Au nord du 49e, tout est gros, gros, gros…

Les hôtels débordent, le prix des maisons double, les salaires des ouvriers explosent. Visite au cœur de cette grande aventure, où tout bouge vite, vite, vite. Trop vite ?

Photo : Hugo Lacroix

L’hôtel L’Escale, à Val-d’Or, est un peu le quartier général du Plan Nord. Pour qui cherche à nouer des contacts, c’est le meilleur endroit où distribuer des cartes professionnelles. Surtout les jeudis, quand les notables de la région se réunissent au bar pour leur habituel cinq à sept. On y discute des dernières nouvelles en sirotant une bière et en grignotant des hors-d’œuvre. Certains soirs, l’heure de l’apéritif se prolonge au restaurant de l’hôtel jusqu’à 23 h.

«?Le « pétage de broue » se passe ici?», dit le maire, Fernand Trahan, 62 ans, propriétaire de l’établissement.


Le bar de l’hôtel L’Escale à Val d’Or, «quartier général» du Plan Nord.

À Val-d’Or, on chuchote que c’est lui qui a suggéré le Plan Nord à Jean Charest. Cet homme d’affaires avisé, pilote d’avion et d’hélicoptère, s’est bâti un réseau de contacts unique lors de ses deux odyssées de motoneige en solo, en 1995 et en 1996, au cours desquelles il a traversé tous les villages cris et inuits du Québec – un périple de 4 000 km.

Depuis 10 ans, Fernand Trahan a amorcé une série de mesures pour renforcer la coopération avec le Grand Conseil des Cris. Pour donner l’exemple, il a construit un nouvel hôtel Quality Inn de 80 chambres à Val-d’Or, en partenariat avec la Compagnie des entreprises cries de développement économique (CREECO), propriété du Grand Conseil des Cris. La CREECO profite à plein du Plan Nord, puisqu’elle bâtit également un hôtel de 70 chambres… à Baie-Comeau, à 1 000 km plus à l’est, sur la Côte-Nord.


Fernand Trahan, maire de Val d’Or.

Lancé par Jean Charest, le Plan Nord vise le développement d’un territoire gigantesque, mal connu. À la clé, 80 milliards de dollars d’investissements miniers, hydroélectriques, touristiques, en plus des infrastructures routières, ferroviaires, gazières et portuaires.

Aux avant-postes se trouvent un certain nombre de petites municipalités, comme Chisa­sibi, Radisson, Chibougamau, Kuujjuaq, Schefferville, Fermont. Tout y est à faire ou à refaire. Il faut des maisons, des égouts, des aqueducs, des cliniques, des routes, des restaurants, des écoles, des garderies, des magasins. Avec, pour l’instant, peu de personnel, peu de routes et peu d’avions pour y apporter matériaux et travailleurs.

Deux villes, Val-d’Or (32 000 habi­tants) et Sept-Îles (30 000 habitants, en comptant Uashat-Maliotenam), servent de camps de base au Plan Nord. Il faut 15 conducteurs de locomotive pour la ligne Sept-Îles-Schefferville?? Le simulateur de conduite se trouve au cégep de Sept-Îles. Il faut 12 foreurs?? La polyvalente de Val-d’Or en forme. Pour les foreuses, il n’y a qu’à frapper chez Forage Orbit Garant, dont le siège est à Val-d’Or, et qui en possède 200.

Pour la seule MRC de La Vallée­-de-l’Or, qui regroupe environ 42 000 habitants et dont fait partie Val-d’Or, le Nord représente aujourd’hui 23 % de l’activité économique. À Sept-Îles, le boulevard Laure a renoué avec la congestion routière depuis deux ans. Il vient sans cesse dans la région plus de camions, d’autos, de trains, de péniches, de navires et de transbordeurs ferroviaires.

