Immobilier : les paris sont ouverts

La fièvre immobilière des dernières années retombe et les économistes ne s’entendent pas sur la direction que prendront les prix. Est-ce le moment de vendre ou d’acheter ?

Photo : Steven Puetzer/Getty Images
Photo : Steven Puetzer/Getty Images

La buée qui s’est déposée sur les vitres arrière de la voiture voile la vue, mais elle n’empêche pas Julia Vallelunga de s’enthousiasmer devant l’image déformée d’un petit duplex de Villeray, à Montréal. « Pour moi, c’est un coup de cœur ! Je me vois vraiment habiter ici. » Daniele Béland, courtière à Via Capitale Distinction, arrête le véhicule devant la pancarte « À vendre » tout en approuvant sa cliente. « Ça a beaucoup de potentiel ! Et il y a plein d’arbres dans la rue. C’est le fuuuuuun, non ? »

Les deux femmes s’emballent un moment, jusqu’à ce que le conjoint de Julia, Bruno Gariépy, les interrompe en souriant. « On devrait commencer par le visiter… »

C’est la troisième résidence que le couple visite en ce doux dimanche de février, sa première journée de magasinage. Âgés respectivement de 32 et 31 ans, Julia et Bruno ont des revenus stables, un bon bilan financier et parlent d’avoir un bébé. Bref, ils sont prêts à quitter leur appartement du Plateau-Mont-Royal pour devenir propriétaires.

Ils ont tout de même hésité un moment avant de se lancer dans l’aventure. Et pour cause : après 15 ans de croissance rapide du prix des maisons individuelles dans l’ensemble du Canada — 104 % en 10 ans au Québec —, le marché résidentiel commence à ralentir. Et deux points de vue s’affrontent sur la direction qu’il prendra au cours des prochaines années.

D’un côté, des économistes, des analystes et des banquiers crédibles prédisent une croissance faible, mais continue, des prix. De l’autre, des économistes, des analystes et des banquiers crédibles annoncent une chute du prix des maisons. Entre les deux, des gens comme Julia et Bruno qui se demandent si c’est le bon moment pour acheter.

Force est d’admettre que les prophètes de malheur retiennent l’attention et suscitent l’inquiétude. De nombreux observateurs, dont le réputé magazine The Economist, affirment que le marché résidentiel canadien est sur-évalué. Particulièrement à Vancouver et à Toronto, mais aussi à Montréal.

Même la Banque du Canada, qui pèse toujours ses mots, écrivait dans un rapport en décembre dernier que « le haut niveau d’endettement des ménages et les prix élevés dans certains segments du marché du logement demeurent le risque intérieur le plus important pour la stabilité financière du Canada ».

Car tôt ou tard, une surévaluation doit être suivie d’une correction. Et celle-ci aurait déjà commencé dans l’ouest du pays. À Vancouver, par exemple, on a observé une baisse de prix de 5,6 % de mai 2012 à février 2013. Au début de l’année, le magazine Maclean’s — qui a parfois une certaine propension à dramatiser — affirmait même que la « bulle immobilière » canadienne avait « éclaté ».

Le Torontois David Madani, économiste pour le Canada à Capital Economics, une multinationale qui offre des services de recherche macroéconomique, est l’un de ceux qui annoncent le choc le plus brutal : une dévaluation de 25 % au cours des prochaines années. « Notre estimation est basée sur le rapport entre le prix des maisons et le revenu des ménages, et ce rapport est actuellement beaucoup trop élevé », explique-t-il au téléphone.

Cet argument revient sans cesse dans la bouche des analystes les plus pessimistes. La société américaine Demographia, qui publie annuellement un classement de 337 villes de la planète, a calculé un ratio médian de 3,6 pour les 35 principaux centres urbains du Canada en 2012. En d’autres termes, une maison en ville coûte 3,6 fois le revenu annuel d’un ménage. Selon l’échelle de Demographia, cela classe le marché immobilier canadien comme « légèrement inabordable ». Au début des années 2000, le ratio médian était d’environ 2,6, soit « abordable ».

