La chasse aux fraudeurs est ouverte

Les nouvelles mesures mises en place par Québec pour mieux protéger les petits investisseurs contre les Jones et Lacroix sont-elles suffisantes ?

La chasse aux fraudeurs est ouverte
Photos : G.Hughes/PC et P. Chiasson/PC

Si un autre scandale à la Norbourg éclate un jour au Québec, le fraudeur risque de s’en tirer avec une peine différente de celle de Vincent Lacroix. Car depuis décembre 2009, un juge québécois peut imposer des peines consécutives en cas de fraudes multiples. Une première au pays !

C’est là une des mesures prises par Qué­bec pour mieux protéger les épargnants après les procès médiatisés de Vincent Lacroix et d’Earl Jones, condamnés ces dernières années pour avoir fraudé des épargnants. En adoptant la loi 74, en décembre 2009, les pouvoirs publics ont modifié non seulement les dispositions législatives du Code de procédure pénale afin de permettre les peines d’emprisonnement consécutives, mais également celles de 15 autres lois qui régissent le secteur financier – dont la Loi sur les valeurs mobilières, la Loi sur l’assurance-dépôts, la Loi sur la distribution de produits et services financiers et la Loi sur les instruments dérivés.

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Sur le terrain, l’Autorité des marchés financiers du Québec (AMF), qui réglemente et contrôle les marchés, est aussi passée à l’offensive. « Depuis 2005, le nombre d’enquêteurs et d’inspecteurs est passé de 45 à 120. Nous collaborons plus étroitement avec les autres enquêteurs, comme ceux de la Sûreté du Québec et de la Gendarmerie royale du Canada », dit Sylvain Théberge, porte-parole de l’AMF.

En mai 2009, la Sûreté du Québec et l’AMF mettaient sur pied une brigade for­mée d’enquêteurs chargés de détecter et de prévenir les nouveaux strata­gèmes finan­ciers. Puis, quelques mois plus tard, elles créaient une équipe mixte de lutte contre le crime sur les marchés financiers.

À l’AMF, on a traité 88 dossiers de plus que l’année précédente en 2009-2010, une augmentation de 60 %. Et près d’une centaine de nouveaux dossiers ont été ouverts, contre 57 l’an dernier, une augmentation de 68 %.

Les transformations en cours sont autant de pas dans la bonne direction, croit Abda Messaoud, directeur du Programme de lutte contre la criminalité financière, à l’Université de Sherbrooke. « Ça démontre que le gouvernement du Québec a une réelle volonté d’agir. »

Ce professeur précise toutefois que l’augmentation des peines n’est pas la solution à privilégier. « Condamner un criminel à 150 ans de prison, comme ce fut le cas aux États-Unis dans l’affaire Bernard Madoff, ne réduira pas le nombre de crimes financiers. Ce qui dissuade un fraudeur potentiel de passer à l’action, c’est la probabilité qu’il a de se faire attraper. Et cela passe par une présence accrue d’inspecteurs ainsi qu’une augmentation du nombre d’inspections et d’interventions. »

L’encadrement du secteur financier doit aussi être accompagné d’un programme de prévention et d’éducation, soutient Abda Messaoud. « Une fraude est semblable à un divorce : même si une partie subit le comportement de l’autre, en fin de compte, la responsabilité incombe aux deux. La vigilance et la prudence sont de mise. »

L’AMF a déployé une vaste campagne de prévention, « Investiguez avant d’inves­tir », à l’automne 2009. Le populaire animateur de TVA Guy Mongrain, dupé par son conseiller en assurance, admettait qu’il aurait pu éviter ses malheurs en vérifiant que celui-ci était inscrit auprès de l’AMF. La campagne, de plus d’un million de dollars, comprenait également une cinquantaine de conférences de sensibilisation organisées un peu partout au Québec. Le message a été entendu, dit-on à l’AMF : avec près de 88 000 appels et 5 500 courriels reçus, le nombre de personnes ayant contacté le Centre d’information de l’AMF a augmenté de 37 % en 2009-2010.

Reste que près de trois investisseurs sur quatre (72 %) ne demandent toujours pas à leur conseiller quels sont ses titres professionnels ou ses diplômes, selon un récent sondage de Question Retraite, groupement qui sensibilise les Québécois à l’importance de la sécurité financière. Et 68 % ne lui demandent pas quels permis il possède.

« Les investisseurs semblent de plus en plus avisés et connaissent mieux les ressources à leur disposition pour vérifier les compétences des professionnels avec qui ils font affaire. Mais effectivement, ils hésitent encore à faire les vérifications nécessaires », constate Sylvain Théberge, de l’AMF.