Val-d’Or et Sept-Îles ont le vent en poupe?: leur population aura doublé d’ici 15 ans, peut-être avant. Déjà, elles doivent composer avec des maux de croissance?: le manque de maisons et de main-d’œuvre, les routes encombrées… Et elles ne suffiront pas à la tâche sans le «?Sud?», c’est-à-dire le reste du Québec.

Et ce qui se passe aujourd’hui n’est qu’un prélude à la gigantesque aventure humaine que sera le Plan Nord.

En arrivant à l’aéroport de Val-d’Or, je suis accueilli par un concert de scies et de marteaux, qui exaspère les employés depuis un an. Le chantier, c’est celui du Centre de transit minier nordique, qui s’agrandit.

Ce service aéroportuaire, unique au Canada, permet aux compagnies minières de centraliser dans un même aéroport les formalités lors des rotations de personnel, le transport de marchandises et divers services connexes, comme la formation et les achats. «?Tout dans le Nord est affaire de logistique?», dit Jean-Yves Poitras, 53 ans, commissaire industriel de Val-d’Or, en essuyant de la poussière de plâtre sur son pantalon.

Deux entreprises minières, Agnico-Eagle et Canadian Royalties, ont leurs bureaux de ressources humaines et d’approvisionnement à l’aéroport. Des salles de fouille – où passent 1 000 employés par semaine – ont été adaptées pour appliquer les règlements des entreprises (pas d’alcool, pas de drogue, pas d’armes dans les camps).

L’entrepôt du Centre de transit est un capharnaüm de frigos, de coffres d’outils, de fauteuils de bureau, de génératrices et de très gros engrenages qui attendent d’être chargés sur l’un des trois Boeing 737 partant chaque jour pour les mines nordiques – oui, oui, trois Boeing par jour?! «?À Val-d’Or même, chaque compagnie minière fait des achats pour 40 millions de dollars par an, et jusqu’à 60 millions pendant la construction?», dit Jean-Yves Poitras.

Le concert de scies et de marteaux à peine terminé – on aménage des bureaux pour quatre autres entreprises minières -, Jean-Yves Poitras devra lancer une nouvelle symphonie?: il faut agrandir le tablier de l’aéroport pour être en mesure de recevoir trois 737 en même temps?!

Gros. Tout est gros quand il est question du Plan Nord.

Pour nourrir, doucher, pomponner un camp de 1 000 travailleurs, il faut l’équivalent d’un petit supermarché chaque jour – de quoi remplir plusieurs camions ou avions. Ces travailleurs actionnent des pelles, des camions et d’autres engins géants qu’il faut abreuver de quelques citernes quotidiennes de pétrole, carburant qu’on doit aussi acheminer.

Dans les rues de Sept-Îles, la mode est au drapeau orange sur la fourgonnette, flottant au haut d’une tige de trois mètres, côté conducteur. Une coquetterie, ai-je pensé. Mais en visitant les gros chantiers nordiques et leur machinerie dégoulinante de boue rouge, j’ai compris?: les fourgonnettes sont si petites à côté des «?Tonka?» de 60 tonnes que les imprudents qui s’y aventurent sans drapeau risquent d’être écrasés par un conducteur haut perché qui ne les aura pas vus?!

Au port de Sept-Îles, j’ai vu le plus gros aspirateur de ma vie?: de la taille d’un triplex, avec un tuyau de la grosseur d’une canalisation d’égout, monté sur des échas­ses hautes comme des poteaux électriques, et qui vide les bateaux de leur coke de pétrole, 1 000 tonnes à l’heure.

Dans la toundra entre Schefferville et Kuujjuaq, la société chi­noise WISCO envisage l’exploi­tation d’une mine de fer gigan­tesque, 50 millions de tonnes par an. Si ce projet se réalise, il faudra construire une troisième voie de chemin de fer à partir de Sept-Îles. Et de 5 000 à 7 000 wagons culbuteurs?!

