Entrevue : Pierre Beaudoin mise gros sur la CSeries de Bombardier

Bombardier planche depuis 2004 sur la CSeries. Le pari est énorme : 3,5 milliards de dollars sont en jeu. Et le carnet de commandes tarde à se remplir. Mais le grand patron de l’entreprise, Pierre Beaudoin, reste confiant. 

Photo : © Bombardier
Photo : © Bombardier

Des milliers d’emplois au Québec et des milliards de dollars en garantie de prêts de nos gouvernements seront en jeu quand le nouvel avion de Bombardier s’envolera au-dessus de Mirabel pour son tout premier vol d’essai, en juin. Si tout va bien, c’est une escadrille complète frappée du logo de Bombardier qui suivra sur les pistes des aéroports du monde entier.

La nouvelle CSeries, assemblée dans l’usine de Bombardier à Mirabel, représente pour la multinationale québécoise un tournant majeur de son histoire. L’entreprise s’est déjà taillé une place de choix dans le marché avec ses avions régionaux, des appareils de plus petite taille surtout utilisés par les transporteurs intérieurs.

Le nouvel appareil est capable de traverser un continent et place Bombardier en concurrence avec les plus petits avions de Boeing et Airbus. Au cours des 20 prochaines années, l’avionneur prévoit que 6 900 appareils de 100 à 149 places seront assemblés par les divers constructeurs.

Bombardier planche depuis 2004 sur la nouvelle CSeries, construite en matériaux composites et dotée d’un moteur révolutionnaire de Pratt & Whitney. Pour les clients, cela signifie un avion capable de transporter les voyageurs à moindre coût. Autrement dit, plus de profits pour eux.

Airbus et Boeing ont déjà répliqué : le premier a lancé son A320neo de 150 places et plus, pour lequel il a déjà plus de 1 700 commandes, tandis que le second travaille sur le 737 Max, de 120 places et plus, qui a un carnet de commandes, options comprises, dépassant les 1 000 unités.

La mise est élevée pour Bombardier : un investissement de 3,5 milliards de dollars, dont un peu plus de la moitié provient de l’entreprise elle-même, le reste de ses partenaires. Or, à ce jour, Bombardier n’a engrangé que 145 commandes fermes et 243 conditionnelles pour ses deux modèles, le CS100 (de 108 à 125 places) et le CS300 (de 130 à 160 places). Le grand patron, Pierre Beaudoin, est néanmoins confiant. Il explique pourquoi dans une entrevue accordée à L’actualité.

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UN PARCOURS EN PREMIÈRE CLASSE – Pierre Beaudoin, 51 ans (en juin), aura patienté 23 ans avant de remplacer son père, Laurent, comme président et chef de la direction de Bombardier, en juin 2008. Il était entré dans l’entreprise en 1985, à la Division des produits marins, après des études en relations industrielles à l’Université McGill. Il a deux enfants, une fille de 22 ans et un fils de 21 ans.
Photo : Paul Chiasson / Presse canadienne

Le premier vol d’essai de la CSeries était prévu pour la fin de 2012. Il a été reporté de six mois, ce qui a inquiété investisseurs et analystes. Avez-vous espoir de respecter votre échéancier cette fois ?

Oui. Les choses vont bien. Beaucoup de tests sont en cours pour préparer le premier vol. C’est quand même assez complexe, et pas seulement par rapport au premier vol, car nous aurons cinq avions dans le programme d’essai. On travaille sur [l’assemblage des] deuxième et troisième, et le quatrième est commencé. Ça progresse bien.

La conception des appareils de la CSeries était tout un défi, car Bombardier ne partait pas d’un modèle antérieur. Qu’est-ce que cela a représenté sur le plan de l’ingénierie ?

Bombardier a lancé plusieurs nouveaux appareils depuis la fin des années 1980. Nous avons quand même de l’expérience ! L’enjeu particulier de la CSeries, c’est qu’il s’agit d’une percée dans un nouveau marché : celui des grandes compagnies aériennes, plutôt que des compagnies régionales. C’est un appareil qui sera comparé avec ceux des deux grands constructeurs mondiaux, Airbus et Boeing. Il fallait s’assurer que l’entrée en service serait à la hauteur des attentes de nos clients. Sur le plan de l’ingénierie, pendant la mise au point, on a donc fait davantage de tests afin d’éviter des problèmes et de devoir recommencer certains designs. Des tests qui sont normalement faits seulement avant le premier vol l’ont été, dans notre cas, il y a un an, deux ans et même quatre ans. Nous sommes convaincus de la fiabilité et de la performance des appareils de la CSeries.

Pourquoi entrer dans un marché occupé par les géants que sont Boeing et Airbus ? Vous vous attaquez à de gros concurrents. Ne craignez-vous pas leur réaction, surtout que vous avez annoncé que le modèle CS300 pourrait compter jusqu’à 160 places ?

