Vie et mort d’une baleine pas comme les autres

Après avoir survécu à cinq empêtrements dans des engins de pêche et à deux collisions avec des navires, Punctuation a connu une fin tragique qui illustre à quel point il sera difficile de protéger les baleines noires de l’extinction.

Les marques sur la queue d'une baleine noire témoignent de rencontres malheureuses avec des navires (Photo : Nick Hawkins)

La baleine est si imposante qu’il faudra neuf heures de manœuvres pour que l’excavatrice parvienne, au milieu de la nuit, à la tirer des eaux peu profondes de l’océan jusqu’à la plage de Grand Étang, en Nouvelle-Écosse, un câble attaché à sa queue. 

À l’aube, une équipe de pathologistes de la faune et de bénévoles, en colère et sous le choc, commence un travail salissant, malodorant et minutieux pour déterminer les circonstances exactes de la mort. Ils sont en colère parce que l’animal en question est une baleine noire de l’Atlantique Nord, une espèce fortement menacée, dont il ne resterait plus que de 200 à 250 adultes sur Terre, selon l’Union internationale pour la conservation de la nature. Et parce que cette baleine est la deuxième à mourir en ce début d’été 2019 — qui va se révéler désastreux pour les baleines noires. 

Ils sont aussi sous le choc parce qu’ils savent de quel individu il s’agit : Punctuation, une splendide femelle, une des plus productives des dernières décennies, sur laquelle les scientifiques comptaient pour aider à maintenir l’espèce en vie. Elle a donné naissance à huit baleineaux et était deux fois grand-mère. Étant dans la force de l’âge, elle aurait pu enfanter une douzaine d’autres petits. Autant de baleineaux qui ne verront jamais le jour.

Ce matin-là, sur la plage de Nouvelle-Écosse, bien des gens éprouvent un sentiment de perte. Punctuation — ainsi nommée en raison de ses petites cicatrices sur la tête qui ressemblent à des tirets et des virgules —, ils la connaissent, certains depuis 38 ans : ils l’ont observée batifolant le long de la côte est de l’Amérique du Nord, ont catalogué sa progéniture, ont été épatés de la voir survivre à cinq empêtrements dans des engins de pêche et deux collisions avec des navires. 

« Elle était d’une beauté époustouflante », dit Tonya Wimmer, directrice générale de la Marine Animal Response Society, à Halifax. « Elle était grosse, musclée, saine et forte. Il y a quelques jours à peine, elle était encore vivante. » 

La mort de Punctuation incarne l’ampleur de l’échec des efforts déployés depuis 85 ans pour protéger la baleine noire de l’Atlantique Nord des agressions humaines. « Ça ne pouvait pas être plus évident que lorsque cette créature majestueuse, immense, était exposée à la vue de tous sur la plage. C’est une leçon d’humilité », dira plus tard Laura Bourque, pathologiste de la faune au Collège vétérinaire de l’Atlantique de l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard, qui a dirigé l’examen de la carcasse ce jour-là.

Une équipe dirigée par la pathologiste Laura Bourque s’affaire à la nécropsie de Punctuation. (Photo : Nick Hawkins)

La baleine noire de l’Atlantique Nord a été la première grande baleine à faire l’objet d’une chasse commerciale, la première à être protégée au niveau international, et elle risque d’être la première à disparaître si rien ne change. 

Les Basques ont découvert comment abattre ces énormes mammifères marins pour en tirer de l’huile au XIIe siècle. D’autres ont suivi, notamment les colons européens en Amérique du Nord. L’épaisse couche de graisse de la bête la rendait intéressante, mais aussi le fait qu’elle nage près des côtes et flotte une fois morte, ce qui facilitait sa capture — d’où son nom en anglais, the right whale, « la bonne baleine ». De plus, en harponnant un petit, un baleinier était sûr d’attraper la mère, férocement protectrice. 

Personne n’a recensé avec précision le nombre d’individus du genre Eubalaena glacialis (« la bonne baleine des glaces ») ayant fini comme combustible à lampe, mais après 1750, l’espèce n’est jamais revue du côté européen de l’Atlantique. À la fin des années 1800, il ne reste plus que 50 baleines noires (aussi appelées baleines franches), toutes dans les eaux canadiennes et américaines. 