«?La personne qui va juste trouver le truc pour ôter la croûte de minerai qui reste sur les côtés des wagons va faire une for­tune?», raconte Nathalie Au­bertin, superviseure de la sécurité physique du port, âgée d’une quarantaine d’années, en me faisant visiter les installations. Pour l’instant, ça réduit drôlement la capacité de charge­ment.

Les occasions d’affaires sont nombreuses et parfois ahurissantes de simplicité.

À Sept-Îles, le machiniste Daniel Desbiens, 46 ans, exploite un atelier de soudure, une entreprise de pièces hydrauliques et un dépanneur. En 2008, il a ajouté Hi-Rail Sept-Îles, qui produit des camions rail-route – des fourgonnettes adaptées pour rouler aussi sur une voie ferrée. «?La compagnie Iron Ore m’appelait toutes les semaines pour réparer ses camions rail-route, qu’elle se procurait en Ontario. J’ai eu l’idée de lui en fournir moi-même?», dit Daniel Desbiens, qui possède maintenant un parc de 40 véhicules… et qui en loue aux Ontariens?!

Ce n’est d’ailleurs pas sa seule initiative. Depuis 2007, Daniel Desbiens tenait à bout de bras une entreprise de soudure spécialisée dans l’aluminium, Altech 7-îles. Cette année, il a convaincu l’aluminerie Alouette de convertir à l’aluminium plusieurs pièces en acier de ses installations et de faire faire le travail à Sept-Îles, et non à Montréal ou Québec.


De puissant jets de vapeur d’eau refroidissent la mine LaRonde, d’Agnico-Eagle, près de Val d’Or.

Entre-temps, «?pour occuper ses gars?», il a créé une chaloupe en aluminium capable de transporter un tout-terrain. Le con­cept ayant reçu son certificat de navigabilité, il vend ses cha­loupes au Canadian Tire du coin.

Partout dans le Nord, les occasions d’affaires sont à saisir et les besoins sont énormes.

Dans certaines localités nordiques, il vaut mieux désormais réserver une chambre d’hôtel avant de réserver un vol si on ne veut pas coucher à la belle étoile?! À Schefferville, j’ai obtenu la seule chambre libre un mercredi à l’Hôtel Royal, alors que l’Hôtel Auberge Guest House (celui-là même où est décédé Maurice Duplessis, en 1959) était plein à craquer?: une équipe de biolo­gistes l’occupait pour la semaine.

À Sept-Îles, où le manque de chambres est criant en semaine, Yany Bélanger, propriétaire de l’Hôtel Mingan, vient d’annoncer la construction d’un nouvel établissement de 80 chambres. «?On a décidé de se lancer avant de se faire doubler par un investisseur de l’extérieur?», dit Yany Bélanger, 39 ans, qui exploite également une pizzéria.

«?Si j’avais 30 ans, j’irais à la banque pour emprunter et j’inves­tirais à fond?», raconte Gilles «?Scheffergilles?» Porlier, 63 ans, propriétaire du Guest House.

Cet entrepreneur coloré a refusé de quitter la ville, en 1982, lorsqu’Iron Ore a fermé sa mine. Dans son restaurant un peu bric-à-brac, le BlaBla, il raconte comment il a racheté la moitié des maisons pour un dollar à l’époque. Pour joindre les deux bouts, il a multiplié les enseignes. Dépan­neur, ambulance, pompes funèbres, restaurant, location d’autos, garage?: tout ça, c’est à lui. Il a aussi racheté des permis de taxi et d’ambulance sur toute la Côte-Nord, dans le Bas-Saint-Laurent et jusqu’à Gaspé.

Grâce aux chantiers miniers, Gilles Porlier loue ses maisons jusqu’à 3 000 dollars par mois. Un beau profit sur des habitations payées un dollar…

Le Plan Nord, c’est l’ouverture économique d’un nouvel espace. L’analogie avec la conquête de l’Ouest est inévitable, à une différence près?: les autochtones sont dans le coup.

