
L’un après l’autre, les dépanneurs d’Amérique du Nord sont avalés par Couche-Tard, qui en possède maintenant 12 000 dans le monde. En Europe, le réseau du géant s’étend de l’Irlande à la Russie. Au total, Couche-Tard emploie 120 000 personnes et réalise un chiffre d’affaires de 50 milliards de dollars américains. Un succès en grande partie signé Alain Bouchard, qui souhaite que l’État québécois aide les entreprises à se faire connaître dans le monde. Même s’il a cédé son poste de président à l’Américain Brian Hannasch il y a deux ans, Alain Bouchard, 67 ans, demeure président exécutif du conseil. L’actualité l’a rencontré à son bureau de Laval.
Couche-Tard est devenue une très grande entreprise. Pourtant, vous visez toujours plus haut, plus gros. Qu’est-ce qui vous motive encore?
Je me pose moi-même cette question de temps à autre! Je pourrais arrêter, je n’ai pas besoin d’argent. C’est le plaisir qui me motive. Certaines contraintes me plaisent moins, comme le fait de devoir voyager beaucoup à certains moments, mais quand j’additionne tout, je m’amuse encore beaucoup.
Votre famille a vécu des moments difficiles après la faillite de l’entreprise de votre père, dans les années 1950, entraînée par celle d’un client. À quel point cette période a-t-elle défini la suite de votre vie?
Ça a été un choc familial. Tellement que les six enfants ont été dans les affaires, à différents niveaux. Pour moi, ce fut une injection dans mon code génétique. Mon père était un travailleur extraordinaire, qui a accompli des choses formidables par la suite. C’est le fait de ne pas s’être entouré de gens capables de l’aider à prendre les bonnes décisions qui a causé sa perte. J’ai retenu la leçon.
Votre fortune est estimée à quatre milliards de dollars, ce qui vous place au 16e rang au Canada. Qu’est-ce que ça change d’être riche?
Je ne m’y arrête pas souvent, mais effectivement, c’est beaucoup d’argent. Cela dit, une bonne partie de cette somme est constituée d’actions de Couche-Tard. J’ai commencé à me gâter plus ces dernières années. Avant, tout était centré sur l’entreprise. Le fait que mon fils ait une déficience intellectuelle a probablement influencé ma relation à l’argent. Il est heureux et il m’a toujours ramené à l’essentiel. Pour moi, l’argent est un outil. Ça libère des préoccupations du quotidien.
Qu’est-ce qui vous préoccupe maintenant?
Bâtir une entreprise solide, dont la pérennité est assurée. Je veux aussi ajouter de la valeur à la société d’où je viens, et à laquelle j’appartiens, c’est-à-dire le Québec et le Canada. Il faut créer de la richesse pour pouvoir la partager. Je souhaite soutenir des entrepreneurs qui prendront la relève et continueront de grandir.
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La biographie de Guy Gendron aborde votre bataille, au début des années 2010, contre la CSN, qui voulait introduire des syndicats dans vos magasins, un chapitre que vous auriez préféré enlever…
Ce n’était pas pertinent. Cette histoire a fait les manchettes au Québec et elle a eu de l’importance pour moi — je suis du Québec, donc elle m’a dérangé —, mais elle n’a pas été vraiment importante pour Couche-Tard dans son ensemble.
Quelle est votre position actuelle par rapport aux syndicats?
Les syndicats sont utiles. Il y en a dans nos magasins en Europe. La négociation se fait à une seule table pour toute l’industrie. Ce n’est pas compliqué, parce que tout le monde joue selon les mêmes règles. Dans un contexte où ça occasionne de la discordance dans les coûts de main-d’œuvre, par contre, ça ne marche pas. Nous perdons notre avantage concurrentiel.
Et le salaire minimum?
C’est une bonne chose. Il faut une règle, une référence. Si nous pouvions payer nos employés davantage, nous le ferions. Sauf que nous sommes en concurrence avec les restaurants rapides, Walmart, les supermarchés… Nos produits sont offerts ailleurs, il faut que nous soyons efficaces.
Les trois autres fondateurs et vous tentez de convaincre les actionnaires d’annuler la clause qui prévoit que, lorsque vous aurez tous les quatre atteint 65 ans — soit d’ici 2021 —, vos actions vous donneront chacune un droit de vote plutôt que 10. Vous perdriez alors la mainmise sur Couche-Tard. À quel point cela vous inquiète-t-il?
Ça m’inquiète moins qu’avant, parce que la valeur de l’entreprise a tellement augmenté qu’elle serait plus difficile à acheter. Reste qu’une chute de l’action en Bourse, causée par les soubresauts de l’économie en général, pourrait favoriser une offre à laquelle les autres actionnaires [après 2021] ne pourraient résister.
