Difficile de dire à quel moment je me le suis admis. Certainement pas lors de notre emménagement dans le petit duplex montréalais que ma blonde et moi avions mis un mois à rénover. L’idée m’a effleuré lorsque mes voisins ont secoué la tête, incrédules, en apprenant le prix payé pour l’immeuble. Et c’était assurément une arrière-pensée quand je me plaignais du faible choix de bières de microbrasserie dans les dépanneurs des environs. Mais aujourd’hui, près de trois ans après mon arrivée à Parc-Extension, l’un des quartiers les plus pauvres, les plus densément peuplés et les plus multiethniques du Québec, impossible de le nier : je suis un agent d’embourgeoisement, un « gentrificateur ».
Je n’en ai pourtant pas le profil, ou du moins, pas celui véhiculé par les médias et les activistes. Je n’ai pas expulsé de locataire. Je ne bois pas de cortado. Mes deux enfants, lorsqu’ils en auront l’âge, iront à l’école publique. Si j’ai eu les moyens d’acheter, c’est grâce au train de vie modeste de ma petite famille de la classe moyenne. Et j’aime mon quartier pour ce qu’il est aujourd’hui, pas pour son potentiel.
Parc-Extension — Parc-Ex pour les intimes — est surtout connu pour ses nombreux restaurants indiens, sa communauté grecque et, tristement, ses logements insalubres. Un simple passant peinerait à y déceler des traces d’embourgeoisement, mais quiconque y habite sent le changement, aussi naissant soit-il. Cela en fait un laboratoire fascinant pour observer un phénomène qui, loin d’être limité à mon voisinage, touche plusieurs quartiers de Montréal, Québec, Toronto, Vancouver et maintes autres villes occidentales.
L’embourgeoisement, appelé à tort « gentrification », transforme le paysage des villes, en convertissant usines désaffectées et terrains vagues en forêts de condos, où les cafés et restos branchés poussent comme des champignons. Cette « revitalisation » suscite les applaudissements de certains promoteurs, commerçants et élus. Mais le véritable changement, celui qui inquiète les militants et les groupes communautaires, touche les gens. Car bien plus qu’une métamorphose immobilière, l’embourgeoisement consiste en l’arrivée de classes socioéconomiques plus aisées dans des secteurs pauvres, ce qui force parfois des résidants de longue date à quitter leur quartier, devenu trop cher et dans lequel ils ne se reconnaissent plus. D’où le débat houleux que suscite le phénomène partout où il frappe.
Il y a ceux qui sont 100 % contre la gentrification, puis ceux qui font comme si ça n’existait pas. La réalité est beaucoup plus nuancée.
« Fight ! Fight ! Fight ! Housing is a human right ! » « Parc-Ex dans la rue ! Parc-Ex dans la rue ! » Une centaine de manifestants scandent des slogans en ce mercredi soir de décembre devant l’immeuble Johnny Brown, à Parc-Extension. Cette ancienne usine, une boîte brune rectangulaire sans qualités architecturales particulières, hébergeait jusqu’à tout récemment de petits commerces, des groupes religieux et des organismes communautaires. La plupart sont partis au cours des dernières semaines, évincés par le propriétaire de l’immeuble, le Groupe BSR. « Pour y faire quoi ? Des condos ! » s’indigne un des militants.
Ce sont en fait 61 appartements locatifs que l’entreprise montréalaise souhaite construire. Un ensemble résidentiel dont le gestionnaire, Ron Basal, fait la promotion avec la délicatesse d’un bulldozer. « C’est ridicule, cette histoire. Je ne comprends pas pourquoi les gens se plaignent. On apporte quelque chose de beau, de la richesse dans un quartier pauvre. Parc-Ex est sous-développé, et on pense que ça va devenir un endroit demandé. »
J’en conviens, des logements neufs dans un secteur où les problèmes de moisissures sont légion ne feront pas de mal. Sauf que les trois et quatre-pièces du Groupe BSR seront offerts à 850 et 1 250 dollars par mois, chauffage compris, ce qui est de plusieurs centaines de dollars au-dessus de ce que les résidants du quartier sont habitués de payer. « C’est la valeur marchande, assure Ron Basal. On vise les jeunes professionnels. »
La construction immobilière est souvent perçue comme l’un des premiers signes d’embourgeoisement. Difficile en effet de ne pas remarquer l’apparition d’une nouvelle tour au coin de sa rue. Or, le changement commence bien avant l’arrivée des promoteurs. Des décennies plus tôt, même.
