Changer le monde, un REER à la fois

Après une vingtaine d’années à militer en douceur pour une société plus verte et plus équitable, Laure Waridel se fait plus pressante : il faut entreprendre des actions draconiennes pour freiner les changements climatiques. Et la première façon d’y contribuer, c’est de mettre son argent au service de la cause.

Photo : Christian Blais

Difficile d’être plus cohérent avec ses valeurs que ne l’est Laure Waridel. La maison du Plateau-Mont-Royal où me reçoit la militante écologiste de 46 ans a été rénovée de fond en comble, mais avec des matériaux récupérés. Le thé vert qu’elle me sert est biologique et équitable, tout comme le café qu’elle boit. Le pull marron qu’elle porte ce jour-là ? Fabriqué au Québec, acheté il y a 15 ans. Et si vous poussez l’indiscrétion jusqu’à la questionner sur ses investissements, elle n’énumérera que des placements bons pour la planète.

L’économie et la finance sont au cœur de son livre La transition, c’est maintenant, paru aux éditions Écosociété en novembre dernier pour souligner l’anniversaire du Pacte pour la transition, dont elle est co-porte-parole avec le metteur en scène Dominic Champagne. L’ouvrage se veut à la fois un état des lieux et un guide destiné aux 286 000 signataires ainsi qu’à tous les autres Québécois qui se préoccupent de l’incidence qu’ont leurs gestes sur l’environnement. La première étape, croit Laure Waridel, est de revoir notre façon d’investir afin d’arrimer l’économie aux limites de notre écosystème. 

Avec ses longs cheveux bruns, ses yeux bleus rieurs et sa petite voix douce, Laure Waridel est probablement la militante la moins controversée du Québec. Qu’elle prône le commerce équitable ou qu’elle lutte pour le climat, elle évite toujours de donner des leçons, préférant prêcher par l’exemple. Son plus récent ouvrage ne fait pas exception : l’auteure y multiplie les suggestions pour convaincre les gens de passer à l’action.

Face à l’urgence climatique, toutefois, même la plus posée des militantes se fait plus pressante. Elle réclame que Desjardins et la Caisse de dépôt et placement du Québec cessent d’investir dans les hydrocarbures, même si cela peut nuire au rendement à court terme. Elle a aussi fait une intrusion dans la campagne électorale fédérale l’automne dernier en envoyant un courriel à des signataires du Pacte pour les inciter « à voter pour le parti qui [avait] le plus de chances de vaincre le Parti conservateur ».

Si Laure Waridel change ainsi de ton, c’est parce qu’elle est persuadée que l’humanité est à la croisée des chemins. Soit nous gardons « la tête dans le sable » et « détruisons le monde », soit nous mettons tous la main à la pâte pour nous engager dans la transition écologique. Et cela commence par faire passer nos REER au vert.

Près du tiers de votre livre porte sur l’économie, la richesse et la finance. Pourquoi consacrer autant d’espace à ces questions dans un ouvrage sur la transition écologique ?

Quand on se met à réfléchir aux causes de la destruction des écosystèmes, on en vient rapidement à des enjeux économiques. Devant ça, le réflexe de bien des gens est de dire que c’est la faute des lobbys, que l’environnement, il n’y a pas d’argent pour ça, qu’on ne peut rien y faire. Comme si l’économie était un système naturel aussi immuable que la loi de la gravité ! L’économie, c’est une construction sociale, et il est possible d’agir pour la transformer et en faire un levier de transition plutôt que de destruction.

L’une des façons de mettre l’économie au service de la planète est, selon vous, de revoir notre manière d’investir. Que voulez-vous dire ?

