
Au firmament des grands noms de l’industrie de la langue, auprès des Larousse, Robert et autres Grevisse, on peut désormais ajouter un nom québécois : Antidote. Conçu à Montréal, ce logiciel de correction est non seulement capable de détecter la quasi-totalité des fautes dans un texte, mais il intègre une grammaire complète ainsi qu’une douzaine d’ouvrages de référence. En outre, son dictionnaire général (127 000 mots), son conjugueur (9 000 verbes) et ses dictionnaires des synonymes (un million) et des cooccurrences (900 000 combinaisons) figurent parmi les plus complets du genre en langue française.
Chaque jour, un million de personnes à la maison, dans les cégeps et les universités, dans de grandes entreprises et des sociétés d’État ouvrent Antidote. Sa version Ardoise, pour appareils mobiles et tablettes, compte plus de 80 % de ses utilisateurs en Europe et dans le reste de la francophonie. Nombre de journalistes, éditeurs, traducteurs, rédacteurs et écrivains ne peuvent plus se passer de cet outil capable à la fois de détecter les fautes dans le moindre courriel et de trouver la rime rare.
« Dès le départ, nous avons voulu qu’Antidote soit plus qu’un correcteur, que ce soit une aide à la rédaction », explique Éric Brunelle, 54 ans, président de Druide informatique, tout en me faisant visiter les bureaux de la rue Saint-Alexandre, au centre-ville de Montréal, où travaillent 60 « druides » — tels que se désignent les employés de la boîte, qui célèbre les 20 ans de son logiciel en novembre.
Le chiffre d’affaires de Druide informatique — qui est aussi actionnaire des Éditions Druide — a atteint 12,5 millions de dollars en 2015, en augmentation très nette depuis la sortie du correcteur anglais d’Antidote, réclamé par le public tant francophone qu’anglophone, et pour lequel l’entreprise a investi 4,5 millions de dollars depuis 2010. « Nous avons attendu 15 ans avant de faire le saut, car nous voulions d’abord que le correcteur français réponde à toutes les attentes », dit André d’Orsonnens, 55 ans, cofondateur de Druide informatique, président du conseil et chef de la direction.

Le Mouvement Desjardins compte parmi les plus importants clients de Druide informatique, avec plus de 10 000 utilisateurs du logiciel. « Nous sommes très fiers de soutenir une entreprise québécoise, mais Antidote n’a rien à envier à la concurrence internationale, dit Nicolas Coulombe, vice-président aux technologies, à l’exploitation et aux infrastructures. Antidote permet l’autoapprentissage. C’est un correcteur qui détecte les erreurs, recommande une correction et permet de trouver tout de suite l’explication dans les guides grammaticaux ou les dictionnaires. »

Malgré le succès d’Antidote, ses artisans restent méconnus ; ils se sont d’ailleurs toujours ingéniés à rester discrets. Dans les colloques de lexicographes et de linguistes, on ne saurait nommer les auteurs des ouvrages de référence d’Antidote, qui se sont toujours voulus des œuvres collectives. Et dans les pages financières des journaux, on ne parle jamais des trois fondateurs — Éric Brunelle, André d’Orsonnens et Bertrand Pelletier —, parce que ceux-ci ont toujours autofinancé leur entreprise dans l’anonymat le plus complet, sans recours à la Bourse ni aux banques d’investissement.
L’idée de créer Druide informatique vient d’Éric Brunelle, qui persuade deux amis de se lancer avec lui dans l’aventure en février 1993. André d’Orsonnens, avocat en droit commercial au cabinet Heenan Blaikie, est un ami depuis le secondaire. Et Bertrand Pelletier, docteur en mathématiques et professeur à l’Université du Québec à Gatineau, était un condisciple en maîtrise au Département d’informatique et de recherche opérationnelle de l’Université de Montréal.
