
Philip Barrar s’est donné une mission impossible : faire épargner sa génération, les « milléniaux ». Mais pas question de leur donner des cours d’éducation financière ou de les convaincre de cotiser à leur REER. Non, l’entrepreneur de 27 ans veut qu’ils économisent… en dépensant.
Cette idée contradictoire est à la base de Mylo, une jeune pousse montréalaise dont l’application gratuite, présentement en version bêta, se connecte à votre compte bancaire et arrondit chaque achat au dollar supérieur. Un café au lait à 3,25 $ revient alors à 4 $, tandis qu’une paire de chaussures à 77,88 $ passe à 78 $. La différence est investie automatiquement et s’accumule tranquillement. Après tout, c’est avec des cennes qu’on fait des piasses.
Mylo est une fintech, une entreprise qui allie finance et technologie pour révolutionner la manière dont les gens interagissent avec l’argent. Le rêve : faire aux banques ce qu’Uber et Airbnb ont fait au taxi et à l’hôtellerie. Des milliers d’entrepreneurs s’activent dans le monde pour y parvenir, y compris au Québec.
La province compte une cinquantaine de ces jeunes entreprises, presque toutes situées à Montréal. Covera veut remplacer votre courtier d’assurances par un algorithme, et Detego souhaite faire de même avec votre planificateur financier. Meridex facilite les opérations en devises étrangères, tandis que Thinking Capital accorde des prêts aux entreprises en quelques minutes. Impossible de prédire le sort qui attend chacune de ces sociétés, mais banquiers, entrepreneurs et investisseurs s’entendent sur une chose : dans 10 ans, votre banque ne ressemblera en rien à celle d’aujourd’hui.
« On est au milieu de quelque chose de gros. » Mario Albert, directeur général de Finance Montréal, organisme qui veille au développement du marché financier dans la métropole, sent bien l’ébullition qui touche le secteur. Le mot « fintech » est de toutes les conférences financières, et il perçoit « une inquiétude » de la part des banques. « Elles ne veulent pas sous-estimer ces start-ups, même si celles-ci n’occupent qu’une infime partie du marché pour le moment. »
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Les consommateurs, eux, sont prêts. Selon un rapport de la multinationale Edelman, une firme de relations publiques, 72 % des Canadiens font confiance à l’industrie techno, comparativement à 56 % pour l’industrie financière. Est-ce assez pour confier ses économies à une appli ? Philip Barrar croit que oui. Sur les 655 personnes interrogées au cours de son étude de marché, 83 % se sont dites prêtes à divulguer leurs codes d’accès bancaires à Mylo. Et jusqu’à présent, l’entreprise ne doit dépenser que 10 dollars en marketing pour acquérir un client. « Pour les banques, c’est généralement entre 100 et 1 000 dollars. »
Le vrai défi des entreprises de technologie financière n’est pas les clients, mais la réglementation. Particulièrement au Canada, avec son industrie bancaire très encadrée. « Le cadre réglementaire a été élaboré à une ère où la technologie n’était pas aussi développée, dit le PDG de l’Autorité des marchés financiers (AMF), Louis Morisset. Cela a un effet de frein. »
Le rôle de l’AMF est de protéger les consommateurs, certes, mais aussi de s’assurer que les services qui seraient bénéfiques pour la population pourront voir le jour. Afin de lubrifier un peu l’engrenage, l’organisme a créé en juin dernier un comité consacré à la technologie financière. « Nous allons discuter avec ces entreprises afin qu’elles puissent mieux prévoir les obstacles qui les attendent. De notre côté, cela nous aidera à adapter le cadre réglementaire, si nécessaire. »
Philip Barrar n’a pas attendu la création du comité pour entrer en contact avec l’AMF. « Avant de concevoir notre application, nous avons consacré six mois à l’étude de la réglementation pour adapter notre modèle d’affaires. » Une tâche facilitée par les 500 000 dollars reçus de Ferst Capital Partners, un fonds d’investissement montréalais qui se spécialise dans la technologie financière.
Dominique et Jay Ferst sont assis face à face dans le studio ensoleillé de Ferst Capital Partners, à Saint-Henri. Les deux frères de 46 et 47 ans semblent être l’opposé l’un de l’autre. Le premier est rasé de près, porte ses cheveux vers l’arrière et ne glisse qu’un mot de temps à autre. Le second est barbu, chauve et parle constamment. Une complémentarité qui se poursuit jusque dans leur caractère, ce qui en a fait un duo d’enfer dans les affaires.

Ils ont créé leur première fintech en mars 2000, le mois précis où éclatait la bulle techno. « C’était un site de courtage en ligne ; le timing n’aurait pas pu être pire », se souvient Jay Ferst. Sans investisseur, aux prises avec des défis techniques et réglementaires, les deux entrepreneurs n’en ont pas moins monté une entreprise prospère, rachetée par la Banque Scotia en 2007.