La CREECO, le holding du Grand Conseil des Cris, regroupe des sociétés offrant tous les services essentiels à la logistique nordique?: aviation (Air Creebec), construction (Cree Construction), hôtellerie (Quality Inn), ravitaillement (Gestion ADC et Valpiro), et bien d’autres dans l’énergie et le transport. À l’est, près de Schefferville, le Conseil de la nation naskapie de Kawawachikamach domine les services environnementaux (essentiels au nettoyage des sites miniers), les transports (il dirige le service de train) et l’énergie (tout le pétrole passe par ses citernes).

Depuis La paix des braves, signée en 2002, la communauté d’affaires abitibienne cultive des liens commerciaux avec le Con­seil des Cris. «?Au début, c’était une relation client-fournisseur, mais il s’établit de plus en plus de coentreprises?», dit Pierre Ouellet, 57 ans, coordonnateur du Secrétariat aux alliances économiques nation crie Abitibi-Témiscamingue (SAENCAT).

Cet organisme permanent, où siègent à parité toutes les villes de la région et le Grand Conseil des Cris, est unique au Canada. Il organise des voyages de familiarisation, des colloques et des séances de rencontres express – lors de la dernière, en décembre 2011, 40 organismes cris ont reçu 700 propositions d’affaires en six heures. «?Et nous sommes en train de l’élargir aux Inuits?», dit Pierre Ouellet.

La première réalisation en importance du SAENCAT fut l’installation d’un réseau Internet à haute vitesse, en 2007.

D’autres partenariats visent à former des Cris au travail dans les mines et la construction. Ainsi, chez VCC Massénor, entreprise de construction issue du partenariat entre Massénor et le village de Wemindji, 200 employés sur les 375 sont cris.

Réal Huet, 64 ans, vice-prési­dent au marketing, note des changements d’attitude importants chez les Cris. «?Au début, il y a 10 ans, nos employés travaillaient six, sept mois, puis partaient chasser et pêcher. Maintenant, quand on arrête le chantier un mois pour les vacances, ils nous appellent pour nous demander quand on reprend. Ils y ont pris goût.?»

De tels changements auront des effets importants sur l’avenir du Plan Nord. Les autochtones constituent près du tiers de la population nordique?: bien formés, ils représentent pour les entreprises une main-d’œuvre plus économique que les coû­teuses navettes nord-sud.

C’est l’expérience qu’a faite à Schefferville Labrador Iron Mines, la plus petite des grosses mines de fer – trois millions de tonnes de minerai par an. Ses 40 employés innus et 15 employés naskapis représentent le quart du personnel, mais presque tous les chefs d’équipe. «?Ils ont la tâche de former leur monde et de repérer les futurs chefs d’équipe pour l’expansion de la mine vers son nouveau gisement?», dit Érika Dion, coordonnatrice des ressources humaines, de la formation et des affaires communautaires.

Elle-même fraîchement diplômée de l’Université de Mont­réal, Érika Dion, 22 ans, a quitté Granby pour venir travailler à Schefferville et faire le «?3-1?» – trois mois à Schefferville, à raison de sept jours de travail sur sept, et un mois de vacances.

«?Depuis la fermeture d’Iron Ore, en 1982, toute une génération d’autochtones n’avaient pas vu leurs parents travailler?», m’a expliqué James Chescappio, qui a été responsable de la formation et agent de liaison du Conseil de la nation naskapie de Kawawachikamach jusqu’à son décès, cet été, à l’âge de 46 ans.

James Chescappio avait fait partie de la première cohorte de diplômés en conduite de machinerie lourde, en mai dernier, un cours que le Centre de formation professionnelle de Forestville est venu offrir sur place, à Schefferville. «?C’était assez émouvant de voir tous ces Naskapis, dont une majorité de femmes, descendre avec confiance de leurs gros engins?», a-t-il dit.