On n’entre pas dans leur marché comme tel. Ils n’ont pas d’appareils modernes de 100 à 149 places. Leurs avions de base comptent 150 places et plus. Ils en ont tiré des modèles plus petits, mais ce ne sont pas des appareils compétitifs du point de vue du coût par place. Nous, avec la CSeries, on voulait avoir un avantage marqué sur les produits existants. Nous serons les seuls à avoir dessiné un appareil expressément pour la catégorie des 100 à 149 places. Selon nos prévisions, comme Airbus et Boeing d’ailleurs, nous entrevoyons un marché de 7 000 appareils au cours des 20 prochaines années. Nous pensons pouvoir en accaparer la moitié. Nos avions auront un avantage de 15 % sur la concurrence pour les coûts de fonctionnement. Nos moteurs procureront des économies de carburant de 20 %. Ce seront les plus efficaces de leur catégorie. La version neo avec un nouveau moteur, qu’Airbus a annoncée, est prévue pour un appareil plus gros, l’A320, qui compte 160 places [180 en haute densité]. Notre CS300 est un appareil de 135 places à la base, qui peut aller à 160 en haute densité. Ils ne sont donc pas en concurrence directe.

Le « démo » du poste de pilotage a été présenté au salon de Dubaï en 2011. Photo : © Bombardier
Le « démo » du poste de pilotage a été présenté au salon de Dubaï en 2011. Photo : © Bombardier

Si les appareils CSeries sont si intéressants, pourquoi n’avez-vous pas obtenu plus de commandes ?

Mais nous avons beaucoup de commandes ! C’est le programme pour lequel nous avons vendu le plus d’avions avant le premier vol. Si je me rappelle bien, lorsque nous avons livré le premier avion régional, le CRJ200 [50 places], nous n’avions que 30 ou 40 appareils dans le carnet de commandes. Donc, on est très satisfaits d’avoir 145 commandes fermes aujourd’hui. Notre objectif est d’en avoir 300 fermes avant la première livraison, prévue vers le milieu de 2014. On compare à tort nos commandes avec celles qu’ont Airbus et Boeing, alors que leurs avions existent depuis 20 ans. L’autre aspect, c’est que, avant le premier vol, les clients veulent avoir des rabais sur le prix de vente. C’est intéressant d’avoir un bon carnet de commandes, mais il faut que les prix soient bons. On croit que notre appareil a de la valeur et on a assez de commandes. Avec les 145 commandes actuelles, plus les options, nous avons déjà de la production jusqu’en 2017 et même 2018 ! Ce n’est pas nécessaire d’avoir des commandes 10 ans à l’avance pour que ce soit un succès !

Si vous entrez dans ce nouveau marché, est-ce parce que celui des avions régionaux, les CRJ de 50 à 99 places que vous avez lancés dans les années 1990, est arrivé à terme ?

Le marché des CRJ demeurera intéressant. Mais quand on examine où se trouvera la croissance, on constate que la niche dans laquelle sera la CSeries est deux fois plus importante que celle des CRJ. Dans le secteur des avions régionaux, nous n’avons qu’un seul compétiteur aujourd’hui [le brésilien Embraer]. Mais dans l’avenir, il y en aura trois de plus [des constructeurs russe, chinois et japonais]. La concurrence sera donc plus grande.

Et les retombées à Montréal, au Québec ?

L’avion a été conçu ici. L’expertise pour l’assemblage et les essais en vol, l’intégration des systèmes, bref, le plus complexe, tout est fait à Montréal. En plus des 2 000 à 3 000 emplois que Bombardier crée pour assembler la CSeries, il y a des retombées importantes pour toute l’industrie aéronautique à la grandeur du Canada. Il y a 80 000 employés dans ce secteur au pays, dont 40 000 dans la région de Montréal. La CSeries est un programme structurant pour l’industrie aéronautique canadienne, car il va lui donner un nouvel élan. Déjà, des fournisseurs viennent s’installer ici.

Qu’est-ce qui vous a décidés à assembler la CSeries à Montréal plutôt qu’ailleurs, où les coûts auraient été moindres ?

Le principal facteur, c’est l’expertise de nos employés. On a eu de bonnes discussions avec le syndicat à Montréal pour mettre en place les conditions gagnantes pour la CSeries. On avait confiance dans le savoir-faire de nos employés— et pas seulement en ingénierie — pour concevoir l’appareil, faire les essais, l’assembler en évitant une courbe d’apprentissage qui aurait été très, très longue ailleurs, avec d’autres employés qui n’ont pas leur expertise.

L'« avion 0 », destiné aux essais en vol, est en voie d'être terminé à Mirabel. Photo : © Bombardier
L’« avion 0 », destiné aux essais en vol, est en voie d’être terminé à Mirabel. Photo : © Bombardier

De gros éléments, comme le fuselage et les ailes, sont fabriqués en Chine et à votre usine de Belfast, en Irlande. Pourquoi ?

Pour être compétitifs. On l’a bien expliqué à nos employés : on n’aurait pas pu faire tout l’appareil au Canada. On vou-lait aussi profiter de l’expertise de nos partenaires à l’étranger. Et une présence dans d’autres marchés sera importante pour la CSeries. La fabrication du fuselage, par exemple, c’est sûr qu’on aurait pu la faire dans d’autres pays que la Chine à des coûts équivalents. Mais il n’y a pas d’autre endroit au monde qui offre un marché aussi intéressant que la Chine. Aujour-d’hui, on ne peut pas penser avoir du succès dans le domaine des avions commerciaux sans avoir du succès en Chine.