« C’était un pari risqué. En 1993, les [logiciels] Correcteur 101 et Hugo étaient bien établis sur le marché et nous avions quatre ans de travail devant nous avant de pouvoir lancer le nôtre », dit Éric Brunelle. À 30 ans, le jeune informaticien passionné de linguistique a toutefois à son actif la création de deux logiciels de correction. Il vient de passer près de deux ans à programmer Correcteur 101, alors jugé comme l’un des meilleurs outils en français sur le marché. Et il a précédemment programmé un correcteur dans le cadre de son mémoire de maîtrise, de 1984 à 1987 !
Créer un correcteur est d’une complexité inouïe : il faut « programmer » la langue française au complet, sans négliger les plus obscures exceptions ni le moindre cas particulier. En 1993, les linguistes tiennent la chose pour impossible.
Le travail consiste à bâtir un « analyseur » à toute épreuve. Il s’agit d’une sorte de gros fichier où figure la description exhaustive de chaque mot : le genre et le nombre, bien sûr, mais surtout l’ensemble des formes qu’il peut prendre — orthographiques, sémantiques, lexicales, grammaticales — et dans quelles circonstances. « Par exemple, dans quel cas “maintenant” est-il adverbe, et dans quel cas est-il participe présent du verbe “maintenir” ? » dit la linguiste-informaticienne Mala F. Bergevin, la plus ancienne employée de Druide informatique. Elle a conservé ses vieux cahiers de notes remplis d’interminables tableaux faisant la description complète des marqueurs de temps (demain, durant, maintenant, pendant, etc.) et qu’elle a dû retranscrire en codes de façon que l’ordinateur trouve l’analyse la plus probable.

Tandis que les linguistes multiplient les raffinements, Bertrand Pelletier, 55 ans, vice-président à la recherche et au développement, fait des pirouettes techniques pour contenir la taille du logiciel à l’intérieur de la mémoire des ordinateurs, qui était alors très limitée. Dans son bureau encombré de machines désuètes et de boîtes contenant les archives de l’entreprise, il exhibe la pile de 12 disquettes requises pour implanter la première version du logiciel. « C’est une pièce de musée. Des ordinateurs capables de lire ça, il n’en existe presque plus. »
André d’Orsonnens, lui, se démène pour faire vivre tout ce beau monde pendant presque quatre ans. Les deux premières années, il conserve son emploi au cabinet Heenan Blaikie, et accomplit des miracles avec les crédits d’impôt pour faire durer la mise de fonds initiale des trois actionnaires. En 1995, alors que l’argent est sur le point de manquer, André d’Orsonnens quitte son emploi et se consacre à plein temps à Druide informatique. Il amène également deux amis avocats à investir à titre d’associés passifs. « André était venu m’emprunter de l’argent, et je lui ai plutôt suggéré d’investir », dit François Raymond, associé au cabinet Robinson Sheppard Shapiro. Actionnaire de Druide informatique encore aujourd’hui, il considère avoir fait « un excellent placement ».
Les fondateurs sont contraints d’aller chercher des investisseurs externes, car Éric Brunelle a eu une idée folle, à la fois brillante et… très coûteuse. Pour se distinguer de la concurrence, il propose d’offrir non seulement une grammaire complète et un conjugueur, mais aussi un dictionnaire de 100 000 mots ! Or, ce défi supplémentaire prolongera d’au moins une année la conception du logiciel, en plus de nécessiter l’embauche d’une équipe de lexicographes capables de produire 350 000 définitions.
« Je me rappelle très bien l’annonce au bureau de placement de l’Université de Montréal : “Jeune entreprise cherche lexicographe” », dit le linguiste Jean Fontaine — la plupart des premiers ouvrages de référence de Druide informatique viendront de sa bibliothèque personnelle.
« Heureusement, les associés voulaient un dictionnaire simple, sans étymologies, sans prononciations, sans citations », explique Jean Saint-Germain, linguiste chez Druide informatique. Docteur en linguistique diplômé de l’Université de Montréal, il fait partie de la demi-douzaine de lexicographes pigistes embauchés en 1995 pour rédiger les définitions des 100 000 mots, à raison de 25 à 50 par jour.