Dans la MRC du Golfe-du-Saint-Laurent (l’ancienne Basse-Côte-Nord), où les travaux du barrage de la Romaine avancent bon train, Construction Atik a fait de la route 138, entre Natash­quan et Kegaska, un chantier-école depuis 2008?: 80 % du personnel est composé de 55 Innus, qui en sont à leur première expérience de chantier routier. Tous en ressortent avec une carte de qualification.


Fermont, un des avant-postes du Plan Nord. Pour les Septiliens, qui doivent faire un détour de 550 km par Baie-Comeau pour s’y rendre, c’est le bout du monde.

Ces initiatives en matière de formation inspirent le maire de Sept-Îles, Serge Lévesque. Pour aller à Fermont et Labrador City par la route, les Septiliens doivent faire un détour de 550 km par Baie-Comeau. À moins d’emprun­ter une série de chemins forestiers mal entre­tenus. La construction d’une route pourrait servir de chantier-école. «?Les élèves en conduite de machinerie lourde apprendraient sur une vraie route, et nous, nous aurions un raccourci sûr pour 50 000 dollars le kilomètre au lieu d’un demi-million.?»

Les établissements d’enseignement les plus dynamiques préparent le Plan Nord depuis longtemps. La commission scolaire de l’Or-et-des-Bois, à Val-d’Or, a créé la première usine-école dès 2005. Elle offre toute la gamme de formations?: conduite de machine, extraction, dynamitage, forage. «?En 2007, 80 % de nos élèves étaient de la région. En 2012, 80 % de nos élèves sont de partout au Québec?», se réjouit Rénald Dallaire, 54 ans, coordonnateur du Centre de formation professionnelle – Val-d’Or. «?On commence même à avoir des élèves étrangers.?»

En 2009, le campus Val-d’Or de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue a inauguré un pavillon consacré aux études autochtones, le Pavillon des Premiers peuples (voir «?Le diplôme de la bonne entente?», févr. 2010). À ce jour, 800 autochtones, surtout des Cris, en sont sortis avec un diplôme en administration, travail social, éducation ou études autochtones.

À Sept-Îles, qui n’a pas d’université, c’est le cégep qui assure certaines formations de niveau universitaire, en collaboration avec l’Université du Québec à Chicoutimi. Le nombre de pavillons est passé de un à deux, et il passera de deux à quatre d’ici cinq ans. «?Notre mission est de soutenir le développement économique de la région. On veut assumer notre identité nordique?», dit le directeur, Donald Bhérer, la cinquantaine, très fier de ses huit programmes de recherche de pointe.

«?Nous, on ne forme pas de futurs chômeurs?», dit Chris­tophe Bonnal, 48 ans, direc­teur de la formation continue, des services aux entreprises et des partenariats d’affaires. Son programme qui fait le plus parler est celui des conducteurs de locomotive.

Dans une salle, cinq élèves, assis sur leur siège de conducteur de train, actionnent de vraies manettes, sur de vrais appa­reils de conduite couplés à des ordinateurs, qui reproduisent la si­gna­lisation, les freins, le klax­on… Comme pour un vrai train de 120 wagons. «?C’est tellement original qu’on a des demandes d’Amérique latine et d’Afrique. Mais je ne peux pas en dire plus, car j’ai main­tenant des concurrents privés en formation qui s’installent à Sept-Îles?», dit Christophe Bonnal.

La première cohorte formée sur ces simulateurs?: 15 employés de Transport ferroviaire Tshiuetin, propriété des Innus de Sept-Îles et Schefferville et des Naskapis de Kawawachikamach. Tshiuetin, créée en 2005 pour maintenir le lien terrestre entre Emeril Junction, au Labrador, et Sept-Îles, a dû ajouter un troisième train hebdomadaire pour sortir le minerai de fer de Schefferville. «?Et de temps en temps, il faut ajouter encore un autre train spécial?», dit le directeur général, Éric Tremblay.

