À mi-chemin entre San Francisco et Los Angeles, Fresno n’a rien de bien particulier. On y trouve une riche industrie agricole, beaucoup d’étudiants et, selon ses habitants, de délicieux tacos. C’est pourtant dans cette ville californienne en apparence sans histoire qu’a surgi un petit objet de plastique qui allait chambouler notre manière d’acheter.
Le 18 septembre 1958, 60 000 citoyens de Fresno trouvent une surprise dans leur boîte aux lettres, gracieuseté de Bank of America : une carte de crédit, décrite comme révolutionnaire. « Un compte tout usage ! » peut-on lire en lettres majuscules sur la pleine page de publicité que s’est payée l’institution financière ce jour-là dans un journal local, le Fresno Bee. « C’est rapide, facile, pratique, et vous pouvez payer ce que vous voulez, que ce soit un souper dans votre restaurant favori ou un nouveau tapis pour votre salon ! » Ces citoyens, carte en main, sont en fait sans le savoir les cobayes du « Fresno Drop », une expérimentation périlleuse qui s’est finalement avérée fort profitable.
Dans les années 1950, le crédit existe déjà, mais sous une forme différente. Plusieurs commerces locaux acceptent d’inscrire les dépenses courantes de leurs clients dans un registre et de se faire rembourser à la fin du mois, raconte le numismate — un spécialiste des monnaies — Ken Hallenbeck dans un épisode du balado 99 % Invisible consacré au « Fresno Drop ». Les plus grosses entreprises, comme des magasins à grande surface ou des stations-service, offrent leur propre carte de crédit, utilisable uniquement dans leur commerce. Et pour chaque achat important, comme une voiture ou un réfrigérateur, il faut passer à la banque pour contracter un prêt.
« À l’époque, certains Américains avaient une douzaine de formes de crédit, voire plus », écrit Joseph Nocera dans son livre A Piece of the Action: How the Middle Class Joined the Money Class (Simon & Schuster, 1994). La carte Diners Club, apparue en 1949, simplifie pour la première fois le crédit en permettant à ses détenteurs de payer dans quelques restaurants et hôtels de New York, mais elle est utilisée par environ 20 000 personnes seulement, surtout des gens d’affaires.
Entre alors en scène Joseph Williams, 41 ans, responsable de la recherche au service à la clientèle de Bank of America. C’est à lui que l’on confie le mandat de créer une carte de crédit offrant simplicité et flexibilité, qui pourrait être acceptée dans n’importe quel type de commerce. Il se met à analyser les programmes de certaines entreprises, comme Sears ou Mobil Oil, pour concevoir sa nouvelle carte — la BankAmericard — et arrête son choix sur des paramètres qui ont traversé les années : un délai de 25 jours pour payer son solde sans intérêts et un taux d’intérêt annuel de 18 %, identique à celui de la carte de Sears.
Pour tester son nouveau produit, Joseph Williams jette son dévolu sur Fresno. Il s’agit d’une ville de taille acceptable — environ 250 000 personnes — où le recrutement des commerces participants ne devrait pas être trop ardu. Par-dessus tout, près de 45 % des familles y sont déjà clientes de Bank of America, et puisque la ville est relativement isolée, la banque se dit que sa réputation ne sera pas trop entachée si l’opération déraille, résume Joseph Nocera dans son ouvrage.
La nouvelle carte a un plafond variant entre 300 et 500 dollars. Elle a l’avantage d’être acceptée à plusieurs endroits, mais elle offre surtout à son détenteur une liberté jamais vue auparavant, pour le meilleur et pour le pire. Chaque client peut décider de l’utiliser un peu, beaucoup ou pas du tout et de la rembourser au rythme de son choix, en consentant bien sûr à payer les intérêts qui peuvent s’appliquer.
Au départ, la BankAmericard est généralement bien accueillie par les consommateurs, mais aussi par des commerçants qui n’en peuvent plus de gérer un registre et de pourchasser les mauvais payeurs. Et ce, même si Bank of America oblige les commerçants qui l’acceptent — environ 300 au moment du « Fresno Drop » — à payer des frais de 6 % sur chaque transaction. « Quand j’ai expliqué le concept de notre carte de crédit à un commerçant, il s’est presque agenouillé pour m’embrasser les pieds. Il m’a dit que j’allais sauver son entreprise », témoigne Kenneth Larkin, un ancien dirigeant de Bank of America, dans le livre de Joseph Nocera.

Le nombre de cartes distribuées augmente rapidement lorsque Bank of America apprend que des banques concurrentes veulent lui emboîter le pas, passant de 60 000 à 2 millions en l’espace d’un an, seulement en Californie. Joseph Williams a cependant sous-estimé un aspect important : près d’une personne sur quatre ne rembourse pas sa dette de carte de crédit, soit bien plus que les 4 % de défaut de paiement qu’il avait évalués au départ. La banque remédie à la situation en mettant sur pied une division consacrée au recouvrement des dettes, et les résultats sont presque immédiats : le programme s’avère profitable pour la première fois en 1961 et génère des revenus de près de 13 millions de dollars sept ans plus tard.
En 1976, la BankAmericard change d’identité et devient… Visa, un nom qui se prononce de la même façon dans presque toutes les langues, tandis que son éternelle concurrente, Mastercard, entrera sur le marché trois ans plus tard. Certes, la distribution de cartes de crédit non sollicitées est aujourd’hui illégale dans plusieurs territoires, y compris au Québec. Mais même si elle était permise, un envoi postal massif atteindrait presque en bonne partie des habitués de l’argent en plastique. Selon Paiements Canada, 30 % des transactions conclues au Canada en 2020 ont été effectuées avec une carte de crédit… contre 17 % pour celles réalisées avec le bon vieil argent comptant.