En 1935, la Société des Nations, l’ancêtre des Nations unies, propose un plan international pour les protéger, une première mondiale. Malgré cette protection, les baleines noires, qui mettent bas près de la Floride et migrent vers le Canada pour s’alimenter pendant l’été, vont tarder à se rétablir. Peut-être à cause de leur petit nombre, de leur consanguinité, de leurs besoins particuliers en nourriture, de leur sensibilité aux bruits de l’océan. 

Les chercheurs craignent que les baleines noires n’aient disparu quand, en 1980, des biologistes marins en repèrent 25 dans la baie de Fundy, entre le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse. Commence alors une course scientifique transfrontalière passionnée pour maintenir l’espèce en vie. La baleine noire devient l’un des mammifères les plus étudiés au monde. 

Le North Atlantic Right Whale Consortium, créé en 1986, compte aujourd’hui plus de 200 membres, dont des scientifiques et des défenseurs de l’environnement, de même que des représentants des secteurs de la pêche et de la navigation ainsi que des gouvernements. Les réunions du consortium attirent régulièrement plus de 400 personnes : c’est davantage que la population actuelle de baleines noires adultes. 

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Chaque baleine noire possède un motif unique en relief sur la tête, appelé callosité. Comme la peau est souvent infestée par des poux de couleur claire, la callosité apparaît blanche. C’est l’équivalent d’une empreinte digitale. Beaucoup de spécimens affichent des cicatrices qui aident à les distinguer. Chaque individu a sa propre identité et, parfois, un nom. Comme Punctuation. 

Les photos prises au fil du temps sont conservées dans un catalogue à l’Anderson Cabot Center for Ocean Life, à l’Aquarium de Nouvelle-Angleterre, situé à Boston. Ce système permet aux chercheurs non seulement de reconnaître chacun des mammifères, mais aussi de suivre leurs déplacements au cours des années. Tous ces éléments sont essentiels pour évaluer l’état de la population. 

Si les humains ne tuent plus délibérément les baleines noires, ils causent encore leur mort avec leurs engins de pêche, dans lesquels elles s’empêtrent, et leurs navires, qu’elles percutent. Au début des années 2000, les scientifiques commencent donc à travailler avec les États, l’Organisation maritime internationale (OMI) des Nations unies et l’industrie pour ajuster les couloirs de navigation en fonction des routes des baleines et limiter la vitesse des bateaux. Ces mesures réduisent d’environ 80 % le risque que les baleines noires soient heurtées par un navire dans la baie de Fundy.

« Protéger cette espèce en voie de disparition, ça nous donne l’impression de nous rattraper », dit Moira Brown, scientifique principale à l’Institut canadien de la baleine, au Nouveau-Brunswick, qui suit les baleines noires depuis quatre décennies. 

Puis arrive l’année 2010. C’est alors qu’on observe les premières conséquences sur les baleines des changements provoqués par l’homme dans la mer. 

Les océans absorbent une quantité considérable de gaz à effet de serre, ce qui a pour incidences de réchauffer l’eau et de modifier leurs caractéristiques physico-chimiques et biologiques. L’habitat des copépodes — de minuscules crustacés de la taille d’un grain de riz, qui aiment le froid — est ainsi transformé. Or, les baleines noires se nourrissent de copépodes pour développer leur graisse et se reproduire. À la surprise des biologistes marins, elles quittent en grand nombre leurs principales aires d’alimentation estivales de la baie de Fundy et de la plateforme néo-écossaise pour suivre leurs proies dans les eaux profondes et plus froides du golfe du Saint-Laurent. Ils les retrouvent seulement en 2015.

Entre-temps, deux éléments ont fait leur œuvre. D’une part, un tel changement d’habitat entraîne une diminution des naissances, les animaux consacrant leur énergie à s’adapter à leur nouveau milieu de vie — une situation périlleuse pour une espèce aussi menacée. D’autre part, de nombreux engins de pêche au crabe des neiges sont déployés dans le golfe, dont les voies de navigation sont très fréquentées. Les conséquences sont désastreuses. Seulement cinq baleineaux naissent en 2017, une baisse vertigineuse comparée aux dizaines de naissances des meilleures années. Et 2018 est pire encore : zéro baleineau.