Quelle est votre évaluation de la situation économique au Québec, du point de vue d’une entreprise qui investit ?

Le fait qu’on mette au point nos appareils ici démontre bien que nous sommes à l’aise avec l’idée d’investir au Québec. Évidemment, on est toujours sensibles aux conditions fiscales d’ici quand il s’agit d’attirer des cadres. Je pense d’ailleurs qu’on a atteint la limite acceptable quant aux niveaux de fiscalité imposés par nos gouvernements. Ils doivent être prudents s’ils veulent attirer des entreprises. Le niveau de fiscalité des entreprises est compétitif, mais il faut aussi des cadres pour mener les sociétés.

On est à Montréal et on ne peut éviter de parler du métro, pour lequel Bombardier et Alstom ont obtenu le contrat. La fabrication et l’assemblage se font à La Pocatière, dans le Bas-Saint-Laurent. Comment ça va ?

On respecte notre échéancier. Ça va bien. On doit livrer les premières rames à la fin de 2014. Le client [la Société de transport de Montréal] est satisfait de la progression des travaux.

Vous avez des contrats un peu partout dans le monde. Des enquêtes sont en cours concernant SNC-Lavalin, notamment, qui aurait obtenu des contrats de manière, disons, discutable ici et à l’étranger. Avez-vous chez Bombardier des règles pour éviter, par exemple, le versement de pots-de-vin ou de commissions secrètes ?

Nous avons un code d’éthique depuis une vingtaine d’années. Tous nos employés doivent le signer et, chaque année, nos cadres reçoivent une formation à ce sujet. Nous sommes aussi très prudents dans le choix de nos partenaires d’affaires. Mais on a beau avoir tous les documents qu’on veut, l’important, c’est le comportement au quotidien de nos cadres. Une très grande discipline à l’échelle de l’entreprise nous permet d’avoir une grande confiance en eux. Tous les employés doivent se comporter de manière intègre et on ne tolère pas d’attitudes inacceptables. Un programme permet à nos employés de parler de manière confidentielle avec nos responsables de la conformité. On a de bonnes balises à l’interne.

La réputation de Bombardier a préséance sur tout, donc ?

Je pense que la seule chose qui compte, c’est la réputation de ton entreprise. Ça se gagne au fil des années, mais ça peut se perdre très vite. On a gagné une réputation fantastique pas seule-ment au Québec, mais partout dans le monde. C’est une de mes plus grandes fiertés.

Parlons de vous, maintenant. Vous êtes le fils de Laurent Beaudoin. Est-ce que ce fut difficile de faire votre place dans l’entreprise, de sortir de l’ombre de votre père ?

Il y a des avantages et des inconvénients à être le fils du patron. Je travaille chez Bombardier parce que c’est passionnant. J’aime nos produits, j’aime l’équipe avec laquelle je travaille. Il est arrivé que certaines personnes m’avantagent parce que j’étais le fils de Laurent Beaudoin, d’autres au contraire n’aimaient pas que le fils du patron travaille pour l’entreprise. Mais pour moi, ce ne fut jamais une préoccupation.

Prévoyez-vous être là encore longtemps ? Préparez-vous la relève ?

J’ai 50 ans. Ça fait 26 ans que je suis chez Bombardier. Tant que j’aime ce que je fais et que j’ai la possibilité de le faire avec le soutien du conseil d’admi-nistration, je vais continuer. On a par ailleurs un plan de succession bien réglé pour repérer les candidats potentiels à divers postes de direction, y compris le mien. On a des personnes en vue qu’on aide à progresser. Pour l’instant, chez Bombardier, il n’y a aucun autre membre de la famille. Dans un monde idéal, le prochain leader de l’entreprise devra venir de l’interne.

En terminant, vous n’avez pas l’intention de vendre ? Peut-être que Boeing ou Airbus, par exemple, seraient intéressés à toute votre gamme de produits ?

Non, nous n’avons aucune intention de vendre. Bombardier va connaître des années de croissance importante avec les investissements que nous avons faits, comme la CSeries, nos trains à haute vitesse, notre diversi-fication géographique, nos avions d’affaires. Nous sommes en bonne posture. Tout le monde est bienvenu dans l’actionnariat. Mais Bombardier n’est pas à vendre !

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BOMBARDIER

Chiffre d’affaires en 2012 :
16,8 milliards $ US

Profit en 2012 :
692 millions $ US

Carnet de commandes au 31 mars 2013 :
63 milliards $ US

Grandes divisions :
2 (Aéronautique et Transport)

Présent dans :
26 pays

Nombre d’usines de production et sites d’ingénierie :
80

Nombre d’employés dans le monde :
71 700

Au Canada (total, Québec compris) :
24 993 employés dans 15 sites de production ou d’ingénierie

Au Québec :
18 536 employés dans 11 sites de production ou d’ingénierie