Le boum des héritages

Le Québec vieillit. Le nombre d’héritages et leur valeur sont en pleine explosion. Les Québécois sont-ils bien préparés pour gérer le plus grand transfert de richesse de leur histoire?

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Bien dépenser
Famille et couple
Illustration: Luc Melanson pour L'actualité
Illustration: Luc Melanson pour L’actualité

Le chanteur pop Prince, mort subitement à 57 ans en avril 2016, lègue une fortune estimée à 250 millions de dollars américains… sans testament! Qui sont ses héritiers? Sa sœur, deux demi-sœurs, un demi-frère, une nièce et une petite-nièce se disputent le pactole devant un tribunal du Minnesota. Le juge a déjà rejeté 29 autres prétendus héritiers.

Les chicanes d’héritiers aussi homériques sont rarissimes au Canada, mais le Québec se prépare néanmoins à une vague d’héritages record. La génération née entre 1920 et 1940, réputée très économe, arrive en fin de vie. Déjà, de 2007 à 2012, quelque 20 milliards de dollars ont ainsi changé de main, selon une étude de l’Institut de la statistique du Québec. Valeur moyenne des héritages: 82 100 dollars en 2012 — un chiffre qui augmente d’année en année. Et le nombre de familles québécoises qui hériteront ira aussi croissant: 17 % des familles ont hérité en 2007. En 2012, on en était à 28 %!

On assiste en fait à un formidable rattrapage patrimonial, selon Marc-André Gauthier, analyste à l’Institut de la statistique du Québec et auteur de l’étude Les transferts interfamiliaux au Québec: Héritages et transferts volontaires. Alors que les Québécois de 65 ans et plus avaient toujours été nettement moins riches que la moyenne des Canadiens de leur âge, voilà qu’ils les ont rejoints. De 1999 à 2012, leur actif familial moyen est passé de 275 000 à 565 000 dollars. «Et encore, l’enquête sous-estime la valeur des patrimoines transmis, parce qu’elle porte seulement sur la valeur en argent, et pas sur la valeur marchande des biens hérités, comme la maison, l’automobile, les meubles», dit Marc-André Gauthier.

Les cas de triplex achetés 30 000 dollars et revendus 10 fois plus cher 30 ans plus tard se multiplient, et les aînés possèdent donc plus de patrimoine que jamais. «Il y a 50 ans, quand la grand-mère mourait, la famille se cotisait pour payer les funérailles. Maintenant, c’est différent. Il y a du capital», dit Me Michel Beauchamp, associé au cabinet Beauchamp & Gilbert, qui constate par ailleurs une enflure des litiges successoraux.


Le gros lot… ou pas

Au Québec, l’héritage moyen était de 82 100 dollars en 2012. Ce chiffre masque non seulement de très grandes inégalités, mais des inégalités qui se transmettent de génération en génération, selon l’étude Les transferts interfamiliaux au Québec: Héritages et transferts volontaires, de l’Institut de la statistique du Québec. Dans les faits, 60 % des héritiers touchent moins de 30 000 dollars. Seulement 14,5 % des familles les moins riches héritent. À l’inverse, 42 % des familles les plus riches ont déjà hérité, d’une somme moyenne de 157 500 dollars. Comme quoi les riches ont trois fois plus de chances d’hériter que les pauvres, et ils vont hériter d’une somme cinq fois plus importante.


Les planificateurs financiers préviennent pourtant leurs clients de ne jamais compter sur un héritage pour leur propre planification financière. «Certains insistent», dit Yannick Paquin, planificateur financier au Groupe financier Savard & associés. «Je refuse de considérer un héritage anticipé dans les revenus futurs. Il y a trop d’incertitudes. On ne sait ni quand les parents mourront, ni s’il y aura toujours de l’argent, ni si on sera toujours héritier…»

Seulement un Québécois sur quatre assure que l’héritage qu’il espère toucher un jour fait partie de sa planification financière, selon un sondage CROP-L’actualité. Reste que l’héritage suscite presque toujours des espoirs irréalistes. Dans une étude produite par Decima Research en 2006, les répondants, qui avaient reçu 56 000 dollars en moyenne cette année-là, affirmaient s’être attendus à… trois fois plus!

Depuis quelques années, de nombreuses études claironnent que 1 000 milliards de dollars de patrimoine changeront de main au Canada d’ici 20 ans sous forme d’héritages. C’est très optimiste: oui, d’ici 10 ans, la plupart des membres de la génération la plus économe auront disparu et donc légué les économies d’une vie, mais il n’est pas acquis que leurs baby-boomers d’enfants seront aussi frugaux. «Les gens sont plus riches au moment de la retraite, oui, mais ils vivent plus vieux et ils sont plus dépensiers. Il y a de plus en plus de successions déficitaires», dit Gérard Guay, président de la Chambre des notaires du Québec.

