
On m’avait prévenu. Luce, c’est la sentimentale, l’émotive. Lucie passe pour la gestionnaire, la bagarreuse, la rationnelle qui restructure la pensée de sa jumelle. J’ai constaté… le contraire. À moins qu’elles ne m’aient joué un vilain tour et n’aient changé d’identité ! Je n’y aurais vu que du feu.
Dire qu’elles se ressemblent est une évidence : elles sont jumelles identiques. De plus, elles sont inséparables. « Presque des siamoises », dit leur grand frère, Gilbert Rozon. Leur journée commence et se termine par un coup de fil à la frangine. Dans l’intervalle, elles partagent le même espace dans les locaux de Juste pour rire, boulevard Saint-Laurent, à Montréal, et leurs bureaux, collés l’un contre l’autre, se font face.
Sur le mur devant le bureau de Luce, je remarque une plaque de rue où est inscrit « I Love Lucy Blvd », à la gloire de l’une des grandes sitcoms de l’histoire de la télévision. Quand l’une parle au téléphone avec un agent artistique ou un collègue, l’autre écoute et trouve moyen de mettre son grain de sel. « C’est un “ combo ”, elles viennent ensemble », ajoute le président fondateur de Juste pour rire.
C’est ce qu’a probablement dit leur mère en accouchant, le 1er mars 1964, il y a donc 43 ans. Jusqu’à l’âge de 18 ans, Luce et Lucie n’ont jamais été séparées plus de 24 heures et, jusqu’à l’âge de 25 ans, elles partageaient le même compte en banque. Couple familial et professionnel, Luce et Lucie Rozon ont — certains seront rassurés — des conjoints distincts, des enfants distincts (trois pour Luce, un pour Lucie) et des maisons distinctes. « Mais mes enfants considèrent Lucie comme leur deuxième mère », dit Luce.
Juste pour rire est une drôle d’entreprise familiale. Elle n’est pas pilotée par un patriarche et ses enfants ni par un couple. Ici, le grand frère s’est entouré de ses quatre sœurs. En plus des jumelles, il y a Constance, qui est responsable des produits dérivés et des projets spéciaux, et Martine, qui est la contrôleuse financière du festival. Leur frère François y travaillait également avant de fonder sa propre agence d’humoristes. Chez les Rozon, l’humour, c’est du sérieux.

« Au début de Juste pour rire, Lucie et moi vendions des stylos pour Gilbert », raconte Luce Rozon. Au fil des ans, elles ont occupé presque toutes les fonctions et exercé tous les métiers. Lucie a même fait le ménage, toutes les deux ont travaillé à la billetterie et au Musée Juste pour rire. Depuis 10 ans, elles portent le volet francophone du festival. Luce a fait ses armes avec le festival de rue pendant que Lucie s’imposait comme la grande organisatrice de la programmation en salle. On leur doit, évidemment, la marche des jumeaux, une longue procession regroupant chaque année des milliers de jumeaux sur le lieu du festival.
Depuis quatre ou cinq ans, elles ne font qu’une, à une ou deux subtilités près. Luce, vice-présidente à la création, est celle qui conçoit la programmation, alors que Lucie, vice-présidente à la programmation, s’assure que la création se matérialise. Bref, elles se sont organisées pour travailler étroitement ensemble ! « Luce est extrêmement forte pour ce qui est de la création. Elle va au bout des choses, mais elle a aussi le talent d’un producteur », dit Lucie. Cette dernière, censée être l’impitoyable femme d’affaires du duo, confesse qu’elle « les aime, les artistes. Cela me fascine de constater que des gens si émotifs sont constamment en effervescence et en création. »
Si leurs responsabilités se sont largement accrues, ces dernières années, c’est pour servir les grands desseins de Gilbert Rozon. Contrairement à Alain Simard, du Festival de jazz, dont les ambitions restent montréalaises, Gilbert Rozon est en train de bâtir une multinationale de l’humour. Son entreprise gère les carrières de grandes pointures françaises (Franck Dubosc, Laurent Ruquier et plusieurs autres) ou de Québécois qui réussissent à Paris (Stéphane Rousseau) ou qui y aspirent (Jean-Marc Parent). Juste pour rire emploie 200 personnes à temps plein à ses bureaux de Montréal, Paris, Los Angeles et Londres. Le festival montréalais a un petit frère à Nantes et un nouveau festival naîtra en juillet à Toronto. C’est sans compter les participations aux festivals d’Édimbourg, en Écosse, et de Montreux, en Suisse.

