Vivre avec les phoques et les manchots

Entretien avec l’une des rares personnes à avoir vécu près du pôle Sud, la glaciologue française Daphné Buiron, qui raconte son expérience dans le livre Habiter l’Antarctique, publié en 2023 chez Transboréal. 

Photo : D.R.

Vous faites partie des rares humains (et des rarissimes femmes) à avoir mis les pieds en Antarctique depuis sa découverte officielle, en 1819. Qu’est-ce qui vous y a conduite ?

Depuis huit ans, je m’y rends surtout à titre de guide et de conférencière sur des navires de croisière. Mais en 2012, lors de mon séjour d’un an à la base scientifique française Dumont d’Urville (il y a environ 80 stations sur le continent, administrées par une trentaine de pays), je participais à des recherches sur le cycle du soufre dans l’air et l’évolution de la masse du glacier de l’Astrolabe — études qui sont toujours en cours. La calotte glaciaire est comme une bibliothèque : elle contient les archives de l’histoire environnementale du monde, et nous tentons de les déchiffrer en espérant que le passé nous aidera à mieux comprendre la crise climatique.

Qu’est-ce qui frappe la première fois qu’on y débarque ?

L’odeur. En raison du froid, je m’attendais à un environnement propre, mais 56 000 manchots vivent près de la base, située sur la côte de l’Antarctique oriental, et les effluves de cet immense poulailler imprègnent même nos vêtements… Et puis le sol est jonché de squelettes de phoques, d’oiseaux déchiquetés, de déjections. Ensuite, du moins sur la côte, le ciel n’est pas blanc, mais rose, surtout pendant l’hiver. On se sent comme dans un monde de Calinours !

Les conditions de vie sont-elles difficiles sur les bases ?

Elles sont plus rudes aux stations construites près du pôle Sud, où il fait nuit tout l’hiver et où le mercure peut chuter jusqu’à –80 oC. Ça ressemble à la Lune — d’ailleurs, on y mène beaucoup de recherches en astronomie. Les occupants passent des tests psychologiques poussés avant de se joindre à l’aventure. Sur la côte, la température s’apparente à celle des hivers au Québec, mais le vent catabatique, qui descend de la calotte, peut atteindre 240 km/h. De plus, les équipes sont coupées du monde de mars à novembre, car l’océan se recouvre d’une glace épaisse qu’aucun navire ne peut briser, et il n’y a pas de piste d’atterrissage. Bien qu’un médecin vive sur la base, il faut éviter tout risque inutile et faire des efforts pour préserver l’harmonie du groupe. L’année où j’y étais, on a eu la chance d’avoir un pâtissier et un chef formidables qui faisaient des miracles avec des conserves et du surgelé. Bien manger aide à garder le moral !

Les habitants des stations doivent obéir aux principes du Traité sur l’Antarctique, signé en 1959. De quoi s’agit-il ? 

Les 56 pays signataires se sont entendus pour interdire les activités militaires et l’exploitation des richesses sur le continent, du moins jusqu’en 2048. Seuls les travaux scientifiques et le tourisme sont admis. Et encore : il faut suivre des règles d’éthique strictes, surtout depuis l’entrée en vigueur du Protocole au Traité sur l’Antarctique relatif à la protection de l’environnement, en 1998. Par exemple, à moins de posséder un permis spécial, il est interdit de toucher aux animaux. On n’a pas le droit non plus d’intervenir pour sauver un petit poussin manchot du froid ou des griffes d’un pétrel géant… Par contre, le moratoire prendra fin dans 25 ans, et les pays devront alors renouveler les clauses du Traité. Que se passera-t-il si l’humanité est à court de ressources naturelles ? Le continent est toujours en sursis.

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