Si Druide informatique met de tels efforts pour se positionner vis-à-vis de la concurrence, c’est parce que les associés pensent à la mise en marché et à la commercialisation depuis le premier jour. Avant même de se lancer, ils avaient déjà formulé le slogan de l’entreprise (« Le remède à tous vos mots »), lequel leur a inspiré le nom du logiciel (l’antidote est le remède) et celui de l’entreprise (le druide prépare l’antidote). « Ça nous est venu autour d’une pizza, à 3 h du matin », raconte André d’Orsonnens.
Pour chaque dollar investi en recherche et développement, l’entreprise en dépensera autant en mise en marché. « Il ne fallait surtout pas manquer de souffle à cette étape », dit André d’Orsonnens. Pendant l’année précédant le lancement, il sillonnera le Québec et ira dans toutes les librairies et jusque dans le moindre commerce vendant du matériel informatique. « J’ai convaincu les propriétaires de tenir au moins 12 exemplaires du logiciel en vitrine ou près de la caisse pendant neuf mois après son lancement. »
Au moment du lancement d’Antidote, en novembre 1996, il est encore loin le temps où l’entreprise pourra s’offrir une campagne d’affichage sur des panneaux routiers ou des autobus. Il faudra gagner les clients un à un. Tous les employés, pigistes et associés sont réquisitionnés pour tenir un kiosque dans les foires, les salons, les magasins, et se relayer au service à la clientèle. « À Bureau en gros, les clients examinaient notre logiciel et repartaient avec Correcteur 101 ! » se rappelle Éric Brunelle. Malgré tout, en quelques mois, Antidote devient un produit de référence que les commerces veulent absolument avoir en stock.
Passionné de théâtre qui avait choisi le droit pour le plaisir de plaider, André d’Orsonnens utilise toutes les tribunes. Dès l’année suivante, il organise la Grande Dictée Antidote au Salon du livre de Montréal. Il brandit tous les arguments de vente, à commencer par les origines québécoises du logiciel. « Je suis très fier de dire que notre conjugueur a été le premier à décliner le verbe “déflaboxer” [démolir, anéantir] sous toutes ses formes : nous déflaboxions, que je déflaboxasse », fait-il valoir.
Rares sont les sociétés d’informatique des années 1990 qui ont survécu à l’éclatement de la bulle Internet de l’année 2000 et à la crise financière de 2008, et qui ont su s’adapter aux changements de génération des ordinateurs, à l’apparition du logiciel libre, en plus des mobiles et des tablettes. C’est d’abord parce que Druide informatique aura beaucoup investi en recherche et développement — avant et surtout après le lancement de la version 1 d’Antidote.

« En 1996, j’étais satisfait du travail accompli, mais sans plus. Antidote n’était pas encore là où nous voulions qu’il soit », dit Éric Brunelle, selon qui le vrai décollage aura lieu cinq ans plus tard, avec le lancement de la version MP (pour multiphrase), capable d’analyser tout un texte d’un seul coup. Avec, en prime, un gigantesque dictionnaire des synonymes de plus de 600 000 mots. « La concurrence était larguée. » Dans les années qui suivent, Antidote approfondit sa capacité d’analyse, multiplie les dictionnaires (étymologique, historique) et étend sa capacité d’analyse aux gestionnaires de courriels (le service Anti-Oups !).
« Il est clair qu’ils pensent à très long terme », dit Nicolas Coulombe, du Mouvement Desjardins, qui a pour tâche de réévaluer le logiciel à chaque renouvellement de licence en le comparant à ses concurrents, tels Cordial et ProLexis. « On voit venir sur le marché des correcteurs en logiciel libre [tel Grammalecte]. C’est certain que Druide informatique devra se démarquer là aussi. »
En 2010, les fondateurs décident de faire le saut vers l’anglais. Un gros morceau : il faudra cinq ans et des investissements de 4,5 millions de dollars pour mettre au point le correcteur, huit dictionnaires en langue anglaise et une grammaire. La décision aura été payante puisque l’entreprise aura récupéré les frais de cette aventure un an après le lancement.
