Immigrants inc.

L’incubateur entrePrism mise sur la fibre entrepreneuriale des immigrants pour faciliter leur intégration. Visite guidée.

Clarisse Fournier et Yann Berhault (à droite), d’On mange quoi. Moussa Diabira (au centtre), de Singa Québec, un organisme sans but lucratif. (Photo : Mathieu Rivard)

Quand Manaf Bouchentouf a convié les participants d’un cours en ligne sur le démarrage d’entreprise à une rencontre, en 2015, il s’attendait à voir débouler une horde de jeunes « startupers » à chandail kangourou. La salle de HEC Montréal s’est plutôt remplie d’environ 150 hommes et femmes issus de différentes minorités culturelles, la plupart tirés à quatre épingles. Moyenne d’âge : 37 ans !

« On avait devant nous une majorité d’immigrants surdiplômés et sous-employés », raconte le directeur de l’accélérateur de l’Institut d’entrepreneuriat Banque Nationale — HEC Montréal. Manaf Bouchentouf a vite saisi le portrait. « Il fallait une structure pour les aider à réussir en affaires », raconte ce quadragénaire à l’imposante carrure, lors d’un entretien à son bureau, à deux pas du campus de HEC Montréal.

Quelques mois plus tard naissait entrePrism, un incubateur visant l’inclusion par l’entrepreneuriat, créé à l’initiative de HEC Montréal. C’est en quelque sorte le petit frère de l’accélérateur, qui, pour sa part, accompagne principalement les projets d’entreprise des étudiants et des diplômés des trois établissements de Campus Montréal (HEC Montréal, Polytechnique Montréal et Université de Montréal). À l’incubateur entrePrism, le but est plutôt d’aider des entrepreneurs issus de l’immigration à se tailler une place dans le milieu des affaires québécois. Par exemple, l’été dernier, le projet-pilote a permis l’éclosion de neuf entreprises. La première « vraie » cohorte sortira du cocon dès la fin juin : 17 microentreprises de 12 secteurs d’activité, de l’agroalimentaire à l’édition en passant par la médecine spécialisée.

Pour faciliter l’intégration, entrePrism accueille aussi des non-immigrants. « Si on veut faire de l’inclusion, ça prend plusieurs profils, dont des natifs du Québec. Un regroupement de communautés qui travaillent entre elles, on n’en veut pas », dit Manaf Bouchentouf, qui supervise désormais les activités de l’incubateur entrePrism en plus de celles de l’accélérateur.

« Le participant arrive avec une idée et finit avec un produit ou un prototype. Nous, on l’accompagne pour bâtir sa crédibilité », explique-t-il. Pendant six mois, tous ont accès à un espace de travail, un accompagnement personnalisé, des ateliers de formation, des conférences, des conseils de professeurs de HEC Montréal et des activités de réseautage. Et même à un prêt sans intérêt pouvant aller jusqu’à 10 000 dollars. « Sans historique de crédit au Québec, un nouvel arrivant ne peut pas demander de carte ou de marge de crédit. S’il n’est pas résident permanent, il ne peut même pas auditionner pour les dragons ! » poursuit Manaf Bouchentouf, en faisant allusion à la populaire émission télévisée Dans l’œil du dragon, où des entrepreneurs en herbe tentent de séduire de potentiels investisseurs. L’apport financier vient essentiellement de la Fondation Mirella et Lino Saputo (2,5 millions étalés sur quatre ans) et du ministère québécois de l’Économie, de la Science et de l’Innovation (400 000 dollars répartis sur deux ans).

Le nouvel arrivant qui souhaite se lancer dans les affaires débarque dans un écosystème méconnu. « Tout lui manque : le réseau, la culture d’affaires, la culture locale, la langue et ses nuances. On essaie de lui fournir tout cela en accéléré. » Marocain d’origine, Manaf Bouchentouf comprend les besoins des participants. La première fois qu’il a été invité à se « tirer une bûche » — c’était il y a 17 ans, alors qu’il poursuivait des études en sciences biomédicales à l’Université Laval —, il a pris la porte. « Pour moi, “tire-toi”, ça voulait dire qu’il fallait que je parte ! relate-t-il en riant. La culture et la langue, c’est super important quand on cherche à s’intégrer. »

À l’autre bout de l’étage, il y a de l’agitation dans l’air. Un atelier de comptabilité et de fiscalité se termine dans la précipitation afin de préparer les locaux pour la visite de Jean-Yves Duclos, ministre fédéral de la Famille, des Enfants et du Développement social. Mais pour l’heure, c’est la pause dîner : les futurs entrepreneurs s’attablent devant les boîtes-repas de Ben & Alex, le service de livraison de repas pour entreprises créé par deux de leurs collègues, un tandem franco-québécois.