Le premier rempart contre la fraude reste l’investisseur, dit-il. « Nous consacrons trois semaines à magasiner une voiture, pourquoi ne ferions-nous pas la même chose à l’égard d’un professionnel de l’investissement ? »

Dans les faits, l’AMF refile la responsabilité aux investisseurs, estime pour sa part Léon Lemoine, planifica­teur financier affilié à Lafond et Associés, un cabinet-conseil en stratégie finan­cière qui a des bureaux à Montréal et à Québec. Membre fondateur du Regroupement indépendant des conseillers de l’industrie financière du Québec, dont il fut président jusqu’en 2009, Léon Lemoine soutient que « l’AMF sème du même coup un doute à l’égard des conseillers ». Les conseil­lers indépendants sont les premières victimes de cette approche de l’Autorité, selon lui : « Ils n’ont pas les moyens des grandes institutions pour vanter leurs mérites et blanchir leur image. »

Robert Pouliot, membre de la Coalition pour la protection des investisseurs et coordonnateur du programme Fid­Risk, qui vise la standardisation de l’évalua­tion des fiduciaires et gestionnaires de fonds, en rajoute. Selon lui, les mesures mises en place par Québec et l’AMF sont insuffisantes. Un grand ménage s’impose. « Le Québec et le Canada doivent revoir de fond en comble l’encadrement des conseillers financiers et des gestionnaires de portefeuilles. Le rôle de ceux-ci doit être revisité », dit-il.

Première étape, selon Robert Pouliot : clarifier le rôle des conseillers finan­ciers auprès des investisseurs. Dès la première rencontre, dit-il, les conseillers devraient être tenus d’informer les clients qu’ils ne sont pas là seulement pour leur donner des conseils, mais aussi pour leur vendre des produits. Ils devraient aussi être tenus de divulguer à leurs clients la façon dont ils sont rémunérés : reçoivent-ils une commission sur les profits engendrés ou sur les produits qu’ils vendent ? Touchent-ils des honoraires ?

Car contrairement à ce que de nombreux investisseurs croient, aucune obligation légale ne contraint les conseillers à faire passer les intérêts des clients avant les leurs ou ceux de leur entreprise, notamment pour ce qui est des commissions, dit Robert Pouliot.

Aux États-Unis, la récente réforme de la réglementation financière de l’adminis­tration Obama a entraîné l’adoption d’une telle obligation fiduciaire pour l’ensemble des professionnels de la finance.

Le Canada et le Québec pourraient s’inspirer de ce qui se fait de l’autre côté de l’Atlantique, dit Robert Pouliot. Le Royaume-Uni, par exemple, a annoncé la fin en 2012 des commissions versées aux conseillers par les fournisseurs de produits et leur remplacement par des honoraires. Un projet de loi semblable a été déposé en Australie.

Autant de mesures qui font l’objet de débats au Québec et au Canada. Des organismes qui militent pour la protection des épargnants prennent publiquement position. La Fondation canadienne pour l’avancement des droits des investisseurs (FAIR), située à Toronto, et la Small Investor Protection Association (SIPA), de Markham, en Ontario, se montrent favorables à l’établissement d’un nouveau mode de rémunération des conseillers au Canada. D’autres, comme l’Institut des fonds d’investissement du Canada (IFIC), aussi situé à Toronto, soutiennent les méthodes de rémunération actuelles.

Certes, les solutions discutées ne font pas l’unanimité, mais les experts s’entendent sur un point : il faut assurer la sécurité financière des petits investisseurs si on veut rétablir la crédibilité des professionnels de l’investissement et la confiance des gens à leur égard.

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UNE ARME LÉGISLATIVE QUI A DU MORDANT

 

La chasse aux fraudeurs est un réel contre-la-montre. « Plus il s’écoule de temps entre les premières plaintes des investisseurs — que ce soit auprès de l’AMF ou de la GRC — et les actions qui peuvent mener à la récupération de l’argent, moins il y a de chances que nous retrouvions les sommes », dit Emmanuelle Saucier, avocate et associée chez McMillan, un important cabinet d’avocats canadien spécialisé dans le droit des affaires.

Cette avocate ne se berce pas d’illusions : quoi que l’on fasse, il y aura toujours des fraudes. La question est donc davantage de savoir comment réagir efficacement pour retrouver l’argent lorsqu’elles surviennent, dit-elle. Et dans cette quête, chaque heure compte.

Les instruments juridiques permettant de réagir rapidement existent, dit-elle. « Encore faut-il les utiliser. » L’injonction Mareva fait partie de ces instruments. Il s’agit d’une ordonnance du tribunal qui permet de bloquer les actifs et qui enjoint au présumé fraudeur de fournir, dans une déclaration sous serment, la liste de ses actifs. Difficile alors pour le contrevenant de faire disparaître les preuves.

Il s’agit d’une arme puissante, car elle ne se limite pas qu’aux fraudeurs, indique l’avocate, auteure du livre L’injonction Mareva: Une arme essentielle dans un contexte de fraude de l’entreprise (Éditions Yvon Blais, 2009). Cette injonction peut être étendue aux tiers, comme les institutions financières ayant reçu des fonds. Non seulement elle donne accès à leurs registres, mais elle permet de les interroger. « Il est alors plus facile de remonter à la source des transactions… et du coup de retrouver en totalité ou en partie les sommes fraudées. »

Avec le nombre croissant de dossiers de fraude au Québec, « le recours à ce type de procédures s’est accru et les plaideurs et entreprises se sont rendu compte rapidement de l’efficacité d’un tel recours », dit-elle.