Chaque ville qui s’embourgeoise a ses particularités, mais les chercheurs relèvent des éléments communs. Le phénomène survient dans d’anciens quartiers ouvriers mis à mal par le départ des industries qui les animaient — pensez à la fermeture du canal de Lachine et des usines qui le bordaient, à Saint-Henri, dans les années 1960. Les plus aisés fuient, souvent vers la banlieue, laissant les pauvres et les immigrants derrière. Une population peu intéressante pour la Ville et les commerçants, qui désinvestissent, ce qui accélère du même coup le marasme économique.
Arrivent ensuite des artistes, des étudiants et d’autres « pionniers », prêts à vivre dans des logements mal entretenus ou des rues moins sûres, tant que le loyer est peu cher. Au fil des ans, ces nouveaux venus changent lentement la dynamique du secteur, ouvrant parfois un petit café ou une galerie d’art, et de jeunes familles qui n’ont pas les moyens d’acheter ailleurs commencent à s’établir — la mienne, par exemple.
C’est à ce moment que les promoteurs immobiliers déroulent leurs plans de condos et déploient leurs stratégies pour les vendre, allant jusqu’à renommer le quartier afin d’effacer tout stigmate qui pourrait encore y être associé — HoMa au lieu d’Hochelaga-Maisonneuve. Les jeunes professionnels s’installent, et on voit apparaître dans la foulée des commerçants qui souhaitent répondre aux besoins de cette clientèle plus aisée. Bien entendu, tout au long du processus, la valeur des maisons et le coût des logements augmentent sans cesse.
Ce cycle typique de l’embourgeoisement est, comme tous les modèles, imparfait. Je peine d’ailleurs à dire où en est Parc-Extension, toutes les étapes semblant survenir en même temps. Il y a des étudiants et des artistes. De jeunes professionnels et des familles de la classe moyenne. Des condos, mais pas tant. Et aucun des commerces branchés dénoncés ailleurs par les activistes.
Ça, c’était avant l’arrivée de Denise.
La nouvelle s’est propagée à toute vitesse l’automne dernier dans Parc-Extension : deux jeunes ouvrent un café-resto, Denise, dans un local vacant. « 2,50 $ pour un café filtre ? 4 $ pour un café vietnamien et 8 $ pour un assortiment de salades ? Beurk », a réagi une résidante du quartier sur Facebook peu de temps après l’ouverture. Premier commentaire à son message : « Gentrification ? ».
Les propriétaires du Denise ont vu l’échange, mais ont préféré ne pas réagir, par crainte de jeter de « l’huile sur le feu ». Et c’est pour la même raison qu’ils ont décliné ma demande d’entrevue. Mais quiconque pousse la porte de leur petit commerce peut constater que le café filtre ne figure pas au menu et qu’il est possible d’y manger pour moins cher qu’au McDonald’s situé à un pâté de maisons.
Dans la discussion en ligne qui a suivi, la résidante inquiète s’est adoucie après avoir appris que les prix s’apparentaient à ceux de commerces avoisinants, et que les jeunes derrière le Denise habitaient le quartier. « Nous sommes simplement inquiets », a-t-elle écrit pour expliquer sa réaction.
Son « nous » englobait d’autres participants à la discussion, mais il aurait aussi bien pu désigner tous ces gens de Parc-Extension qui, comme elle, craignent de voir le quartier s’embourgeoiser. Ceux-ci comptent des résidants de longue date, mais aussi des nouveaux, qui, paradoxalement, contribuent eux-mêmes aux changements qu’ils dénoncent.
« Attention, c’est chaud », avertit le serveur en déposant devant moi l’assiette de mac’ and cheese aux champignons sauvages. Mon voisin de table considère un instant mon macaroni au fromage de luxe avant de lancer, blagueur : « Ça, c’est le Kraft Dinner des “gentrificateurs” ! » Au lieu de rire, la jeune femme assise à ses côtés fronce les sourcils. « J’espère que quelqu’un va soulever la contradiction entre la place et l’événement », dit-elle d’un ton indigné.
L’embourgeoisement est surtout le résultat de la rencontre entre l’offre et la demande. Des gens cherchent un endroit où ils ont les moyens de vivre, un besoin que comblent promoteurs et commerçants. Personne n’est foncièrement mal intentionné.
L’endroit, c’est la Station Ho.st, un bistrot de la rue Ontario, à Montréal. Avec ses comptoirs en bois, ses ampoules rétros Edison et ses bières de microbrasserie, il est typique des établissements qui attirent la colère des opposants à l’embourgeoisement. Cela en fait un lieu tout désigné, ou complètement inapproprié, selon les opinions, pour l’activité de ce mercredi soir de novembre : un cours gratuit sur « la gentrification », donné par l’anthropologue Antoine Trussart, 30 ans.
