Est-ce la fin des vasectomies gratuites ?

Au Québec, deux médecins se chargent du tiers de toutes les vasectomies réalisées dans le réseau public de la santé. Le manque de relève pourrait refouler cette intervention médicale dans le secteur privé.

Publié dans :
Bien dépenser
Famille et couple
Illustration : Catherine Gauthier pour L’actualité
Temps de lecture : 7 min.

Le roi de la vasectomie au Québec est un ancien médecin des Forces armées canadiennes, mais rien dans l’attitude de Pierre Boucher ne le laisse deviner. Sauf son efficacité de calibre militaire. Quatre jours par semaine, des hommes entrent à tour de rôle dans sa clinique de Longueuil. Chacun se fait assigner une petite salle où, après une brève préparation par une infirmière, l’omnipraticien le rejoint. Tout en bavardant, ce dernier s’attaque à la tâche, une courte intervention chirurgicale au scrotum. En moins de 10 minutes, l’affaire est dans le sac, littéralement. 

Le médecin de 59 ans effectue au total près de 2 900 vasectomies par année, toutes couvertes par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), un record dans la province. Aucun autre médecin n’en fait autant dans le cadre du régime public. Il est suivi par le Dr Michel Labrecque, 69 ans, et ses 1 800 opérations par an à sa clinique de la capitale nationale. À eux deux, ces médecins d’expérience ont ainsi réalisé plus du tiers des 13 824 stérilisations masculines payées par l’État québécois en 2021. 

Le nombre de médecins qui pratiquent des vasectomies dans le réseau public est en déclin. De 219 en 2012, il est passé à 184 en 2021, selon la RAMQ. Et encore, la grande majorité n’en réalise que quelques-unes par année, puisque près de 60 % de ces opérations sont faites par six médecins. Dans le privé, par contre, l’intervention est en plein essor.

L’ancien médecin militaire s’inquiète de ce manque de relève dans le réseau public. « Quand Michel Labrecque et moi ne serons plus là, je ne sais pas ce qui va se passer. » Il essaie d’enseigner sa technique à de nouveaux médecins, mais il ne peut imposer ses convictions. « La dernière que j’ai formée est partie au privé, où elle facture 500 dollars par vasectomie », raconte-t-il. Plus du double de ce qu’il touche, malgré sa longue expérience.

Il a lui-même été formé par Michel Labrecque, le pionnier canadien de la vasectomie dite « sans bistouri » — une intervention mise au point en Chine, que le Dr Labrecque a commencé à pratiquer au début des années 1990. Son appellation rassure les hommes, mais la procédure est surtout plus simple. Le scalpel y est remplacé par une petite pince pour percer le scrotum et créer un minuscule trou à partir duquel il est possible de sectionner et de cautériser les canaux déférents, ce qui bloque définitivement le passage des spermatozoïdes. Le tout sans points de suture, et à peu près sans douleur. 

« C’est une technique qui peut être exécutée par un médecin de famille », explique Michel Labrecque, lui-même omnipraticien et auteur de nombreuses études sur la vasectomie. L’arrivée de cette méthode a déplacé une partie de ces opérations, alors faites par des urologues à l’hôpital, vers des omnipraticiens en cabinet.

Ces cabinets privés offrent tous la technique « sans bistouri », ce qui n’empêche pas les prix de varier de 350 à 800 dollars.

Sauf que « la pratique coûtait plus cher que ce que la RAMQ nous donnait, alors on facturait des frais pour arriver, ajoute Michel Labrecque. C’était comme ça dans toutes les cliniques. » Et pas seulement dans les cliniques de vasectomie. Ailleurs aussi, des frais accessoires ont commencé à être imposés aux patients pour des médicaments utilisés lors de gestes médicaux couverts par la RAMQ. Des médecins en ont abusé — rappelez-vous les gouttes oculaires à 200 dollars que faisaient payer certains ophtalmologistes.

Le Collège des médecins a prohibé la réclamation de « montants disproportionnés » dans son code de déontologie en 2015, puis le gouvernement du Québec a interdit les frais accessoires pour de bon en 2017.

L’État a toutefois convenu que la somme versée par la RAMQ aux omnipraticiens, soit 92,85 dollars par vasectomie, était trop faible, il l’a donc fait passer à 228 dollars en 2017. Or, devant l’incertitude qui a plané à compter de 2015, des médecins ont cessé de proposer cette intervention et n’ont jamais recommencé depuis. D’autres ont sauté la clôture vers le privé. 