Dans une économie financiarisée, réfléchir à comment on investit est fondamental. L’investissement, c’est à la fois le point de départ et le point d’arrêt de tout projet. Si on ne met pas d’argent dans les technologies propres ou les énergies vertes, il n’y en aura pas qui vont se développer. Si on investit encore dans les énergies fossiles, on continuera de créer de la richesse qui n’est rien de plus qu’un appauvrissement environnemental et social. Il existe aujourd’hui diverses options pour les gens qui souhaitent investir de façon responsable. Certains diront que c’est du capitalisme vert pâle, et moi-même j’ai mes réserves par rapport à certains types de placements, mais ça reste beaucoup mieux que la plupart des choix traditionnels.

Est-ce que ce sont des investissements profitables ? On veut tous apporter notre contribution pour le climat, mais on veut avoir de l’argent pour notre retraite.

Beaucoup de gens ont l’impression qu’ils vont perdre de l’argent s’ils investissent de manière responsable. Comme si, dès qu’on intégrait une dimension environnementale et sociale, ça ne pouvait pas aller avec l’argent ! Parlez à des personnes qui se spécialisent dans l’investissement responsable, et vous verrez que c’est rentable. Peut-être que d’autres placements permettent de faire plus d’argent plus rapidement, mais à quel prix ? À quoi bon investir pour nos vieux jours si, quand vient le temps d’en profiter, l’air n’est plus respirable et qu’on voit nos enfants et petits-enfants subir les conséquences de nos choix ?

Certains fonds institutionnels cessent d’investir dans le pétrole et se tournent vers le gaz, qu’ils voient comme une étape de transition vers les énergies renouvelables. Qu’en pensez-vous ?

Il faut abandonner les hydrocarbures. Il y en a qui disent que c’est extrémiste, mais quiconque lit ne serait-ce que le résumé du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat [GIEC] va se rendre compte que c’est la priorité numéro un. En fait, quiconque lit ça pour la première fois va être catastrophé. Les gens ne réalisent ab-so-lu-ment pas l’urgence de la situation. 

L’OCDE et la Banque mondiale réalisent qu’on s’en va vers un effondrement et affirment qu’il faut changer de cap. La situation est vraiment grave pour que même elles en soient rendues à dire ça.

Croyez-vous encore qu’il est possible d’éviter la catastrophe ?

Oui, mais je suis très, très inquiète. On savait déjà au moment de la naissance du GIEC, en 1988, qu’il fallait réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Au lieu de les diminuer tranquillement, on les a augmentées. Plus le temps passe, plus les changements nécessaires pour respecter les limites de l’écosystème seront brutaux. Si on ne fait rien, on sera complètement cuits, frits, rôtis. Et ça, c’est la directrice du Fonds monétaire international, Christine Lagarde, qui le dit [NDLR : devenue depuis présidente de la Banque centrale européenne]. L’OCDE et la Banque mondiale aussi sont catastrophées. Ces organisations-là, qui se basent sur une analyse strictement économique, réalisent qu’on s’en va vers un effondrement et affirment qu’il faut changer de cap. La situation est vraiment grave pour que même elles en soient rendues à dire ça.

Quand on voit que les messages du FMI, de l’OCDE et de la Banque mondiale restent ignorés, on se demande si nos choix d’investissement individuels ont réellement une portée…

Trop souvent, on oppose les choix individuels et les choix collectifs, alors que ce sont des vases communicants. Regardez l’exemple des sacs de plastique. Ça a commencé avec des gens qui apportaient leurs sacs réutilisables à l’épicerie. Petit à petit, les entreprises se sont mises à agir, puis les municipalités. Et aujourd’hui, le fédéral veut interdire le plastique à usage unique d’ici 2021. C’est vrai qu’au début d’un mouvement, on est une minorité et on a l’impression que ça ne change rien, mais ça finit par avoir un impact. On l’a vu pour le droit de vote des femmes, pour les droits civils, pour la fin de l’apartheid. C’est la même chose pour l’environnement.

Laure Waridel, quel est votre rapport à l’argent ?