Pendant les saisons d’alimentation de 2017 à 2019, un total de 10 baleines noires sont gravement blessées à la suite d’enchevêtrements dans des engins de pêche ou de collisions avec des bateaux ; 30 autres, dont Punctuation, sont retrouvées mortes — 21 dans les eaux canadiennes. Et ce, bien que l’État canadien ait interdit la pêche dans de grandes zones de l’aire d’alimentation des baleines en 2019 et imposé aux navires des limites de vitesse réduites. 

Un nouvel habitat. Peu de naissances. Un taux de mortalité élevé. Les conditions sont réunies pour mener une espèce à l’extinction. 

Le sort de la progéniture de Punctuation témoigne de la gravité de la situation. Sur ses huit descendants, cinq sont morts ou présumés morts, ainsi que les deux petits de la génération suivante. Sa lignée femelle s’est éteinte. Chacun des trois mâles survivants s’est blessé à plusieurs reprises. 

Et tout cela se déroule sur le territoire canadien. 

« C’est un moment décisif pour nous », dit Sean Brillant, biologiste et directeur des programmes marins à la Fédération canadienne de la faune. 

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Pour certaines espèces, l’extinction survient silencieusement : les individus deviennent plus difficiles à repérer, pour finalement disparaître. La mort de Punctuation, elle, va mobiliser bien du monde. 

Lorsque sa carcasse arrive à Grand Étang, remorquée par un navire de la Garde côtière, plusieurs dizaines de personnes sont rassemblées autour de la pathologiste Laura Bourque pour procéder à la nécropsie, l’équivalent animal d’une autopsie. À première vue, la cause de la mort semble évidente. 

Cinq jours plus tôt, un bateau de Transports Canada a repéré son corps flottant au nord de Meat Cove (N.-É.). Punctuation présentait alors une vaste entaille sur son abdomen noir, conséquence d’une collision avec un navire. En raison de la profondeur de l’entaille, les serpentins de ses intestins se sont déversés dans la mer. Le temps qu’elle atteigne la plage, ils ont disparu, dévorés par d’autres créatures marines. La fente de cinq mètres de long, large de trois mètres par endroits, laisse apparaître la graisse, les muscles épais, les reins ainsi que l’utérus et son col. 

Sauter rapidement aux conclusions, c’est loin d’être la façon de faire une nécropsie. Celle-ci consiste plutôt en une analyse systématique, approfondie, qui commence par la mesure de la carcasse, y compris sa circonférence, et un examen minutieux de la peau, explique Laura Bourque. Les pathologistes doivent être attentifs et noter tout ce qui est susceptible de s’avérer important par la suite. Il est possible, avance la pathologiste, que la collision avec le navire se soit produite peu après que Punctuation fut morte d’une cause entièrement différente, comme une maladie ou une infection. L’équipe doit n’avoir aucun a priori

La tâche est colossale. Sale, viscérale, inoubliable. Punctuation, dont le poids est d’environ 50 tonnes, est la plus grosse baleine noire jamais vue. Même couchée sur le côté, elle domine tout le monde sur la plage. Laura Bourque et son collègue pathologiste de la faune Pierre-Yves Daoust, professeur émérite à l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard, enfilent des gants et des cuissardes et se mettent au travail, bravant ce que Laura Bourque appelle « l’odeur caractéristique » de la baleine en décomposition. (« C’est très pénétrant », dit-elle.) 

La peau d’encre de Punctuation est striée de cicatrices blanches, sorte d’itinéraire de ses nombreuses interactions avec des lames tranchantes et des cordages de pêche. Plusieurs de celles qui marquent son côté gauche semblent avoir été causées par des hélices, d’autres marbrent le côté gauche de sa lèvre, sa queue, ses deux nageoires et son côté droit. La plupart des blessures antérieures sont si profondes que le tissu cicatriciel blanc s’étend sur 10 centimètres, de la surface de l’épaisse couche de peau jusqu’à la graisse. « Il s’agit d’un ensemble impressionnant de traumatismes », affirme Laura Bourque. Et d’une preuve de la remarquable capacité des baleines noires à guérir de leurs terribles blessures. 

C’est aussi un indice de la quantité d’énergie que Punctuation a dû déployer pour se remettre de ses interactions avec l’attirail que les humains utilisent en mer. 

Lorsque les pathologistes commencent à disséquer son corps avec des couteaux à longue lame, ils découvrent une couche de graisse inhabituellement épaisse, signe que Punctuation était en bonne santé et bien nourrie. Ils retirent le lard de son corps et le découpent en tranches de la taille d’une table — rappel macabre de la façon dont les baleiniers procédaient pour obtenir de l’huile à partir de la graisse de baleine. 