L’atelier, le quatrième d’une série de cinq, porte sur l’histoire du phénomène à Montréal. Pendant une heure, le conférencier raconte à la petite foule venue l’écouter comment les quartiers Plateau-Mont-Royal et Saint-Henri se sont embourgeoisés. Mais lorsque vient la période de questions, le public n’a que faire du passé. « Comment on lutte contre la gentrification ? » demande l’une des premières personnes à lever la main. « Je ne sais pas, répond Antoine Trussart en toute candeur. Mais moi, je suis seul ; vous, vous êtes 50. »
À défaut d’avoir pu offrir des solutions, l’anthropologue espère que ses cours auront permis d’améliorer un débat « mal engagé », m’expliquera-t-il plus tard. « Il y a ceux qui sont 100 % contre la gentrification, puis ceux qui font comme si ça n’existait pas. La réalité est beaucoup plus nuancée. »
Lui-même a contribué à l’embourgeoisement d’Hochelaga-Maisonneuve, dit-il, en y louant un appartement pendant ses études universitaires. Il n’était pas riche, mais il était déjà mieux nanti que beaucoup de ses voisins et participait, ne serait-ce que modestement, à la hausse des prix dans le quartier. « Ne pas se cacher la tête dans le sable est déjà un début. » La deuxième étape, c’est de bien comprendre la nature de l’embourgeoisement.
Assise dans une pièce douillette que l’on imaginerait davantage dans sa maison que dans la tour grise de l’Institut national de recherche scientifique, à Montréal, Damaris Rose me résume ce qu’elle a appris en 30 années à étudier l’embourgeoisement. Cette professeure née à Londres — où a été découvert le phénomène dans les années 1960 — a été l’une des premières au Québec à s’intéresser au sujet, et est aujourd’hui une référence mondiale en la matière. À ses yeux, aucun doute, l’embourgeoisement est d’abord et avant tout un phénomène économique.
Des changements culturels sont bien sûr aussi à l’œuvre — vivre en ville est plus valorisé maintenant qu’il y a 40 ans. Mais la chercheuse en géographie urbaine affirme que l’embourgeoisement est surtout le résultat de la rencontre entre l’offre et la demande. Des gens cherchent un endroit où ils ont les moyens de vivre, un besoin que comblent promoteurs et commerçants. Personne n’est foncièrement mal intentionné.
Elle rit toutefois lorsque je lui demande s’il s’agit d’un phénomène « naturel ». « Il fallait des interventions pour que d’anciens quartiers ouvriers très dégradés recommencent à attirer des gens. Il n’y a rien de naturel dans ça. » Et ces interventions sont faites par un acteur fréquemment oublié dans le débat sur l’embourgeoisement : la Ville.
Ce sont les villes qui effectuent des changements de zonage ou accordent des dérogations pour permettre aux projets immobiliers de se concrétiser. Ce sont les villes qui investissent pour développer le transport en commun ou revitaliser des artères commerciales, comme l’a fait Québec en rasant le Mail Saint-Roch. Et ce sont aussi elles qui ciblent les quartiers où intervenir, comme le fait Montréal en accordant des subventions pour rénover les immeubles résidentiels dans des secteurs décrépits, dont Parc-Extension.
D’un point de vue économique, ces actions sont non seulement logiques, mais souhaitables. Elles augmentent la valeur foncière des immeubles, et donc les revenus des municipalités. Elles densifient les quartiers, ce qui permet l’arrivée de nouveaux services. Elles attirent des entreprises et des commerces, ce qui donne un nouveau souffle à des secteurs qui en ont bien besoin.
Le problème, d’un point de vue social, est que ces interventions servent aussi de bougie d’allumage à l’embourgeoisement. Et, au bout du compte, à son effet le plus décrié, le déplacement de populations marginalisées.
Cela se produit lorsqu’un propriétaire contourne les règles de la Régie du logement du Québec et évince un locataire pour louer son appartement plus cher ou le convertir en condo, explique Damaris Rose. Il y a aussi les déplacements indirects, quand un résidant décide de partir parce qu’il ne se reconnaît plus ou ne se sent plus le bienvenu dans son quartier — un rappel que l’embourgeoisement est bien plus qu’une histoire de hausse des loyers.
L’importance des mouvements forcés de population ne fait pas l’unanimité dans le milieu universitaire. Une étude publiée en 2016 par la Banque centrale de Philadelphie révèle ainsi que les ménages vulnérables dans les secteurs en cours d’embourgeoisement n’ont pas davantage tendance à déménager que ceux installés dans des quartiers épargnés par le phénomène. N’empêche, une revue de la littérature scientifique réalisée en 2015 par une autre banque centrale, celle de San Francisco, révèle que la plupart des études conviennent que des déplacements forcés de locataires « sont possibles ».