Cheveux blonds et sourire enfantin, la moitié française du duo, Benjamin Chalier, 22 ans, résume les répercussions d’entrePrism entre deux bouchées de sandwich. « L’incubateur nous trace un chemin : les erreurs à ne pas commettre, les enjeux à prioriser. Cette structure rassure. » Partis de zéro quelques mois avant d’arriver à l’incubateur, son associé Alexandre Hogan et lui ont réalisé un chiffre d’affaires de 50 000 dollars au cours de cette première année d’existence de leur entreprise.

EntrePrism amène les entrepreneurs issus de l’immigration à l’étape où ils commencent à créer de la valeur.

EntrePrism s’occupe aussi d’initiatives d’économie sociale. Jasmine Van Deventer, une Américaine d’origine iranienne de 30 ans, qui vit à Montréal depuis deux ans, travaille par exemple à mettre sur pied Singa Québec, un organisme sans but lucratif qui propose des activités afin de mettre en relation des réfugiés et des membres de la collectivité d’accueil. « On a organisé une exposition de photos montrant le parcours de 10 jeunes réfugiés syriens, par exemple. Il faut des réflexes d’entrepreneur pour diriger un organisme de bienfaisance, et c’est ce que je viens chercher ici. EntrePrism fournit notamment un environnement permettant d’acquérir des compétences en gestion. »

Manaf Bouchentouf assure que ces microentreprises sont économiquement durables. « EntrePrism amène des entrepreneurs issus de l’immigration à l’étape où ils commencent à créer de la valeur. On en est seulement à la deuxième cohorte et on a 17 entreprises [y compris la cohorte « pilote »] qui sont toutes viables. Bien sûr, ce ne sont pas toutes des Bombardier, mais c’est ça la réalité de l’entrepreneuriat au Québec ! »

Cette réalité est d’ailleurs celle de Khadija El Bouhali, fondatrice de Cousmos, une microentreprise spécialisée dans les couscous prêts à manger. C’est d’ailleurs l’un des neuf bébés issus du pilote d’entrePrism. Debout derrière le présentoir installé dans un recoin du supermarché IGA du Complexe Desjardins, à Montréal, cette femme menue à l’allure déterminée remporte un vif succès auprès de la clientèle, à qui elle fait déguster ses trois créations. Le couscous le plus populaire : celui aromatisé à la fleur d’oranger… et au sirop d’érable ! Un clin d’œil à ses « deux cultures », comme elle dit : celles du Maroc berbère et du Québec.

Même si ses affaires tournent bien – après l’incubateur, Cousmos est aussi passée par l’accélérateur –, la femme d’affaires de 45 ans ne mène pas une vie de grand luxe. Entre l’usine (à Saint-Hyacinthe), l’entrepôt (à Laval), la maison, où elle vit avec son mari québécois et ses deux enfants (à Longueuil), et les marchands d’alimentation qu’elle démarche un à un, elle met les bouchées doubles pour faire rouler Cousmos. Et ne s’accorde toujours pas de salaire. « À part l’argent, ce qui est dur, c’est d’être seule. Je dois voir à tout. Par contre, je suis bien entourée par l’équipe de HEC et je peux parler à un expert dès que j’en ai besoin. »

Son passage à entrePrism a été déterminant dans le succès de son entreprise, dit-elle, même si elle connaissait mieux la culture québécoise que d’autres participants — elle a immigré en 1998. « J’aurais peut-être réussi sans passer par l’incubateur, mais ç’aurait été plus long. Financièrement et psychologiquement, je ne sais pas si j’aurais pu tenir. »

Celle que certains clients et collaborateurs surnomment « Madame Couscous » depuis son passage convaincant à l’émission Dans l’œil du dragon, au printemps 2016, pourra bientôt souffler : au moment de notre rencontre, elle s’apprêtait à signer un contrat avec trois chaînes d’alimentation québécoises ainsi qu’à exporter en Ontario. « D’ici décembre, je devrais pouvoir me verser un salaire ! »

 

(Photo : Mathieu Rivard)

Un parcours semé d’obstacles

Pour espérer obtenir un certificat de sélection du Québec en tant qu’entrepreneur, un immigrant doit notamment disposer d’un avoir net d’au moins 300 000 dollars et avoir exploité récemment une entreprise pendant au moins deux ans. Ce n’est pas à la portée de tous, dit Manaf Bouchentouf, directeur de l’accélérateur et de l’incubateur de l’Institut d’entrepreneuriat Banque Nationale — HEC Montréal. En outre, la complexité des démarches de renouvellement en pousse beaucoup à quitter le Canada, poursuit-il.

Pour attirer davantage d’immigrants entrepreneurs, le ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion s’apprête à réformer son programme en la matière. Il tiendra davantage compte de l’évolution de l’environnement des affaires au Québec. Mais pour les détails, il faudra attendre : la ministre Kathleen Weil en fera l’annonce « prochainement », se borne-t-on à dire au Ministère.