Là où les affaires roulent…

Une petite localité du Lac-Saint-Jean jouit d’un boom économique sans précédent grâce à son esprit d’entreprise. En foresterie, en transport, en tourisme, les emplois se créent par dizaines. Et les jeunes reprennent espoir. Bienvenue à Mashteuiatsh.

C’est un décor florissant, de grosses maisons flambant neuves. Çà et là, des bâtiments ultramodernes, qui abritent aréna, centre de santé, caserne de pompiers, écoles. Des entreprises de construction, de transport ou de fabrication de vêtements. Le tout planté sur les rives d’un lac immense. Nous ne sommes pas dans une banlieue cossue de Montréal ou de Québec, mais dans une réserve autochtone: Mashteuiatsh, village innu (on dit aussi ilnu ou montagnais) du Lac-Saint-Jean, créé il y a 150 ans et longtemps connu sous le nom de Pointe-Bleue.

Les affaires roulent à Mashteuiatsh («là où il y a une pointe»): on y dénombre 128 entreprises, pour 2 200 habitants. Une hausse de 50% en cinq ans! «Notre communauté est jeune, avant-gardiste et de plus en plus instruite», dit Jean Launière, 35 ans, cheveux de jais et poigne d’acier. Lui-même dirige deux entreprises de construction et une exploitation forestière, qui emploient au total, selon les périodes, entre 75 et 125 personnes, pour moitié non autochtones. «C’est devenu un moteur de développement économique pour toute la région.»

Mashteuiatsh a su profiter de la construction, depuis 2004, du barrage Péribonka-4, d’Hydro-Québec: 80 millions de dollars de contrats ont été réservés aux entreprises locales — montant qui dépassera les 100 millions à la fin du chantier, en 2008. Ensuite, la communauté s’est dotée d’une structure de développement économique audacieuse, indépendante du Conseil des Montagnais du Lac-Saint-Jean. Aujourd’hui, le secteur privé surpasse le conseil de bande comme principal employeur (800 emplois contre 300) — une rareté dans les réserves.

«Le Conseil préfère ne pas concurrencer le privé et fait confiance aux entrepreneurs: nous ne pouvons pas tout faire», dit Gilbert Dominique, 41 ans, un colosse à la voix douce qui est le chef des Montagnais du Lac-Saint-Jean. «L’important est de saisir plus efficacement les occasions qui se présentent. Et il y en a de plus en plus.» C’est aussi une façon de préparer le milieu des affaires à l’autonomie gouvernementale innue, prévue pour 2008. (Quatre réserves, dont Mahsteuiatsh, ont signé avec Québec et Ottawa une entente de principe en 2004.)

Les gens d’affaires de Mashteuiatsh ont créé la Société de développement économique ilnu (SDEI) à la fin de 2000. Parmi eux, Jean Launière, mais aussi les patrons des plus grandes entreprises locales, dont Tabac ADL (cigarettes Maximum), la scierie Industries Piekouagame et René Robertson Fourrures, transmise de père en fils depuis six générations.

«Notre objectif était de nous doter d’une structure capable de répondre à nos besoins, tant pour le financement que pour la création de nouveaux marchés ou de partenariats», dit Édouard Robertson, 47 ans, directeur général de René Robertson Fourrures. «Le développement économique n’était pas la priorité du Conseil des Montagnais, qui, de par sa nature, est plutôt une institution politique et communautaire.»

Roger Duchesne admet que sans la SDEI, il aurait eu du mal à se lancer en affaires. Cet ancien chauffeur d’autobus de 53 ans a créé, à la fin de 2004, une entreprise de messagerie et de transport, Duchesne Kapatakan («sentier en forêt»). «À cause de la Loi sur les Indiens, c’est quasiment impossible pour un autochtone [NDLR: qui vit dans une réserve] d’obtenir du financement pour démarrer une entreprise, dit-il. Dans la réserve, nos biens immobiliers sont considérés comme insaisissables.»