Ils ont utilisé leur nouvelle fortune pour investir dans le secteur techno, mais pas dans la technologie financière. « Non pas parce qu’on ne voulait pas, mais parce qu’il n’y en avait pas », dit Jay Ferst. À l’époque, le champ des entreprises technos en démarrage était encore en friche ; Twitter avait à peine un an, tandis que Dropbox, Instagram et Snapchat n’existaient pas encore. Maintenant que les fruits au pied de l’arbre ont presque tous été ramassés, de plus en plus d’entrepreneurs tournent leur regard vers des créneaux plus difficiles à percer, mais où les occasions sont encore nombreuses, dont l’industrie financière.
« Au Canada, il y a encore beaucoup d’occasions pour bâtir des fintechs de 50 millions », assure Jay Ferst. « Je dirais plutôt 100, 200 millions », corrige son frère. Ferst Capital termine la collecte d’un fonds de 50 millions de dollars dans l’espoir de mettre le grappin sur quelques-unes d’entre elles.
Ils ne sont pas seuls dans la course. Power Corporation, le holding de la famille Desmarais, qui estime que les services financiers traversent une période de « changements intenses », investit massivement dans le secteur. Elle a notamment injecté 30 millions dans Wealthsimple, une jeune pousse de Toronto qui offre un service d’investissement automatisé, couramment appelé robot-conseiller.
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Duncan Stewart, directeur de la recherche dans le secteur des technologies chez Deloitte Canada, ne fait pas la file avec les autres investisseurs. « L’excitation qui entoure la fintech est exagérée. Les produits offerts par la plupart de ces entreprises n’ont rien de nouveau ; les assurances, les prêts et les opérations boursières existaient déjà dans les années 1700 ! Ce n’est pas parce que des start-ups le font avec des algorithmes que c’est nécessairement meilleur. »
L’expert rappelle aussi que ces nouveaux acteurs s’attaquent à des géants aux poches profondes, l’équivalent de David contre Goliath, mais sans la fronde. « Les banques ne restent pas les bras croisés ; elles investissent massivement dans la technologie. »
Massivement, à la Banque Nationale, se traduit par 350 millions de dollars… par année ! « Et je n’inclus pas le budget pour l’entretien des systèmes », précise le PDG, Louis Vachon. S’il admet que son institution n’est pas aussi flexible que deux entrepreneurs dans un garage — son service d’informatique jongle avec plusieurs générations de systèmes d’opération —, il rappelle que celle-ci compte des clients et est une marque reconnue. Deux atouts précieux lorsque vient le temps de convaincre une personne de lui confier ses économies.
Avec 25 années d’expérience en technologie financière derrière la cravate — qu’il ne porte pas —, le fondateur de Croesus, Rémy Therrien, a raison quand il dit : « Nous, on est une vieille fintech. » Cet ingénieur a codé son premier logiciel bancaire en 1986, à l’âge de 21 ans, lors d’un été passé chez ses grands-parents en Gaspésie. Aujourd’hui, l’application de sa PME de Laval est utilisée par les courtiers et les banques pour gérer quelque 900 milliards d’actifs au Canada. L’homme d’affaires de 52 ans se souvient encore de la première fois qu’il a visité une banque pour présenter son produit, à la fin des années 1980. « Je m’attendais à ce qu’elle soit à la fine pointe de la technologie, mais presque tout se faisait à la main ! »
Les choses se sont améliorées depuis, mais les institutions financières ont encore beaucoup à apprendre, croit Rémy Therrien. « Les fintechs ont compris ce qui échappe encore aux acteurs traditionnels : tout est dans l’expérience client. » Contrairement aux banques, qui offrent tous les services, les entreprises en démarrage du secteur de la technologie financière se concentrent sur une chose et la perfectionnent autant que possible.
Ces entreprises ont beau offrir des services de qualité et vouloir remplacer les banques, la réalité est qu’elles dépendent pour la plupart de l’infrastructure financière existante pour fournir leurs services. Wealthsimple investit l’argent de ses clients dans des fonds négociés en Bourse. Covera a besoin d’assureurs pour vendre ses assurances. « C’est de la “coopétition” », dit Jay Ferst, avec l’approbation silencieuse de son frère.
Dans le cas de Mylo, l’ensemble du modèle d’affaires repose sur les institutions bancaires. Car pour faire de l’argent avec son service « 100 % gratuit », Philip Barrar dirigera ses clients vers des banques dont les « produits répondent vraiment à leurs besoins », et recevra une contrepartie en échange.
Même à long terme, les nouveaux entrepreneurs de la technologie financière auront besoin des acteurs traditionnels pour s’enrichir. Car toute nouvelle entreprise a trois voies devant elle : l’échec, l’entrée en Bourse ou le rachat. Et qui de mieux placé qu’une banque pour acquérir une fintech ?
Cet article a été publié dans le numéro de février 2017 de L’actualité.
C’est un peu trop tard pour cette stratégie car la banque Scotia a déjà mis en place ce stratagème depuis quelques années. J’utilise personnellement cette façon d’économiser dans mon compte d’épargne. A chaque fois que je fais une transaction par débit dans mon compte chèque, le montant est arrondi au $ près et est déposé dans mon compte d’épargne.