Par ailleurs, cette clause me préoccupe pour la suite des choses. Le transfert à nos enfants repose sur l’actionnariat. Nous désirons qu’ils soient des actionnaires responsables. Qu’ils choisissent, avec le conseil d’administration, les membres de la haute direction, et en premier lieu le PDG. Évidemment, c’est plus compliqué de faire ça s’ils n’ont pas d’actions à droits de vote multiples.
Que restera-t-il du Québec dans Couche-Tard dans quelques années? Déjà, son PDG est un Américain dont la famille n’habite pas au Québec…
Une entreprise, ça vit avec ses actionnaires, ses dirigeants et ses employés. L’ADN de cette entreprise née au Québec ne changera pas. Je vais tout faire pour maintenir cet ADN. Et je ne suis pas le seul. Les autres fondateurs ont pris leur retraite, mais ils sont encore très impliqués.
Brian Hannasch est un président phénoménal, mais un jour, il aura d’autres projets. On nommera alors un nouveau PDG, qui sera canadien, québécois, américain ou européen. L’important sera qu’il soit le meilleur.
Quels enjeux voyez-vous pour le transfert des sociétés québécoises en général?
Une entreprise peut être achetée rapidement au Québec. Aux États-Unis, des règles permettent au conseil d’administration de prendre le temps d’étudier une offre et même de la bloquer si elle n’est pas dans l’intérêt de l’ensemble des actionnaires. Ça ne serait pas mauvais, au Québec comme au Canada, de donner plus de pouvoirs au conseil en cas d’offre d’achat hostile.
Est-ce que l’État pourrait faire plus pour l’essor des entreprises?
Beaucoup d’entreprises québécoises et canadiennes auraient avantage à se faire connaître dans d’autres pays, mais elles n’ont ni les moyens ni la connaissance pour le faire. Comprendre un nouveau marché, trouver un distributeur et atteindre une clientèle différente, ça engendre de l’incertitude. Il faut accompagner les entreprises là-dedans, plutôt que de les subventionner. Les délégations avec les politiciens sont un bon début. Après, il faut avoir des suivis.
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Des Québécois en Arizona
Forts de leur expérience sur le terrain, les quatre fondateurs de Couche-Tard saisissent vite le potentiel caché de la chaîne Circle K. C’est ce que raconte Guy Gendron dans un ouvrage à paraître, dont voici un extrait.

En janvier 2003, ConocoPhillips, le plus important raffineur aux États-Unis, annonça la mise en vente de son immense réseau de dépanneurs portant le nom de Circle K. Il regroupait 2 000 magasins répartis dans 16 États du sud des États-Unis et comptait 14 500 employés. Ses ventes approchaient les 4 milliards $US annuellement. Un monstre! Mais surtout, un immense casse-tête pour ConocoPhillips. Les avoirs de la multinationale — évalués à 50 milliards $US — se concentraient dans l’exploration, l’exploitation et le raffinage de pétrole, des opérations hautement techniques. C’était un monde d’ingénieurs, pas de commerçants. Rien ne les obligeait à exploiter des dépanneurs, avec tout ce que cela comporte de complications, pour y écouler leur pétrole. Ils choisirent donc de s’en départir. «L’histoire dira qui de nous deux a été le plus intelligent», lance Brian Hannasch [NDLR: actuel président et chef de la direction de Couche-Tard, il était à l’époque vice-président de l’intégration]. Fort de son succès à redynamiser Bigfoot et Dairy Mart, il se sentait de taille à prendre une bouchée de Circle K. ConocoPhillips voulait d’ailleurs vendre la chaîne en pièces détachées pour la rendre plus facilement digestible aux acheteurs éventuels. «Alors on s’est dit, pourquoi ne pas essayer?»
Le vendredi 9 mai 2003, la direction de Couche-Tard reçut, comme tous les autres groupes intéressés, un document confidentiel d’information décrivant les lots mis à l’encan, découpés par territoire; la Floride, les deux Caroline, l’Arizona et la Californie en constituaient les pièces maîtresses. Tous des États à croissance démographique élevée, où les magasins affichaient des ventes supérieures à la moyenne de l’industrie, au-delà du million de dollars par année. Au bureau de Couche-Tard, à Laval, on fit des copies du document pour que chacun des quatre fondateurs puisse l’étudier pendant la fin de semaine.