Le fait de devenir une entreprise bilingue a constitué un important changement de culture que les « druides » n’ont pas encore complètement assimilé ; le site Web, par exemple, n’est pas encore traduit. « On va d’abord valider le produit auprès de la clientèle actuelle », dit Bertrand Pelletier, en soulignant qu’une des particularités du module anglais d’Antidote est justement de savoir détecter les fautes typiques que font les francophones qui écrivent en anglais ! Cette capacité est peut-être ce qui permettra à Antidote de mieux s’établir sur le marché de la France, où les correcteurs Cordial et ProLexis lui ont toujours fait la vie dure. « J’avais espéré que 30 % de nos clients francophones achètent le module anglais. Résultat : nous avions atteint le double deux mois après le lancement », dit André d’Orsonnens.
Avant de faire une percée massive vers le marché anglophone, André d’Orsonnens espère faire adopter Antidote dans certains établissements anglophones : universités, sièges sociaux de grandes entreprises ou ministères fédéraux. « On ne veut pas manquer notre coup », dit-il. En français, Antidote est tellement connu que le public le vend pour nous. Mais en anglais, personne ne nous connaît. Les gens demandent : “Anti what ?” C’est une leçon d’humilité. »
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Bataille d’éditeurs
À ses débuts, Antidote profite d’un allié de taille, Québec Amérique. Dès octobre 1997, Druide informatique conclut une alliance avec l’éditeur, concepteur du Dictionnaire visuel, lequel sera jumelé à Antidote. Pendant 14 ans, les deux entreprises seront aussi proches qu’elles peuvent l’être sans fusionner pour autant. Elles échangent des services, font du marketing croisé et créent même des produits ensemble. À partir de l’automne 2000 et durant toute la décennie, Druide informatique distribue les produits logiciels de Québec Amérique dans son propre réseau.
En 2001, les deux éditeurs réalisent une première mondiale en publiant Le grand Druide des synonymes, dont Druide informatique est l’auteur et Québec Amérique l’éditeur. Pour la première fois, un dictionnaire numérique sert de base à un dictionnaire papier ! — lequel sera décliné en plusieurs versions pendant la décennie.
La relation s’étiole toutefois et, en 2011, Druide informatique embauche trois piliers de la maison Québec Amérique. L’entreprise annonce alors qu’elle se diversifie et ouvre sa propre maison d’édition : les Éditions Druide, qui publieront désormais Le grand Druide des synonymes et des antonymes. Québec Amérique réplique en retirant à Druide informatique le droit d’utiliser son Visuel ; Druide informatique refuse d’obtempérer, alléguant que l’entente est irréversible.
En novembre 2012, au Salon du livre de Montréal, la querelle éclate au grand jour. Québec Amérique réclame 675 000 dollars en dommages. L’affaire devra être entendue par les tribunaux en janvier 2017, mais il faudra encore plusieurs mois avant le jugement.
(Divulgation : l’auteur de ce texte a publié trois livres aux éditions Québec Amérique.)
Bien que je sois à la retraite depuis déjà quelques années, il ne se passe pas une journée sans que j’utilise Antidote dans mes échanges écrits avec les autres. C’est un merveilleux outil de chez nous, utilisons-le davantage. Nous n’en serons que plus intelligents.
En effet, Antidote est un outil indispensable pour tous ceux qui ont le souci de bien écrire en français. Et maintenant, j’apprécie également le correcteur anglais. J’espère que des linguistes espagnols et italiens s’inspirent de ce modèle d’outil fort utile pour toutes les personnes lettrées et soucieuses d’une écriture soignée. Bravo aux créateurs d’Antidote et à tous les collaborateurs qui continuent de l’améliorer constamment. Merci infiniment à vous tous !