Le Nord n’a pas connu d’aussi belles perspectives d’emplois depuis 30 ans. La demande d’employés miniers est telle et les salaires sont si élevés que tout le marché du travail en subit les contrecoups. «?Il faut s’y prendre trois mois à l’avance pour un changement d’huile, parce que le garage se fait voler son person­nel par les compagnies minières, qui paient de meilleurs salaires?», dit Marcel H. Jolicœur, 66 ans, président de la Chambre de commerce de Val-d’Or, en me faisant admirer le chemin de la Mine-École, où certaines maisons, spectaculaires il est vrai, valent 1,5 million de dollars.

À Sept-Îles, le marché de l’emploi atteint une telle surchauffe que, faute de personnel, le McDonal­d’s ne pouvait plus ouvrir 24 heures sur 24. Le propriétaire a réglé le problème en faisant venir une famille des Philippines. À Port-Cartier, le IGA a tenté le coup avec des Mexicains. Le chômage est nul, le salaire minimum n’a plus cours, chaque magasin du centre commercial affiche des offres d’emploi en vitrine.

«?Moi, je n’affiche plus sur ma vitrine, j’annonce à Québec, à Montréal?», dit Yany Bélanger, propriétaire de l’Hôtel Mingan, qui devra embaucher 25 employés pour son nouvel établissement. «?Ce n’est plus moi qui inter­viewe des candidats?: ce sont eux qui me font passer l’entrevue?! Ils veulent connaître leur salaire et leur horaire. Et nous, comme employeurs, on doit être polis.?»

Les salaires sont tellement forts dans le secteur minier que le machiniste Daniel Desbiens a dû augmenter celui de ses soudeurs de 18 dollars l’heure à 24, et bientôt 26, alors que ses concur­rents à Montréal en paient 12. «?J’ai aussi dû modifier complètement mon approche pour ne plus vendre des pièces, mais du service, que je suis mieux placé pour offrir que mon concurrent de Montréal.?»

Bernard Gauthier, commissaire industriel de Port-Cartier, dans la jeune quarantaine, a cons­taté que le développement nordique change complètement les habitudes de vie des habitants. «?Quand je suis arrivé, il y a 15 ans, à peine 10 % des retraités demeuraient dans la région?; les autres retournaient dans le Sud. Il y a huit ans, c’était 50 %. Maintenant, 75 % restent pour être avec leurs enfants ou petits-enfants qui reviennent travailler ici.?»

Port-Cartier doit donc répondre à une demande de condos et de résidences pour retraités avec services. «?Nous avons planifié 250 logements, dont 75 sont déjà en chantier. Ça libérera autant de maisons?», dit Bernard Gauthier.

Outre la main-d’œuvre, c’est le logement qui préoccupe tout le monde, particulièrement sur la Côte-Nord.

À Sept-Îles, les grands chantiers permettront de créer 5 000, 10 000 em­plois directs et indirects. Mais pour bâtir les infra­structures, il faudra également loger entre 2 500 et 4 500 ouvriers pendant 2, 5, voire 10 ans. Un gros défi dans des villes où le simple bungalow coûte plus cher qu’à Laval ou Sainte-Foy.

L’hiver dernier, le taux d’inoccupation à Sept-Îles était de 0,3 %, jusqu’à ce qu’un incendie dans un immeuble de 20 logements crée la pénurie redoutée. Pour ajouter à la catastrophe, le sol du nouveau quartier résidentiel montrait des signes d’affaissement. Il a fallu chercher un autre site et déménager les 28 maisons déjà construites.

La situation est presque aussi difficile à Val-d’Or, où l’on a construit 400 appartements et maisons l’an dernier, alors qu’il en aurait fallu 600 de plus.

Guy Berthe, la cinquantaine, directeur des ressources matérielles et financières du cégep de Sept-Îles, est derrière un projet original de recherche?: avec le professeur d’architecture Avi Friedman, de l’Université McGill, le cégep veut concevoir le «?camp de travailleurs?» de nouvelle génération. «?Est-ce qu’on peut concevoir des camps économiques pour les entreprises et acceptables pour la ville, qui pourra plus tard les transformer en quartiers pour les familles???» demande Guy Berthe.