La situation s’avère encore plus inquiétante dans les métropoles. En huit ans, le ratio est passé de 3,5 à 5,1 à Montréal, de 4,4 à 5,9 à Toronto et de 6,6 à 9,5 à Vancouver, ce qui place les trois villes dans la catégorie « très inabordable ». Bref, le prix des maisons augmente plus vite que le revenu des ménages, et certains y voient des signes de surchauffe.

« Le problème de ce ratio, c’est qu’il est incomplet et donne un portrait anormalement sombre de la réalité », critique Hélène Bégin, économiste principale au Mouvement Desjardins. Certes, le prix et le salaire importent lorsque vient le temps d’acheter une maison, mais d’autres facteurs influencent la capacité de payer. À commencer par les taux d’intérêt sur les prêts hypothécaires qui, à environ 3 %, sont à des creux historiques.

Le Mouvement Desjardins, comme d’autres institutions financières, a donc mis au point un indice d’accès à la propriété. Résultat : l’effort financier nécessaire pour acheter une résidence est bel et bien plus grand qu’au début des années 2000, mais il ne se situe que légèrement au-dessus de la moyenne historique calculée depuis 1988.

Évidemment, les taux d’intérêt remonteront un jour et les ménages auront alors plus de difficulté à accéder à la pro priété. « Si tout se passe bien, le marché immobilier ralentira pour réussir un atterrissage en douceur, avance Hélène Bégin avec espoir. Nous ne sommes cependant pas immunisés contre une baisse des prix. »

Les principaux facteurs de risque sont une éventuelle dégradation marquée de la situation financière en Europe et une nouvelle récession chez nos voisins du Sud. Le reste de l’équation est simple : moins d’exportations canadiennes, moins d’emplois, moins d’argent, moins de demande, donc chute du prix des maisons.

Mais la dette italienne et le gouffre financier américain sont le cadet des soucis de Julia et Bruno pendant qu’ils visitent le duplex de Villeray. Ils regardent plutôt s’il y a assez de rangement dans les chambres, demandent quand a été refait le toit et observent l’orientation du soleil par rapport à la cour.

Le duplex, ouvert et lumineux, correspond exactement à leurs besoins. Julia ne parvient pas à cacher son intérêt et discute joyeusement avec l’agente qui s’occupe de la vente, sous le regard un brin découragé de Bruno, qui s’efforce de conserver un visage impassible.

« C’est plus fort que moi, c’est mon côté italien qui s’exprime ! » s’excuse-t-elle en riant lorsqu’ils sortent quelques minutes plus tard. Avec leur courtière, Daniele, ils s’entendent pour faire une offre. Le duplex est affiché à 439 000 dollars.

Sans l’aide de leurs parents, Julia et Bruno n’auraient pas les moyens d’acheter à Montréal. Auparavant, ils y seraient peut-être parvenus en étirant leurs paiements sur 35 ou 40 ans. Mais depuis 2008, le gouvernement fédéral a resserré les règles d’emprunt hypothécaire à quatre reprises. Ainsi, en juin 2012, il a ramené à 25 ans la période maximale de remboursement des emprunts assurés par la Société canadienne d’hypothèques et de logement ou un assureur privé. L’effet sur les ventes a été « comparable à une hausse des taux d’intérêt de 0,8 % », estime Paul Cardinal, directeur du Service d’analyse du marché à la Fédération des chambres immobilières du Québec.

L’expert qualifie 2012 d’« année en deux temps ». Pendant les six premiers mois, les transactions immobilières n’ont cessé d’augmenter au Québec par rapport à l’année précédente. Mais dès l’entrée en vigueur des nouvelles règles, les ventes se sont écroulées (voir les graphiques ci-dessous). Et cela se poursuit encore aujourd’hui.

Mauvaise nouvelle pour les vendeurs, bonne nouvelle pour les acheteurs. Le choix de propriétés et le pouvoir de négociation augmentent. Particulièrement dans le secteur des copropriétés.

