne peut nous permettre de compenser cette perte massive d’oxygène. Évidemment, si on diminuait radicalement les rejets dans le fleuve, on y gagnerait, mais même cela ne permettrait pas de retrouver les niveaux passés », se désole Alfonso Mucci.

Sur la planète, la pollution des cours d’eau a engendré de l’hypoxie dans de nombreux estuaires pendant la saison chaude, alors que dans le Saint-Laurent, le changement de courant l’a rendue permanente. Le fond de la mer Baltique, lui, est même désormais en bonne partie anoxique, c’est-à-dire qu’on n’y trouve pas d’oxygène du tout. Mais au-dessus des zones mortes, il reste de la vie. Ailleurs dans les océans, les chercheurs ont trouvé que l’eau contient aussi un peu moins d’oxygène, en plus de se réchauffer et de s’acidifier. 

Dans l’estuaire du Saint-Laurent, Denis Chabot écarte pour l’instant l’idée que l’hypoxie ait des conséquences importantes à court terme plus près de la surface, aux profondeurs que fréquentent notamment les baleines : il y a peu d’échanges entre les différentes couches d’eau, explique-t-il. Comme dans un immeuble où le rez-de-chaussée aurait été déserté, la vie peut se poursuivre aux étages supérieurs. À condition, toutefois, que les fondations tiennent le coup.

La disparition de certains animaux des profondeurs pourrait mettre à mal ces fondations. À la tête du chenal, dans la zone déjà hypoxique depuis les années 1980, le biologiste Philippe Archambault de l’Université Laval a trouvé de gros changements entre 1980 et 2018 parmi les espèces vivant dans les 15 premiers centimètres de sédiments. « À la station marine près de Trois-Pistoles, dans un carré de sédiments de 30 cm de côté, on est passé d’environ 25 espèces de plus d’un demi-millimètre de long à seulement une dizaine », raconte-t-il. 

L’hypoxie a fait disparaître tous les mollusques à cet endroit. « On voit surtout des déposivores de surface, comme les ophiures, qui se contentent de manger la matière organique qui tombe au fond », dit le chercheur. Il reste très peu d’espèces capables de brasser les sédiments — comme le font les vers de terre dans un jardin — pour permettre à l’oxygène d’y pénétrer et d’en faire un milieu vivant. 

Par conséquent, les réactions chimiques qui se déroulent dans les sédiments changent, et différents éléments qui y étaient emprisonnés risquent maintenant de s’en échapper pour remonter dans l’eau. « On observe déjà un relargage important du manganèse, mais on craint que des substances plus toxiques puissent finir par diffuser dans l’eau, comme des composés d’arsenic et d’autres métaux traces qui se sont accumulés au fil du temps dans ces sédiments », explique Alfonso Mucci.

Comment tout cela évoluera est bien difficile à prévoir, car il y a trop d’inconnues et de bouleversements. « On ne comprend notamment pas encore bien en détail qui mange qui au fond de l’estuaire, alors cela pourrait déboucher sur des scénarios bien différents », croit Philippe Archambault.

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Les événements climatiques extrêmes se multiplient sur la planète. L’éléphant est dans la pièce et nous détournons le regard…

On constate maintenant un manque d’oxygène (hypoxie) dans l’estuaire du Saint-Laurent à cause des changements climatiques (https://go.nature.com/47f4Obw) qui détournent le courant du Labrador qui passe désormais plus à l’Est.

Pourtant le consensus scientifique est très solide sur le rôle des énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon) qui produisent des gaz à effet de serre (GES) et provoquent le réchauffement climatique (https://bit.ly/43RfV7U). Nous vivons dans l’Anthropocène, une nouvelle époque géologique où les humains sont la principale force de changement sur Terre, surpassant les forces géophysiques.

Depuis des décennies, les scientifiques sonnent l’alarme que le changement climatique rendra notre planète Terre plus chaude, plus imprévisible et plus dangereuse pour les humains et les écosystèmes.

Les objectifs de réduction des GES sont atteignables selon la science et l’économie mais ils ne le sont pas si l’on regarde la réalité sociologique actuelle. Il faut s’attaquer aux habitudes de surconsommation qui sont à l’origine de la crise environnementale. Par exemple, il faut combattre et remplacer le modèle de la famille banlieusarde avec une grosse maison, deux autos dont un VUS, une piscine, un BBQ et deux voyages en avion par année…

Il faut réaligner nos valeurs, comme valoriser l’Être plutôt que l’AVOIR. On peut être très heureux sans « hyperconsommer ». Faisons le choix de la sobriété… Profitons des joies authentiques, de notre famille, de nos amis. Aidons les autres, donnons et partageons. Pratiquons la science, l’art, la lecture, les jeux, les sports non motorisés et restaurons la Nature. Je crois que l’on sous-estime grandement la capacité d’adaptation de l’être humain… Me passer d’automobile m’aura pris un mois environ. Au début, je pestais contre cette idée, puis je me suis adapté au point que je ne retournerais pas en arrière.

Les nombreux changements nécessaires ne seront pas forcément douloureux. Se libérer de notre dépendance aux énergies fossiles sera bon pour notre santé, notre portefeuille et les écosystèmes. Manger moins de viande rouge est bon pour notre santé, nous fait épargner de l’argent, gaspille moins d’eau et réduit le réchauffement climatique.

Quand comprendra-t-on qu’AGIR COÛTERA BIEN MOINS CHER À L’ÉCONOMIE QUE LAISSER-FAIRE? Sans compter les souffrances bien humaines qui n’ont pas de prix. À lire, cette étude publiée dans la revue Nature (https://go.nature.com/3twTeH3)

Nos responsables politiques doivent avoir le courage de faire les choix qui s’imposent et de les mettre en œuvre en accompagnant ceux qui seront touchés.

Quand des milliers de scientifiques annoncent une catastrophe, arrêtons le déni et agissons. La première chose à faire est de changer nos habitudes de surconsommation à commencer par l’usage d’un véhicule individuel.

Scientifiquement vôtre

Claude COULOMBE

« D’abord ils vous ignorent. Ensuite ils vous ridiculisent. Et après, ils vous attaquent et veulent vous brûler. Mais ensuite, ils vous construisent des monuments. » – Nicholas Klein 1919 (parfois faussement attribué à Gandhi)

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Merci Madame Borde!

Une grosse nouvelle, une très grosse nouvelle scientifique et environnementale avec un impact majeur pour tout l’Est du Québec. Le courant du Labrador est infléchi! Merci à l’équipe de Alfonso Mucci du département des Sciences de l’Atmosphère et des Océans de l’Université McGill pour son article dans Nature (https://go.nature.com/47f4Obw).

L’effondrement des stocks de crevettes n’était pas un épiphénomène.
On plonge littéralement dans l’Anthropocène…

Scientifiquement vôtre

Claude COULOMBE

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Tout le monde en parle, j’espère que tout le monde va très vite passer à l’action avant que l’effondrement réel de l’humanité ne débarrasse la planète de son plus grand « bug ». Dernière chance !!

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Nos grandes villes qc rejetent des millions d eau usee par annee , dans notre magnifique fleuve !
C est clair que ca fait une enorme difference egalement .

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