Quand on gère une colonie au XVIIe siècle et que les ressources viennent à manquer, on fait avec ce qu’on a. C’est ainsi qu’un intendant de la Nouvelle-France débrouillard et un peu rebelle a créé le premier papier-monnaie en Amérique du Nord avec ce qu’il a pu trouver de plus commun et résistant : des cartes à jouer.
Jacques de Meulles administre la Nouvelle-France depuis deux ans lorsque, en 1684, il fait face à un problème de taille. Le principal revenu de la colonie, le commerce des fourrures, est touché par des conflits armés, et la France, affligée par une crise des finances publiques, réduit la quantité de pièces de monnaie qu’elle envoie outre-mer. Résultat : l’intendant de Meulles se retrouve à court de pièces pour payer ses fonctionnaires et ses soldats, raconte le conservateur du Musée de la Banque du Canada, David Bergeron.
De Meulles prend la plume le 12 novembre 1684 pour s’en plaindre au roi Louis XIV. « C’est encore un grand malheur pour ce pays que nous n’ayons pas reçu les fonds destinés aux gens de guerre en argent comptant, puisqu’ils auraient fait un bien infini dans le pays. Tous les habitants auraient eu lieu d’y avoir quelque part et cela aurait fort accommodé le commerce », peut-on lire dans un manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France et repris par Emmanuel Bernier dans son mémoire de maîtrise, publié en 2020, sur la monnaie de carte.
L’été suivant, les pièces se font toujours attendre et de Meulles passe à l’action de son propre chef. Il décide de créer une sorte de monnaie parallèle, utilisable seulement en Nouvelle-France, que les marchands et les colons pourront échanger contre des pièces d’or ou d’argent lorsqu’une nouvelle cargaison arrivera de France.
Puisque le papier de bonne qualité se fait rare dans la colonie, de Meulles choisit de se servir de cartes à jouer, qui sont à la fois rigides et nombreuses. La valeur de chaque carte n’a rien à voir avec sa couleur, qu’il s’agisse d’un valet de cœur ou d’un deux de pique. Au dos de chacune, l’intendant appose sa signature et une somme en livres, l’unité monétaire de l’époque. Cette « monnaie de carte » devient le premier papier-monnaie en Amérique du Nord, après celui créé en Chine vers 650 et les billets de banque suédois apparus en 1661.
Pratique, mais copiable
Les autorités françaises, elles, ne sont pas emballées. Elles craignent de perdre la maîtrise de l’économie et des finances publiques de leur colonie et rappellent de Meulles en France, l’accusant de cupidité et de trafic illégal. Elles soulignent au passage que le recours à la monnaie de carte « est extrêmement dangereux, rien n’étant plus facile à contrefaire que cette sorte de monnaie ».
L’utilisation de cartes à jouer pour pallier le manque de liquidités persistera malgré tout jusqu’à la Conquête britannique de 1760, avec quelques interruptions en cours de route. Mais les craintes de Versailles s’avéreront fondées.
Plusieurs procès pour contrefaçon ont lieu au fil des ans, comme celui du chirurgien Pierre Malidor, condamné en 1690 à être « battu et fustigé » sur la place publique. Il écope d’une amende et est chassé de la ville de Québec, détaille Adam Shortt, défunt professeur d’économie et de politique à l’Université Queen’s, dans des documents publiés en 1925.
Avec le temps, la colonie se heurte aussi à un problème d’ordre économique. La trop grande quantité de monnaie de carte en circulation déprécie sa valeur et entraîne une hausse du coût de la vie. La France freine la poussée inflationniste en publiant en juillet 1717 une déclaration royale qui supprime cette monnaie. Trois ans plus tard, elle est rachetée à 50 % de sa valeur par le gouvernement colonial, explique Marc-André Dénommée, un technicien en documentation de Bibliothèque et Archives nationales du Québec qui s’est penché sur cette histoire.
Une main qui ne vaut plus rien
La monnaie de carte renaît de ses cendres en 1729, à la demande des marchands, mais sous une forme différente. Il s’agit cette fois de cartes blanches, et non de cartes à jouer, dont on coupe les coins de diverses façons pour indiquer leur valeur.
Les cartes monnayables de la Nouvelle-France tirent leur révérence en 1763, lorsque cette dernière devient officiellement possession britannique en vertu du traité de Paris. D’après le résumé de L’encyclopédie canadienne, certains colons cèdent leur papier-monnaie aux Anglais à prix réduit contre des livres britanniques, avant que la France accepte de convertir la monnaie de carte en obligations gouvernementales.
Des obligations qui ne vaudront pratiquement rien quelques années plus tard, à cause des problèmes financiers du gouvernement français. La preuve qu’on peut tout perdre quand on joue aux cartes.
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