Le lundi suivant, les dirigeants de Couche-Tard devaient se rendre au siège social de Circle K, à Tempe, en Arizona, pour la présentation formelle de l’offre de vente par ConocoPhillips. Ils choisirent d’arriver la veille afin de visiter autant de magasins que possible. Cela leur permit de constater qu’à peine un sur trois était informatisé et que leur rentabilité était étouffée par des frais indirects trop élevés — jusqu’à 80 000 $US annuellement par commerce —, résultat d’une structure bureaucratique trop lourde et inefficace. Leur valeur s’en trouvait ainsi diminuée aux yeux d’un simple investisseur, mais pour un exploitant comme Couche-Tard, cela donnait la mesure de leur potentiel caché.
Au terme de la présentation, tous les groupes intéressés eurent accès à une salle contenant l’ensemble des données de l’entreprise: les contrats, les baux, les résultats financiers, les comptes, les dossiers des employés, les évaluations techniques. Chaque acheteur potentiel avait deux jours pour les consulter. Réal Plourde conserve un souvenir amusé de ce marathon: «Le vendeur était bien impressionné de nous voir, nous, les quatre fondateurs de Couche-Tard, le nez dans les livres, alors que tous les autres groupes avaient envoyé des avocats et des comptables.»
En fait, l’équipe de Couche-Tard avait participé à ce type d’exercice tellement souvent — bien qu’à une échelle plus modeste — qu’elle était devenue experte dans cette étrange chorégraphie: Jacques D’Amours s’occupait des baux et de la distribution, Richard Fortin du bilan financier et de la dette, Réal Plourde des ressources humaines et de la structure opérationnelle, Alain Bouchard de l’immobilier et du plan d’ensemble. Chacun avait sa force et son degré d’importance, car il était très clair entre eux qu’aucune décision de cette ampleur ne pourrait être prise sans qu’ils soient tous d’accord.
Au terme de ce studieux marathon de deux jours, les quatre fondateurs de Couche-Tard firent le point. Logiquement, l’intérêt de Couche-Tard se portait sur l’Arizona, le joyau de la couronne avec ses 500 commerces, ce qui permettrait d’obtenir d’un seul coup une nouvelle division entière ayant un poids comparable aux quatre autres que possédait l’entreprise. C’était la chose raisonnable à faire, mais devaient-ils absolument être raisonnables? «Plus jamais une telle occasion — 1 663 commerces situés dans la région la plus dynamique des États-Unis — ne se représenterait», dit Richard Fortin. «Alors on y va pour le home run!» lança Réal Plourde. Puis, il se tourna vers Richard Fortin et lui demanda: «Est-ce qu’on en a les moyens?» «Oui», dit-il, avec tout de même un soupçon d’effroi dans la voix. «J’étais convaincu que c’était possible, mais je n’avais aucune idée sous quelle forme.»
Cinq mois plus tard, le lundi 6 octobre, Alain Bouchard annonça à la presse que Couche-Tard réalisait la plus importante acquisition de son histoire, au coût de un milliard de dollars canadiens. Une fois de plus, l’entreprise allait d’un seul coup plus que doubler sa taille, faisant passer ses revenus de 3,6 à 8,8 milliards $. Couche-Tard deviendrait ainsi le 4e plus important réseau de dépanneurs en Amérique du Nord avec 4 600 magasins, à peine 1 200 de moins que le meneur, 7-Eleven.
La négociation entre Couche-Tard et ConocoPhillips s’était conclue tard dans la nuit le vendredi précédent, à New York. D’une rare complexité, elle avait duré plusieurs semaines. À l’ouverture de la première séance, se rappelle l’avocat Michel Pelletier, «on avait zéro crédibilité». Circle K disposait de plus d’une vingtaine d’avocats et d’experts de toutes sortes, alors que Couche-Tard, représenté par Alain Bouchard et Richard Fortin, n’en comptait qu’un seul, lui-même. «Mais ça a changé vite, dit Michel Pelletier, quand ils ont vu qu’on connaissait nos dossiers.» [NDLR: l’auteur précise que Me Pelletier était assisté par un jeune avocat rarement présent à la table de négociation, Philippe Johnson, fils et petit-fils des anciens premiers ministres québécois Daniel Johnson.]
Felicitation a ces entrepreneurs quebecois .source d inspiration pour les futurs entrepreneurs
Tellement inspirant que j’ai lu trois fois ! Pas souvent qu’il nous soit donné de prendre connaissance d’un tel texte. Décevant qu’on ne retrouve qu’un seul commentaire. J’ai fait parvenir cet article aux membres du CA de la Fondation québécoise OSBL qui s’occupe des patients atteints de cancer et qui a été fondé en 1979 par cinq médecins spécialistes. Dès le début nous étions inspirés par des motifs semblables et voulions éviter à tout prix l’ingérence et la dépendance à l’État. Partis sans le sou et sans le l’appui de l’État, la FQC est actuellement sans dettes, possède des installations à Gatineau, Montréal, Québec, Sherbrooke et Trois-Rivières et emploie environ 60 personnes.