À Québec, pas moins de 1 000 condos neufs sont inoccupés. Rien pour empêcher Frédéric Audet, directeur général de Construction CDE, d’en bâtir de nouveaux. L’entreprise a 13 chantiers en cours, pour une capacité totale de 900 logements ! « Oui, il y a un ralentissement, mais pour le moment, nous, on ne le sent pas », affirme-t-il en faisant visiter un appartement sur deux étages qui vient tout juste d’être acheté, en bordure du boulevard Wilfrid-Hamel. En janvier, il a vendu 42 condos, contre une demi-douzaine le même mois un an plus tôt.

Si l’entreprise s’en sort bien, c’est notamment grâce à sa stratégie de marketing — jusqu’en décembre, elle offrait une voiture en location pendant un an à l’achat d’un appartement. « On a aussi l’avantage de viser les premiers acheteurs, qui sont encore nombreux dans la région, avec des condos de 170 000 à 200 000 dollars. »

La nervosité, il la perçoit chez les promoteurs qui construisent des logements de 250 000 dollars et plus. « Il n’y a pas une semaine qui passe sans qu’un entrepreneur m’appelle pour me revendre un terrain où il omptait construire. » Il y a encore un an, Frédéric Audet aurait peut-être accepté certaines offres. Mais lui-même fait désormais preuve de prudence devant l’incertitude des années à venir.

Le marché de la copropriété à Montréal montre aussi des signes d’essoufflement. En 2012, les ventes y ont diminué de 2 % dans la région métropolitaine. Un premier recul en 17 ans… au moment où près de 13 000 condos sont en construction, un record depuis 10 ans !

Photo : Jannif Werner/123RF
Photo : Jannif Werner/123RF

« La construction devra s’adapter à la demande », prévient Hélène Bégin, de Desjardins. Sinon, c’est le marché lui-même qui risque de déclencher sa perte.

Sur le marché du logement haut de gamme, des promoteurs rivalisent donc pour attirer les acheteurs potentiels, moins nombreux, avec des soirées jet-sets plus extravagantes les unes que les autres. « Le budget de ces fêtes varie de 35 000 à 100 000 dollars », dit Maya Sardouk, rédactrice en chef de RSVP Magazine (une publication semestrielle sur la haute société montréalaise) et organisatrice de beaucoup de ces réceptions. « Il peut y avoir des danseurs, des mannequins, des effets audiovisuels, des personnes connues, des cocktails thématiques… The sky is the limit. »

Julia et Bruno, eux, connaissent leurs limites. Après une offre d’achat et une contreproposition, ils ont décroché le duplex « coup de cœur » de Villeray pour 410 000 dollars. Peut-être que sa valeur montera, peut-être qu’elle descendra. Mais pour le moment, ça n’a pas d’importance. Le couple est simplement fier de posséder sa première maison.

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42 300

C’est le nombre prévu de mises en chantier au Québec en 2013. Depuis 10 ans, ce nombre n’a jamais été aussi bas. Le record de la dernière décennie ? 58 448 mises en chantier, en 2004.

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Ça baisse ou ça monte ?

Les experts ne s’entendent pas sur la direction que prendra le prix des maisons au cours des prochaines années. La majorité d’entre eux n’hésiteraient toutefois pas à acheter une résidence aujourd’hui — pour y vivre, non pour investir —, à condition d’y rester plusieurs années. Voici leurs prévisions.

Hausse de 2 % du prix médian des maisons individuelles au Québec en 2013.

-Paul Cardinal, directeur du Service d’analyse
du marché à la Fédération des chambres immobilières du Québec

Baisse de 25 % des prix sur le marché immobilier résidentiel canadien au cours des prochaines années.

– David Madani, économiste pour le Canada à Capital Economics

Hausse de 2 % au Québec et de 3 % à Mont-réal en 2013.

– Dominic St-Pierre, directeur principal, région du Québec, à Royal LePage

Baisse de 5 % au Québec en 2013.

– Marc Pinsonneault, économiste principal à la Banque Nationale

Hausse de 1,3 % en 2013, puis de 1,9 % en 2014, sur le marché de la revente au Québec.

– Kevin Hughes, économiste régional pour le Québec
à la Société canadienne d’hypothèques et de logement

Baisse de 10 % à Montréal à partir du milieu de 2014.

– Diana Petramala, économiste à TD Economics

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