«Vous voulez un chapeau ? C’est gratuit ! » La jeune femme qui m’a interpellée alors que je déambulais sur les lieux d’un récent festival montréalais a réussi à attirer mon attention. Je lui ai donné non seulement mon nom, mais aussi mon adresse courriel — alors que je tente désespérément de réduire la quantité de promos en tous genres qui tombent dans ma boîte. En échange, j’ai reçu un couvre-chef en toile portant le logo de sa boutique, qui finira sûrement au fond d’une penderie… Mais pourquoi diable ai-je accepté cette offre ?
Un tel comportement n’étonne pas du tout Ali Tezer, professeur de marketing à HEC Montréal. Lorsque nous pouvons obtenir quelque chose sans payer, nous perdons momentanément tout sens critique. Le phénomène est si bien documenté qu’il l’enseigne à ses étudiants dans le cours Comportement du consommateur. Grâce à des échantillons gratos ou à une livraison sans frais, les entreprises peuvent vraiment finir par nous convaincre de payer pour leurs produits. Et la plupart du temps, on n’y voit que du feu !
« Comme consommateurs, ne pas avoir à sortir notre portefeuille nous met dans de bonnes dispositions », explique Ali Tezer. Nous nous posons alors beaucoup moins de questions que si nous avions une décision d’achat à prendre. Nous surestimons les avantages de la transaction, en sous-estimant ses inconvénients.
Choix illogique
Les biens gratuits ont un pouvoir d’attraction bien spécial, comme si une réduction du prix de un à zéro dollar valait plus qu’une réduction de deux à un dollar. Cet effet a un nom en économie comportementale : le zero-price effect (l’effet zéro dollar). Les émotions l’emportent alors sur une analyse coût-bénéfice purement rationnelle, surtout si le produit a le potentiel de procurer du plaisir.
De nombreuses études l’ont démontré, dont une publiée en 2015 dans l’International Journal of Research in Marketing par des chercheurs américains. Devant deux cupcakes au chocolat, l’un bas de gamme à 1,19 $ et l’autre de meilleure qualité à 1,47 $, les participants ont choisi l’un ou l’autre en proportions égales. Mais quand le cupcake bas de gamme a été offert gratuitement et celui de meilleure qualité à 28 ¢, les gens ont été trois fois et demie plus nombreux à opter pour le gâteau gratuit plutôt que pour l’autre ! Et ce, même si l’écart de prix entre les deux était encore exactement le même, soit 28 ¢… La plupart des gens ont préféré manger gratis plutôt que de savourer un bon cupcake à prix d’aubaine.
Ce genre d’expérience, d’abord réalisée en 2007 avec de petits chocolats bon marché (Hershey’s Kiss) et haut de gamme (Lindt) par l’équipe de Dan Ariely, chercheur à l’Université Duke, en Caroline du Nord, a depuis été répétée avec d’autres types de produits et d’offres, notamment dans le domaine du tourisme.
Au moment de choisir un hôtel, par exemple, les voyageurs accordent une importance démesurée au fait que le petit-déjeuner est inclus ou non dans le prix de la chambre, ont montré des chercheurs espagnols. Quand il ne l’est pas et qu’il est proposé au même prix dans un hôtel quelconque et dans un autre, plus beau et plus cher, bon nombre de personnes sélectionnent le plus bel endroit. Mais si on leur dit que le repas sera gratuit à l’hôtel bon marché, elles sont bien plus nombreuses à opter pour ce dernier afin de profiter de cette gracieuseté de la maison.
« Les hôteliers ont maintenant pris l’habitude d’offrir toutes sortes de choses “gratuites” comme le petit-déjeuner, le Wi-Fi ou le stationnement pour attirer les clients. Dans les faits, ils haussent les prix des chambres pour couvrir ces frais », dit Ali Tezer.
Livraison gratuite
Obtenir la livraison d’articles sans frais fait aussi partie des éléments qui nous convainquent de passer à la caisse. Les clients d’une épicerie en ligne préfèrent en général une offre de livraison gratuite qui leur fait épargner 6,99 $ à une remise qui réduit le prix d’achat de leur commande de 10 $. David Bell, aujourd’hui spécialiste du commerce en ligne, l’a illustré il y a 15 ans alors qu’il était chercheur à l’Université de Pennsylvanie.