C’est le cas du Dr Benoît Caouette, de la Clinique médicale Plateau Marquette, à Sherbrooke. « Je serais resté au public s’il n’y avait pas eu cette période d’attente », affirme-t-il. Sa pratique, qui atteint désormais 1 400 vasectomies par année, a bénéficié de la diminution de l’offre dans le réseau public, qui s’est poursuivie même après 2017. « Juste dans la région, on est passé de trois points de service, publics et privé, à un seul, et il est privé », observe-t-il. 

Impossible de connaître le nombre de vasectomies réalisées par les cliniques privées, celles-ci n’étant compilées ni par la RAMQ ni par les associations médicales ou les instituts statistiques. Seulement la moitié de la dizaine de cliniques contactées par L’actualité ont dévoilé leurs chiffres, pour un total de 3 000 vasectomies.

« La concurrence augmente dans le privé », constate l’urologue Carlos Marois, qui s’est lui aussi désaffilié dans la foulée du débat sur les frais accessoires pour créer les Cliniques Marois, dans les régions de Montréal et de Québec, où sont effectuées près de 550 vasectomies par année, dont des cas complexes. Ces cabinets privés offrent tous la technique « sans bistouri », ce qui n’empêche pas les prix de varier de 350 à 800 dollars environ.

La privatisation des interventions chirurgicales, dont la vasectomie, « inquiète énormément » Camille Pelletier Vernooy, membre du conseil d’administration de Médecins québécois pour le régime public. En plus des enjeux éthiques d’un système à deux vitesses, elle craint que le privé ne draine les ressources humaines déjà limitées du réseau public.  

Questionné à ce sujet, le cabinet du ministre de la Santé a renvoyé L’actualité au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), qui a souligné l’importance que la vasectomie demeure accessible sans frais, mais que c’était aux CIUSSS et CISSS de s’assurer que la population y a accès. 

La Dre Mélanie Savard-Côté, qui s’est récemment jointe à la clinique privée ExcelleMD, à Saint-Eustache, aurait souhaité continuer dans le réseau public, mais avec les loyers, les salaires et les dépenses qui « grimpent en flèche, ce n’était plus possible d’être rentable », affirme-t-elle. Sans oublier qu’elle devait faire de la publicité afin que ses services — gratuits ! — ne restent pas dans l’ombre des cabinets privés sur le Web.

Mais pourquoi donc des hommes sont-ils prêts à payer pour une intervention qui est couverte par la Régie de l’assurance maladie du Québec ? C’est en partie une question d’éducation, estime le Dr Michel Labrecque. À cause des frais accessoires qui ont longtemps été facturés, de nombreuses personnes croient qu’il faut débourser de l’argent pour obtenir une vasectomie. « Chaque semaine, lors des rendez-vous préopératoires, des gens me demandent combien ça coûte », dit le médecin. 

À moins de savoir que cette procédure est couverte par la RAMQ et d’orienter ses recherches en ce sens, un homme qui google « clinique vasectomie » risque en effet de tomber sur des cliniques privées. 

Le privé a aussi une aura de rapidité, croit le roi de la vasectomie, Pierre Boucher. « Le mot qui court, c’est que c’est long avant d’avoir une vasectomie dans le réseau public. C’est vrai, mais uniquement en centre hospitalier. » Selon le MSSS, l’attente moyenne pour une consultation à l’hôpital dans cette catégorie de soins est de 304 jours au Québec. En cabinet, elle varie de un à trois mois… un délai semblable à celui de certaines cliniques privées ! Les plus chères permettent toutefois d’obtenir un rendez-vous en quelques jours. 

Avec l’inflation, Pierre Boucher doit trouver de nouvelles méthodes pour absorber l’augmentation de ses frais, alors que le paiement de la RAMQ, lui, est resté le même depuis 2017. Mais pas question de passer au privé. À ses yeux, l’accessibilité à la vasectomie est trop importante pour abdiquer sa couronne.   

Mise à jour: La version originale de cet article a été modifiée le 2 février 2023 pour préciser que c’est à l’aide d’une pince, et non d’une aiguille, que le scrotum est percé afin de procéder à la vasectomie.