Le festival Juste pour rire et son jumeau anglophone, Just for Laughs, se sont imposés au fil des ans comme le rendez-vous annuel des grands comiques. Montréal peut se targuer d’être devenue la capitale de l’humour. En plus des deux millions de visiteurs qui assisteront à l’un ou l’autre des spectacles ou qui se promèneront sur les lieux, le festival montréalais accueillera un millier de producteurs, d’agents ou d’acheteurs de spectacles ainsi que des centaines de comédiens, dont presque tous les grands humoristes de France et de Grande-Bretagne.
« Organiser un festival, c’est comme recevoir à souper chez soi », explique Luce Rozon. Il faut que tout soit impeccable, des hors-d’œuvre au dessert, mais aussi la nappe et tous les accessoires. » Le dosage des ingrédients doit être parfait. Par exemple, trop d’humour absurde pourrait gâcher la sauce, mais celle-ci risque d’être fade s’il n’y en a pas du tout.
Pour bien préparer le festin, Luce et Lucie Rozon voient quelque 200 spectacles par année. Quatre fois l’an, elles partent pendant 10 jours en repérage à la recherche de nouveaux talents, de nouvelles tendances, de nouveaux styles d’écriture et de façons de travailler. « Quand un spectacle me fascine ou me fait rire, je sais que cela va plaire », dit Luce. « À la fin d’un spectacle, on n’utilise pas les mêmes mots, Luce et moi, mais on porte habituellement le même jugement », dit Lucie Rozon.
Le 25e anniversaire du festival, qui aura lieu du 8 au 29 juillet, marque la consécration, l’apothéose de la collaboration de Luce et de Lucie Rozon. Tous leurs rêves se sont réalisés. À commencer par la présence d’Yvon Deschamps, qui s’est porté volontaire pour présenter un monologue à chaque gala. Gad Elmaleh a annulé des spectacles en France pour se produire à Montréal. Pierre Richard s’enfuira d’un plateau de tournage pendant quelques jours pour jouer dans la pièce Pierre et fils, avec Pierre Palmade. Jamel Debbouze, peut-être le comédien le plus populaire de France (Numérobis dans Mission Cléopâtre), y sera, ainsi que les Martin Matte, Michel Leeb et Dominique Michel, dont on célébrera la carrière. Cela donne 50 spectacles différents, dont trois pièces de théâtre ; en tout, 250 représentations distinctes. La récolte est si abondante cette année qu’il a fallu annuler des spectacles faute de salles disponibles.

Pourtant, le festival de rue semble allumer davantage les deux sœurs. « C’est ce qu’il y a de plus important dans le festival, dit Lucie Rozon. Nous présentons des troupes et des spectacles de tous les genres et de toutes les origines à des gens qui n’ont pas toujours les moyens de se payer les spectacles en salle. » « La rue, c’est plein de poésie et d’amour, dit Luce Rozon. On y présente des spectacles qui rentrent dans le ventre et qui font réfléchir. » Les jumelles partagent le même coup de cœur : Transhumance, la magnifique et très colorée parade de la compagnie française Oposito, qui s’était achevée, en juillet 2001, par un concert de l’Orchestre symphonique de Montréal sur le Champ-de-Mars.
Si les festivals de musique peuvent réunir des dizaines de milliers de personnes devant une même scène, pour ce qui est de l’humour, il faut prévoir des centaines d’animations pour occuper convenablement l’espace. Juste pour rire y investit quatre millions de dollars. Le festival ne reçoit que 100 000 dollars en subventions de la Ville de Montréal. Comme me le faisait remarquer un proche du festival, en 25 ans d’existence, Juste pour rire a reçu moins de subventions que les Championnats du monde des sports aquatiques de 2005.
La cuvée exceptionnelle de cette année sera aussi la dernière de Luce et de Lucie Rozon. Elles quittent le festival pour développer avec leur frère le marché international. Bien sûr, elles travailleront ensemble. « On travaillera toujours ensemble, dit Luce. À deux, on peut défoncer un mur. Ça fait 15 ans qu’on essaie de nous séparer, mais sans ma sœur, je m’ennuie à mort. »