Ils examinent ensuite ses muscles et ses organes vitaux, encore relativement épargnés par la décomposition, avant de défaire son squelette, os par os, attentifs à toute trace d’anomalie mortelle. Puis ils la retournent à l’aide de la pelle mécanique afin d’étudier le côté qui reposait jusque-là sur le sable. 

Entrer si intimement dans l’un des plus grands animaux ayant jamais vécu sur Terre donne une perspective rare. Non seulement sur la chair, les cellules et les molécules de la créature, mais aussi sur la manière dont sa vie est liée à la vie sur la planète dans son ensemble — passée, présente et future. « Toutes les espèces ont leur propre façon de gérer leur existence et leur environnement. Et leur adaptation est étonnante, des chauves-souris aux grandes baleines comme celle-ci, note Pierre-Yves Daoust. Il faut comprendre comment l’animal fonctionne si l’on veut expliquer pourquoi, à un moment donné, ça n’a pas fonctionné. Nous mettons ensemble beaucoup de petites choses pour faire apparaître un portrait complet. » 

Dans le cas des baleines, cela signifie lire les mystères du temps et de l’évolution. Il y a des millions d’années, leurs ancêtres marchaient sur la terre ferme. Longtemps après, les descendants sont retournés dans l’océan, mais ont conservé les caractéristiques d’autres mammifères très évolués, comme les humains. La mère donne naissance à un seul petit, l’allaite et l’éduque, le gardant à proximité pendant un an. Les baleines se meuvent en bougeant leur queue de haut en bas, grâce à la colonne vertébrale des mammifères qui a aidé leurs ancêtres à se déplacer dans les marais. Les poissons, eux, remuent leur queue d’un côté à l’autre. 

Ce retour dans les profondeurs de la mer est peut-être la raison pour laquelle les grandes baleines ont survécu, alors que la plupart des grands mammifères ont disparu quand la calotte glaciaire a traversé les terres en dévorant les habitats. Si plus tard l’interdiction de la chasse à la baleine a permis un rétablissement remarquable de certaines espèces, comme la baleine à bosse, de nombreuses autres sont de plus en plus fragilisées par les nouvelles menaces humaines, notamment le réchauffement des océans. D’autres seront aussi en danger dans l’avenir si nous ne parvenons pas à réduire les émissions de carbone. 

Pierre-Yves Daoust et Laura Bourque n’ont trouvé aucune infection ou maladie chez Punctuation, ni même un signe que son corps ait déjà été en convalescence prolongée. En fait, elle était rudement bien portante. C’est probablement la lacération abdominale massive qui a provoqué sa mort, après tout. La grosseur de la blessure laisse croire que celle-ci a été causée par un bateau de croisière, un porte-conteneurs, un remorqueur ou un mégayacht. 

Le traumatisme a été plus que suffisant pour tuer Punctuation, dit Pierre-Yves Daoust. La lame incurvée du navire l’a éviscérée, tranchant les muscles et la paroi de l’abdomen, jusque dans la cavité abdominale. Le sang a dû affluer de toutes les parties de son corps pour tenter de soigner la blessure, si bien que la baleine a sans doute subi un choc vasculaire, voire neurologique. Ses organes se répandant hors de son corps, elle a probablement perdu connaissance avant de mourir. 

Selon que la lame a sectionné ou non une grosse artère, cette descente vers la mort aura pris de quelques instants à quelques heures, d’après Pierre-Yves Daoust. Et elle aura été terriblement douloureuse. 

« Un énorme gâchis », ajoute Laura Bourque. 

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Tenter de sauver une espèce aussi près de l’extinction est une responsabilité écrasante, surtout lorsque les décès sont évitables. Au début de 2020, les spécialistes de la baleine noire, tant au Canada qu’aux États-Unis, ressentent la pression. Y aura-t-il une autre série de morts horribles, comme en 2017 et en 2019 ? Le scénario de 2018, où aucune femelle n’a eu de petit, va-t-il se répéter ? Quelles nouvelles mesures pourront être mises en place pour protéger les baleines, alors que celles pourtant rigoureuses de 2019 n’ont pas fonctionné ? Et la plus grande question de toutes : les insaisissables baleines continueront-elles à se montrer dans le golfe du Saint-Laurent ou mineront-elles les efforts déployés pour les étudier en trouvant encore de nouveaux sites d’alimentation ? 