L’attrait de la livraison gratuite ne s’est pas estompé depuis : pour 77 % des consommateurs, c’est d’ailleurs l’élément qui les rend le plus susceptibles d’acheter un article en ligne, selon un sondage de l’agence de marketing américaine Walker Sands réalisé en 2019 auprès de 1 600 répondants. Cet incitatif est bien plus populaire que la possibilité de recevoir son achat le jour même ou de le visualiser en 3D sur le site. En plus de la gratuité, un autre élément est en jeu ici, souligne Ali Tezer : « Les gens estiment souvent qu’ils ne devraient pas avoir à payer pour la livraison, parce que c’est intangible. »
Amazon l’a compris en lançant en 2005 Amazon Prime, un abonnement annuel d’une centaine de dollars qui garantit, parmi d’autres bénéfices, la livraison en deux jours sans frais supplémentaires. Même si devenir membre donne maintenant accès à des millions de films et de pièces musicales sur Prime Video et Amazon Music, à des rabais et à bien d’autres choses, la livraison gratuite continue de séduire. Pour plus de 56 % des gens, c’est même la raison principale de magasiner sur Amazon, selon un sondage de Statista mené aux États-Unis en septembre 2021 (seule la possibilité de tout trouver sur le site a été évoquée par plus de participants, soit 66 %). Ces gens sont donc prêts à payer pour avoir la certitude… de ne pas payer l’expédition plus tard (et avoir accès à des films en boni).
Bon nombre de détaillants incitent aussi leurs clients à dépenser davantage que prévu, en offrant la livraison gratuite lorsque le panier d’achat atteint la somme de 35 dollars ou plus, par exemple. Et ça marche : près du tiers des gens sont prêts à augmenter la valeur de leur commande en ligne pour profiter d’un tel avantage, selon un sondage du magazine Forbes réalisé auprès de 3 000 répondants en 2019.
Produits à tester
Même un simple rouge à lèvres ou un échantillon de crème promis par la cosméticienne à l’achat d’un autre produit peut nous inciter à prendre une décision irréfléchie. « Les échantillons nous permettent d’essayer de nouveaux produits sans avoir à débourser quoi que ce soit », explique le professeur de marketing Ali Tezer. Si la crème nous plaît le moindrement, nous voudrons inconsciemment remercier l’entreprise pour ce « cadeau » en achetant son produit plutôt que celui du concurrent.
« Le principe de réciprocité est fortement ancré chez l’être humain et existe dans presque toutes les cultures », souligne Ali Tezer. Ce liant social nous pousse à rendre service à un voisin qui nous a déjà dépanné, à rendre la pareille à un ami qui nous a offert un présent à notre anniversaire… ou même à acheter le produit d’une entreprise qui nous a donné un petit quelque chose.
Pour augmenter les ventes, distribuer des échantillons est en effet deux fois plus efficace que d’offrir un rabais ou de présenter les produits en bout de rangée en magasin, selon une étude de chercheurs des États-Unis et de Singapour publiée en 2017 dans Journal of Retailing.
Le premier mois est gratuit
L’essai sans frais de services d’écoute de musique ou de vidéo en continu repose sur plusieurs de ces principes de psychologie du consommateur. Apple TV+ propose par exemple un essai gratuit de sept jours, suivi d’un abonnement à 5,99 $ par mois. Spotify est encore plus généreux avec son offre de trois mois à 0,00 $ (l’abonnement mensuel est ensuite de 9,99 $).
« On s’inscrit sans se poser de questions puisque ça ne coûte rien », dit Ali Tezer. Puis après avoir profité de tous ces contenus, certains auront la vague impression que l’entreprise leur a fait une faveur et paieront un premier mois… D’autres deviendront des clients fidèles grâce à cet échantillon gratuit. Et d’autres oublieront simplement de se désabonner !
« Je suis fasciné par la quantité d’articles et de services que nous acceptons parce que c’est gratuit, même si nous savons au fond de nous-mêmes que nous ne les utiliserons jamais. C’est vrai pour une tasse ou un sac réutilisable arborant un logo, pour un abonnement inutile, etc. Même moi, je me laisse parfois convaincre, alors que j’enseigne ces principes à l’université ! »
Voilà. Je comprends mieux pourquoi j’ai un chapeau de plus dans ma collection et une boîte de courriel pleine…
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