Si la science peine à trancher la question, c’est parce que cette dernière est extrêmement complexe à étudier. Bien des raisons, dont plusieurs qui n’ont rien à voir avec l’embourgeoisement, peuvent mener au déménagement ou à l’éviction d’un ménage à faible revenu. Et bonne chance pour savoir si ce dernier s’est ensuite installé dans un logement à l’autre bout de la ville… ou de l’autre côté de la rue.
Certaines choses peuvent tout de même être mesurées. En 2016, des chercheurs de l’Institut national de recherche scientifique ont ainsi déterminé que 835 logements locatifs ont été perdus de 2003 à 2014 dans Hochelaga-Maisonneuve, le quartier montréalais où les débats sur l’embourgeoisement sont les plus houleux. Un chiffre impressionnant… jusqu’à ce qu’on le compare aux 27 000 appartements présents dans le secteur. Cela « peut paraître faible », écrivent les auteurs de l’étude, mais « nous croyons [qu’il s’agit] d’un phénomène qui ira en s’intensifiant ».
« Ce n’est pas faible, c’est énorme ! » renchérit le maire de l’arrondissement Mercier–Hochelaga-Maisonneuve, Pierre Lessard-Blais, élu en novembre 2017. « Chaque fois qu’un ménage est forcé de s’en aller pour des raisons économiques, c’est un drame. »
L’élu, qui possède une microbrasserie dans HoMa, n’aime toutefois pas le mot « gentrification ». « C’est un terme qui montre du doigt. Il faut sortir de ça, arrêter de dire que c’est la faute d’un tel ou d’un tel. » Ce qu’il veut, c’est mettre en place des solutions pour s’assurer que « l’amélioration de la qualité de vie dans le quartier profite à tout le monde ». Et la principale mesure, selon lui, est le logement social.
Vague de vandalisme
En 2016, une vingtaine de commerces ont été la cible de vandales anti-embourgeoisement dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, à Montréal. Les victimes ne sont pas de grandes chaînes comme McDonald’s ou Starbucks, mais de petites entreprises locales, dont un détaillant de meubles, un fabricant de vêtements pour enfants et un resto végétalien. Les activistes ont fracassé des vitrines, fait des graffitis et même aspergé le mobilier de peinture, causant d’importants dommages. La police a interpellé une demi-douzaine de personnes à l’hiver et au printemps 2017, dont deux qui font officiellement face à des accusations criminelles.
Depuis 2005, la Ville de Montréal contraint les promoteurs de chaque construction de 100 logements et plus nécessitant une modification réglementaire à inclure 15 % de logements sociaux et communautaires à l’emplacement même ou ailleurs. Cela a permis la construction de 3 540 appartements sur tout le territoire montréalais, et des ententes ont été conclues pour l’ajout de 3 000 autres.
Pierre Lessard-Blais considère le seuil de 100 logements comme « ridicule ». Son parti, Projet Montréal, a promis d’augmenter la proportion à 20 % de logements sociaux et d’y assujettir toute construction de cinq logements et plus. Cela fait écho à l’une des solutions proposées en 2017 par l’Institut national de recherche scientifique dans une étude effectuée à la demande de l’arrondissement. La politique finale n’a toutefois pas encore été dévoilée par la nouvelle administration.
Au lieu d’attendre que la Ville agisse, des groupes de citoyens prennent les choses en main et tentent d’acquérir des immeubles pour en louer les logements à bas prix. C’est le cas de Faiz Abhuani, un artiste, militant et gestionnaire de 35 ans qui travaille d’arrache-pied à Brique par brique, une initiative d’habitations communautaires de Parc-Extension. L’idée est d’acquérir un immeuble de 15 à 20 appartements pour y offrir des logements abordables et un espace où organiser des activités. « On ne peut pas sauver Parc-Ex de la gentrification, dit Faiz Abhuani, mais on peut maintenir un endroit où la collectivité continue d’exister. »
Afin d’amasser la mise de fonds nécessaire à l’achat, l’organisme vend des obligations semblables à celles que vous pourriez acheter dans une banque. Plus de 200 000 dollars ont déjà été récoltés. « Le plus grand défi n’est pas l’argent, assure-t-il. C’est de trouver quelqu’un prêt à vendre son immeuble. »
Pour en comprendre la raison, il suffit de lever le regard vers le sud de Parc-Extension, à la frontière avec le quartier Outremont, où des grues s’affairent à la construction du tout nouveau campus de l’Université de Montréal. Quelque 3 300 enseignants, chercheurs et étudiants fréquenteront l’endroit à son ouverture, en 2019. D’autres gens de la classe moyenne qui, par leur arrivée dans le quartier, contribueront comme moi à embourgeoiser Parc-Extension. Sans malice et probablement sans en avoir conscience.
Cet article a été publié dans le numéro d’avril 2018 de L’actualité.