Au début de 2020, les chercheurs ont quelques bonnes nouvelles. Dix baleineaux sont repérés. Ce n’est pas l’année record qu’ils espéraient, mais pas non plus la catastrophe de 2018. Ils planifient des semaines d’expéditions de recherche dans le golfe en juillet et en août. Ils pourront compter sur des relevés aériens réguliers, un planeur sous-marin équipé de capteurs pour écouter les baleines noires ainsi que des bouées acoustiques. Tous ces éléments alimenteront en données une carte interactive conçue par Hansen Johnson, candidat au doctorat en océanographie biologique à l’Université Dalhousie, à Halifax. Les scientifiques seront en mesure de voir où se trouvent les baleines en temps réel. 

Or, même les plans les mieux élaborés s’effondrent en temps de pandémie. 

Les appareils servant à effectuer les relevés aériens et les dispositifs d’écoute sous-marins de l’État restent en place, mais les expéditions sont annulées à la fermeture de la frontière avec les États-Unis, en mars 2020. Une seule exception : le petit bateau du photographe canadien Nick Hawkins, titulaire d’une bourse du National Geographic pour documenter la baleine noire — l’unique non-chercheur autorisé par Pêches et Océans Canada à s’approcher des baleines. Il vit au Nouveau-Brunswick et s’y trouve lorsque les frontières de cette province sont fermées. 

Nick Hawkins met sur pied une petite station de recherche estivale — une caméra spécialement stabilisée et un drone pour les prises de vues aériennes — sur l’île Lamèque, à environ une demi-heure de navigation de l’endroit où les baleines noires sont parfois repérées. Puis il se porte volontaire, avec sa femme, Andrea Tapia, pour alimenter le catalogue de l’Aquarium de Nouvelle-Angleterre. 

Pour les chercheurs, juin 2020 est difficile. Certains parlent de stress post-traumatique causé par l’effroyable saison de 2019. Plusieurs raconteront par la suite avoir détesté entendre le téléphone sonner et les messages entrer, craignant chaque fois d’apprendre qu’une autre baleine noire était morte ou prise dans des filets. « Je suis assise ici à retenir mon souffle, littéralement », dit Tonya Wimmer, de la Marine Animal Response Society, depuis son bureau de Halifax à la mi-juin. 

Les baleines finissent souvent par mourir après avoir été aux prises avec des cordages. (Photo : Nick Hawkins)

Une semaine après, jour du premier anniversaire de la nécropsie de Punctuation, le premier baleineau de la génération 2020 est retrouvé mort au large des côtes du New Jersey. Il a été heurté par un premier navire, a survécu à de terribles entailles d’hélice sur la tête et le ventre, pour succomber quelques semaines plus tard, à la suite d’une collision avec un second bateau. 

Un autre baleineau gravement blessé avait déjà disparu, après avoir été percuté par un navire au large de la Géorgie. Tout comme une femelle adulte décharnée, appelée Dragon, qui avait été repérée au large du Massachusetts plus tôt dans la saison, une bouée de pêche logée dans sa gueule. Ils sont présumés morts. 

En juillet 2020, la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature, alarmée, fait passer l’espèce de la catégorie « en danger » à « en danger critique d’extinction ». C’est un pas de plus vers « extinction à l’état sauvage ». Les baleines noires sont les plus proches de cette limite parmi toutes les grandes baleines sur Terre. 

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Il est difficile de trouver des signes d’espoir. Mais il y en a. Tout d’abord, comme le souligne Moira Brown, de l’Institut canadien de la baleine, au Nouveau-Brunswick, les pêcheurs locaux, les équipages de pont des navires et les quartiers-maîtres souhaitent ardemment éviter les interactions avec les baleines. « Ce sont eux qui sauvent les baleines. Et on ne leur accorde pas beaucoup de mérite. » 

L’utilisation de cordages de plus petit calibre, dont les baleines peuvent se libérer plus facilement, est à l’essai. L’idée d’un équipement sans cordes l’est aussi, notamment en attachant certains pièges à des ballons gonflables plutôt qu’à des lignes de bouée. « Il y a trois ans, les gens pensaient que c’était Star Trek », dit Sean Brillant, de la Fédération canadienne de la faune, en décrivant le changement technologique. « Mais au cours des trois dernières années, devant l’urgence de la situation, la communauté des pêcheurs, sans parler de la communauté scientifique, a embarqué. » 