L’importance des héritages dépend directement de la manière dont vivent les retraités. «Le principal risque financier des retraités, c’est de vivre trop vieux et de survivre à leur épargne», dit Pierre-Carl Michaud, professeur titulaire au Département d’économie appliquée et spécialiste de l’économie du vieillissement à HEC Montréal. Les institutions financières déploient de plus en plus d’outils financiers visant à améliorer la sécurité financière des retraités, comme l’achat d’une rente viagère (un revenu mensuel garanti pour le reste de votre vie, moyennant le versement, en une seule fois, d’une somme puisée à même vos épargnes) ou les hypothèques inversées (qui consistent à tirer un revenu mensuel à partir de la valeur de la maison). «Ces outils se paient à même les actifs des personnes âgées, qui diminuent d’autant, dit Pierre-Carl Michaud. C’est encore une raison de rester conservateurs quant à l’importance des héritages à venir.»

Les Québécois sont-ils mieux préparés que ne l’était le chanteur Prince en matière successorale? Oui et non.

Seulement 48 % des adultes québécois ont un testament, selon le sondage CROP-L’actualité. Cette proportion grimpe à 75 % chez les plus de 55 ans. Comme quoi l’approche de la mort fait réfléchir! D’autres données révèlent cependant un fort niveau de non-préparation: selon un sondage Ipsos Descarie mené pour la Chambre des notaires du Québec en 2008, seulement 47 % des parents d’enfants mineurs ont désigné un tuteur pour leur progéniture, et moins de la moitié des testateurs ont informé leurs héritiers de l’endroit où se trouve le document!

«Outre les gens prévoyants, la plupart pensent au testament une fois, quand ils vont voir le notaire pour leur maison, dit Gérard Guay, de la Chambre des notaires du Québec. Les mieux préparés ont souvent été témoins d’une succession catastrophique ou ont vécu un cas de succession après la perte d’un être cher. Ils ont vu comment ça pouvait être compliqué.»


Bien préparés?

81 % des Québécois affirment qu’à leur décès ils laisseront quelque chose à leur conjoint ou à leurs enfants.

48 % seulement des Québécois ont fait leur testament (75 % chez les 55 ans et plus).

59 % des Québécois ont déjà discuté de leurs dernières volontés avec leur entourage. Les femmes sont un peu plus prévoyantes que les hommes à cet égard.

24 % des Québécois disent que l’héritage qu’ils pourraient recevoir un jour fait partie de leur planification financière.

(SOURCE : Sondage CROP-L’actualité mené du 12 au 17 octobre 2016 par l’intermédiaire du Web auprès de 1 000 répondants.)


L’héritage demeure un sujet de discussion difficile en famille, parce qu’il est à la jonction de deux tabous: l’argent et la mort. Ainsi, 41 % des Québécois n’ont jamais abordé le sujet avec leur entourage, selon le sondage CROP-L’actualité. Ce qui donne des testaments mal faits, dépassés, irréalistes, incohérents, qui réservent souvent de mauvaises surprises aux héritiers et des nuits blanches aux liquidateurs.

Chaque succession, chaque testament sont des cas uniques, mais tous les notaires, planificateurs financiers, héritiers et liquidateurs interviewés pour ce dossier ou qui ont écrit sur la question s’accordent sur un point: une bonne préparation est essentielle. Tester, c’est prévoir, et cela ne se fait pas en criant lapin. «Il y a des gens très bien préparés et d’autres qui ne le sont pas du tout. C’est très inégal», dit Martin Dupras, planificateur financier et président fondateur du cabinet-conseil ConFor financiers.


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Une succession, même simple, fait appel à des considérations juridiques, fiscales et financières parfois complexes. Bien des mythes et des légendes urbaines viennent tout compliquer. Et ce que vous avez vu à la télé américaine ou française a de grandes chances de ne pas s’appliquer dans le droit québécois! Avant de rédiger, il faut donc consulter. Le notaire, tout comme le planificateur financier, doit être informé du bilan financier et patrimonial de son client, de sa situation familiale, de ses intentions de legs particuliers, de son plan de retraite. Les plus consciencieux voudront même connaître le climat entre les héritiers: est-ce que les enfants s’entendent entre eux, avec les conjoints et le liquidateur?

«Je veux bien croire que les enfants ou les ex s’entendent bien. Mais je demande souvent à mes clients de fermer les yeux et d’imaginer comment ce sera quand ils ne seront plus là», dit Suzanne Hotte, notaire et médiatrice successorale au cabinet Hotte & associés. «Heureusement, il existe toutes sortes de solutions pour prévenir les conflits.» À condition de connaître la situation… et de la reconnaître!

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