L’exemple à éviter, c’est Port-Cartier, où 150 ouvriers de la construction ont été logés dans un campement improvisé au milieu d’un quartier résidentiel en mai dernier. Les grosses baraques, posées sur le terrain de l’ancienne église Saint-Alexandre et entourées d’une clôture en fils de fer, font jaser sur la Côte-Nord et jusqu’à Québec.

À Sept-Îles, pour répondre aux besoins immédiats, un entrepreneur du Bas-Saint-Laurent envisage un camp flottant?! En l’occur­rence, un navire de croisière, accosté pour deux ans et capable de loger 500 travailleurs.

«?Un des défauts du Plan Nord est que tout le monde pense que tout va tellement bien pour tout le monde qu’on n’a pas besoin d’aide, dit Serge Lévesque, maire de Sept-Îles. Notre population augmente très vite, mais la ministre de la Famille n’a pas une place de garderie pour nous. J’ai 1 000 noms sur la liste d’attente.?»

La région souffle un peu depuis que Jean Charest a annoncé, en juillet, des investissements de 200 millions de dollars pour les infrastructures des municipalités du Plan Nord. Il était temps?: à Fermont, ville de 2 880 habitants qui doit vivre avec 2 500 ouvriers de la cons­truc­tion, ce sont les égouts qui ne suivent pas.

«?Il faut éviter la catastrophe sociale?», prévient Serge Lévesque. Cette catastrophe a un nom?: Fort McMurray, capitale albertaine des sables bitumineux, qui a vu sa population passer de 30 000 à 50 000 habitants, dont 20 000 qui font la navette hebdomadaire entre leur maison d’Edmonton ou de Calgary et leur boulot dans le Nord. «?Il faut qu’on prenne les bonnes décisions pour que tous les emplois permanents ici soient occupés par des résidants plutôt que par des gens qui font la navette, dit-il. Je ne cache pas que j’ai peur que tout aille trop vite.?»

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Québec-Est et Québec-Ouest

La nature des mines, très différentes dans l’Est et l’Ouest, a produit deux profils économiques distincts.

Dans l’Est, la nature a créé la Fosse du Labrador, une formation géologique qui va de Fermont jusqu’à Kuujjuaq. Les gisements de fer y sont immenses et la concentration telle qu’on ramasse le minerai à la pelle. Cela crée des chantiers miniers colossaux, dont le principal défi technique est celui du transport et du transbordement. C’est pourquoi il y est surtout question de trains, de port, d’usines de bouletage et même d’un pipeline pour boulettes de fer. Presque toute la petite et moyenne entreprise sert directement ou indirectement de très grosses compagnies qui exploitent les gisements et passent des commandes.

Dans l’ouest du Québec, les gisements sont filoniens. Il s’agit de métaux ou de minéraux rares. Le défi technique est de trouver les filons et d’extraire le métal de la roche. Les mines exploitent un filon 10 ou 15 ans, puis ferment ou repartent vers un autre filon. Le développement économique y est donc plus entrepreneurial et plus local. Pour survivre à la volatilité de ce type de mine, les entrepreneurs abitibiens se sont spécialisés – en forage, extraction, métallurgie, géophysique -, ce qui leur a permis d’aller faire de l’exploitation dans plus d’une trentaine de pays. Ils ont aussi beaucoup appuyé leur développement économique sur des partenariats avec les Cris depuis 15 ans.

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Les grandes dates de l’exploitation du Nord

 

1849?: Premiers colons au Lac-Saint-Jean

1869?: Début de la colonisation des Laurentides

1910?: Ouverture de l’Abitibi

1952?: Fondation de Chibougamau

1955 : Ouverture de Schefferville

1959?: Lancement du projet de barrage Manic-Outardes

1969 : Lancement du projet de barrage sur la rivière Churchill

1971 : Lancement du chantier de la Baie-James

2011?: Annonce du Plan Nord