Des sauveteurs en mission tentent de dépêtrer une baleine d’un équipement de pêche à l’aide d’un grappin. (Photo : Nick Hawkins)

Les scientifiques et les décideurs explorent des mécanismes pour éloigner les navires des baleines, notamment des systèmes d’alerte précoce et des zones interdites aux bateaux quand les baleines sont présentes. Le groupe de protection de la nature Oceana Canada réclame des restrictions de vitesse obligatoires dans le détroit de Cabot, qui mène au golfe du Saint-Laurent. Selon Sean Brillant, il est temps d’envisager une restriction de la navigation dans tout le golfe à certaines périodes de l’année. « Nous devons examiner certaines des idées les plus folles, dit-il, parce que la situation devient vraiment critique. » 

Les biologistes des baleines réfléchissent à de nouvelles façons d’étudier l’espèce afin de concevoir davantage de moyens de la protéger. Parmi les idées : vérifier la température de l’air sortant des évents des mammifères avec des caméras thermiques transportées par des drones, prendre des mesures à l’aide de photographies à haute résolution, voire observer les baleines par satellite. 

Le sort de la baleine noire de l’Atlantique Nord est, à ce point-ci, entre nos mains. Sa survie relève davantage du choix philosophique que pratique : la baleine noire n’est pas une espèce qui a besoin d’être sauvée parce que les humains en dépendent pour leur alimentation ou leurs revenus. Si nous la sauvons, ce sera parce que nous reconnaissons qu’elle a sa propre valeur intrinsèque. Ce sera une forme de rédemption pour toutes les espèces que nous avons laissées s’éteindre. 

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Il reste deux images. 

Le lendemain de la mort du premier baleineau de 2020, la journée était parfaite : légère couverture nuageuse, peu de vent, une rareté dans le golfe du Saint-Laurent. Nick Hawkins était sur l’eau et a repéré une mère, Harmony, avec son baleineau joufflu, l’un des huit survivants du lot 2020 et le quatrième duo mère-petit observé dans le golfe à ce moment-là. Il a envoyé son drone pour prendre quelques images, restant en retrait. Harmony a plongé pour se nourrir, laissant son petit à la surface. Le baleineau a regardé vers le bateau, curieux. Quelle était cette chose flottant sur l’eau ? Il a nagé pour s’approcher — un bébé, mais quand même moitié aussi long que le bateau. Il a regardé la coque par en dessous, tournant autour de l’embarcation, plongeant en dessous, puis remontant à la surface à environ trois mètres de la poupe. Dans son élément. Presque assez près pour être touché. 

« Dans un moment pareil, on laisse tomber les appareils photo et on apprécie l’instant », dit Nick Hawkins. 

Un an et un jour plus tôt, Nick Hawkins avait assisté à la nécropsie de Punctuation, prenant ses photographies obsédantes. Il était là à la fin, lorsqu’est venu le temps pour Laura Bourque, Pierre-Yves Daoust et les autres de nettoyer. Un vrai calvaire. Laura Bourque s’est assise dans l’océan, frottant ses outils et son équipement avec du sable pour éliminer l’odeur et les viscères de la baleine. 

Punctuation était alors en morceaux. L’excavatrice allait plus tard lui creuser une énorme tombe dans les dunes, en retrait de la plage. C’était la meilleure solution. Une sépulture en mer était impossible, des morceaux auraient été ramenés sur la terre par la marée. D’une certaine manière, le fait qu’elle ne puisse pas reposer chez elle à sa mort était la chose la plus cruelle de toutes.

Jours sombres pour la baleine noire en 2021

La minuscule population mondiale de baleines noires de l’Atlantique Nord continue de connaître des hauts et des bas en 2021.

La bonne nouvelle : 19 baleineaux sont nés pendant la saison des naissances (de la mi-novembre 2020 à la mi-avril 2021), soit le plus grand nombre depuis près de 10 ans. Dans six cas, les femelles ont mis bas pour la première fois, signe de l’émergence d’une génération de femelles en bonne santé.

Mais, début septembre, le scénario de l’année précédente s’est reproduit : deux baleines mortes ont été aperçues et quatre ont été gravement blessées.