Je vois l’argent comme un moyen plutôt que comme une fin. Pour moi, c’est un levier d’action, que ce soit dans mes choix de consommation ou mes choix d’investissement. Cela dit, je ne suis pas quelqu’un qui fait un budget ; mes valeurs ont tendance à prendre le dessus sur les autres critères, comme le prix ou le rendement. Mais je suis dans une position privilégiée, et je suis consciente que ce ne sont pas toutes les familles qui peuvent se permettre ça. 

Êtes-vous riche ?

En fait, je me suis mariée avec un homme riche [NDLR : l’avocat Bruce W. Johnston, associé de Trudel Johnston & Lespérance, cabinet spécialisé en recours collectifs qui a notamment remporté un jugement de près de 14 milliards de dollars pour les victimes du tabac]. Mais je ne l’étais pas jusqu’à tout récemment. J’ai grandi dans une ferme à Saint-Alexandre-d’Iberville, en Montérégie. Mes parents étaient endettés et il y avait toujours un stress financier lié à ça. 

Est-ce que ça a influencé votre façon de gérer l’argent ?

Je déteste être endettée et j’évite ça à tout prix. Aujourd’hui, avec ma situation financière actuelle, c’est moins un souci. Maintenant, est-ce que ça me rend heureuse ? Je suis heureuse parce que j’ai trouvé un homme que j’aime. C’est certain que lorsqu’on vit sous le seuil de la pauvreté, c’est difficile d’être heureux, parce qu’il y a un stress permanent pour subvenir à ses besoins de base. Mais des études ont démontré que le bonheur lié au revenu stagne rapidement. Pourtant, notre société a encore une vision très étroite de ce qu’est la richesse, et on confond souvent richesse et argent.

Et qu’est-ce que la richesse, selon vous ?

Ma plus grande richesse, ce sont mes relations affectives : ma famille, mes amis, mes collègues de travail et de lutte. Je pense aussi que vivre au Québec, dans une société qui a fait de l’équité et de la justice sociale des fondements, c’est une richesse immense. Il y a beaucoup de choses à améliorer, c’est sûr, mais quand on se compare avec les États-Unis et même avec la plupart des pays dans le monde, on se rend compte qu’on a une chance incroyable. On a un système d’éducation public. On sait que si on tombe malade, on sera soigné. On a accès à une pension de base pour la retraite, grâce à la Caisse de dépôt et placement du Québec. Nous sommes privilégiés d’avoir un outil d’investissement collectif comme celui-là. 

Vous affirmez d’ailleurs que la Caisse de dépôt, avec ses 327 milliards de dollars d’actifs, a le potentiel d’être un véritable moteur pour la transition. Êtes-vous satisfaite des efforts que fait la Caisse en ce sens, dont son engagement à avoir un portefeuille carboneutre d’ici 2050 ?

Je suis contente de voir qu’il y a une prise de conscience, car c’est le premier pas vers le changement. Il faut aussi dire que la Caisse de dépôt, en ce qui concerne les enjeux climatiques, est une locomotive internationale, et ça mérite d’être salué. Maintenant, quand on compare les données scientifiques avec le plan d’action de la Caisse, on réalise que ce n’est pas assez, qu’elle doit agir beaucoup plus rapidement. Elle doit, tout comme Desjardins d’ailleurs, cesser immédiatement d’investir dans les hydrocarbures. Y compris dans le gaz.

Cela nous ramène à la question de notre pouvoir personnel, en tant qu’individu. Je comprends qu’il faille commencer quelque part, mais que ce soit devant la Caisse de dépôt ou devant le système économique au grand complet, on se sent bien impuissant…

C’est normal, et c’est vrai que c’est dérangeant. Sauf que lorsqu’on se met à être conscient de toutes les occasions d’agir et qu’on passe à l’action, ça crée de l’espoir, et on se sent mieux face à l’adversité. Parce que quoi qu’il arrive, au moins, on est en cohérence avec nos valeurs et on ne contribue pas à la destruction de la planète.