Depuis le début de 2017, pas moins de 34 baleines ont péri et 16 ont été gravement blessées, soit au total plus de 10 % de la population restante. Selon les scientifiques, c’est sans compter celles qui, une fois mortes, n’ont simplement pas été retrouvées.

(La version originale de cet article est parue dans Canadian Geographic.)

Les commentaires sont fermés.

Quel gâchis!

Les moyens déployés sont ridicules et les résultats seront à l’avenant. Tout juste assez pour se donner « bonne conscience » facilement. Trop facilement…

Aussi, je relève «la plupart des grands mammifères ont disparu quand la calotte glaciaire a traversé les terres en dévorant les habitats». En partie, mais la mégafaune préhistorique a également disparue sous la pression de chasse d’Homo Sapiens (https://bit.ly/3oCMG7L). Au rythme où vont les destructions, les seuls gros animaux survivants seront les bovidés d’élevage qui finissent dans nos assiettes.

Juste en biomasse, l’humanité fait plus de 10 fois la masse de tous les animaux sauvages terrestres réunis. Cela fait beaucoup de monde à nourrir avec, en plus, 4 milliards de gros animaux d’élevage. Pour bien saisir le problème, je recommande le visionnement de cette capsule par l’ex-astronaute Julie Payette sur le concept d’anthropocène pour l’émission scientifique Découverte. On y parle des masses comparées des animaux sauvages, des humains et des animaux d’élevage, vers 2 min 11 sec: https://bit.ly/2Hf196x

Les cétacés ont été sauvés dans un premier temps par l’étendue des océans et les faibles moyens de navigation des humains avant le 19e siècle. Puis paradoxalement, par le remplacement des huiles de cétacés par les dérivés du pétrole… Récemment, les baleines côtières sont piégées par la multitudes d’engins de pêche conçus «sans trop réfléchir», le bruit et l’intense traffic maritime à trop grande vitesse.

C’est sans doute trop peu trop tard…

Scientifiquement vôtre

Claude COULOMBE

Aller voir aussi le cas des orques du sud si je ne me trompe pas il en reste que 72 a peu près individues sa serais appréciée merci

Wolfia

Dans un monde aussi sophistiqué en terme de technologie et de téléphones intelligents, ne serait-il pas possible de mettre des GPS après ces géants des mers et d’obliger tous les navires d’être équipés de systèmes d’alarme quand une baleine approche? On met des GPS aux caribous, chevreuils et orignaux, même après les oiseaux migrateurs, alors serait-il possible de le faire pour les baleines sans les affecter?

Quant aux agrès de pêche, aujourd’hui c’est devenu un privilège de pêcher et on devrait interdire les cordes et autres bébelles comme faisant partie des agrès de pêche – on peut trouver d’autres moyens par exemple de remonter les cages à homards. L’exception serait les lignes à pêche et les cordes qui servent à traîner des agrès de pêche mais en limiter la longueur et obliger le pêcheur à toujours surveiller ses agrès et les remonter quand ce n’est plus nécessaire. Avec le GPS sur les baleines, les pêcheurs le sauraient s’il y a une baleine dans les alentours et devraient absolument retirer tous les agrès, cesser de pêcher et se déplacer très lentement. Il doit y avoir un moyen d’éviter toutes ces morts inutiles.

Je trouve cet article vraiment d’actualité. Je crois qu’il est grand temps d’apporter des correctifs aux navires en général. Il faudrait obliger tous les navires, même les chalutiers de pêche, à être équipés d’un dispositif assez puissant pour protéger tous les hélices qu’ils possèdent, et ceci pour empêcher de blesser inutilement tous les mammifères marins.
On pourrait aussi exiger que tous les grands paquebots circulent à au moins 200 km de la côte Atlantique.
On pourrait aussi exiger que tous les engins de pêche soit identifiés à chaque chalutier de façon à être capable de retracer chaque filet, chaque cage de pêcherie à être muni d’une puce retraçable.
Et je crois qu’il serait tout d’abord très pertinent de commencer par entreprendre, une fois pour toutes , de faire le grand ménage des fonds marins, surtout dans les zones de pêche intensive.
Merci de votre écoute. J’aimerais apprécier vos commentaires et un retour de ce courriel.
Bien à vous: Gaston Gagnon