La SDEI lui a permis de contourner cet obstacle en lui accordant une garantie de prêt — auprès de la Caisse Desjardins de Mashteuiatsh — pour l’achat de ses autobus. Présent dès les tout premiers débuts du chantier, Duchesne Kapatakan s’est graduellement imposé et est devenu l’unique transporteur de travailleurs au chantier de Péribonka-4. Il est passé de deux à neuf véhicules en deux ans. Et pour l’«après-chantier», il a déjà plusieurs projets, notamment liés à des forfaits touristiques.

Depuis 2004, la SDEI s’est portée garante de 1,2 million de dollars et d’une quarantaine d’initiatives. Les promoteurs ont ainsi pu emprunter à différentes institutions financières. Et en dépit de quelques dossiers difficiles, la SDEI n’a à ce jour aucune mauvaise créance à déplorer.

La limite du cautionnement par entreprise s’élève cependant à 50 000 dollars, exceptionnellement à 100 000. C’est insuffisant pour lancer une entreprise d’envergure. «En raison de notre boom économique, nous avons besoin d’autres outils de financement, dit Daniel Courtois, président du conseil d’administration de la SDEI. La Loi sur les Indiens est un frein important au développement des affaires.»

En attendant la signature du traité d’autonomie, qui permettra notamment aux Innus d’édicter leurs lois, différentes solutions sont étudiées par la SDEI. Celle-ci pourrait les présenter à l’occasion du premier Forum socioéconomique des Premières Nations du Québec — organisé à l’initiative de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador ainsi que du gouvernement du Québec, à la fin octobre (www.fsepn.com).

La SDEI réfléchit également à la question de la taxation et des impôts. Actuellement, les autochtones qui vivent dans les réserves ne sont pas soumis aux régimes fiscaux fédéral et provinciaux, mais 20 des 128 entreprises de Mashteuiatsh, établies juridiquement, paient des impôts. L’entente de principe qui devrait conduire à l’autonomie prévoit que tous, individus et PME, en paieront au gouvernement innu, l’idée étant de donner à celui-ci les moyens d’assurer le développement économique de la population.

Dans la foulée de la création de la SDEI, le conseil de bande a mis sur pied, en 2003, une autre structure distincte: Développement Pekuakami Ilnuatsh («Montagnais du Lac-Saint-Jean»). DPI joue le rôle d’entrepreneur général, chargé de négocier les contrats et de les redistribuer à des entreprises de la réserve.

Pour s’attaquer au «défi colossal» du chantier Péribonka-4 — une centrale de 385 mégawatts, suffisante pour alimenter une ville de 150 000 habitants —, l’entrepreneur Jean Launière s’est associé en 2003 avec Denis Lavoie et Fils, entreprise de Saint-Ludger-de-Milot, au Lac-Saint-Jean. De cette fusion est née Construction Péribonka, l’une des plus importantes entreprises de construction de la région, qui a décroché la moitié des 80 millions de dollars de contrats réservés aux sociétés de Mashteuiatsh.

Mais ce chantier de Péribonka aura une fin. Et la communauté travaille depuis longtemps à l’«après». «Quand nous avons négocié avec Hydro-Québec, nous avons privilégié l’attribution de contrats à des entreprises locales plutôt qu’un pourcentage d’emplois réservés à des autochtones, comme par le passé, dit le chef Gilbert Dominique. Notre ambition était de développer le savoir-faire local et de mettre en place une économie durable. Après Péribonka, nos entreprises pourront travailler à d’autres projets et continuer de fournir des emplois.»

C’est déjà le cas pour Jean Launière. En 2005, Construction Péribonka a été retenue pour effectuer des travaux aux centrales Rapides-des-Cœurs et Chute-Allard, en Mauricie, où elle a aménagé une partie importante du campement ainsi qu’une route d’accès. L’entreprise compte ensuite «exporter» son savoir-faire ailleurs, par exemple à la Baie-James, pour la deuxième phase du chantier hydroélectrique de l’Eastmain.

L’«après-Péribonka-4» est une priorité pour la SDEI. De grandes initiatives de développement sont sur la table — ou déjà amorcées — dans différents créneaux, comme le tourisme, la foresterie et l’industrie. Quant au Conseil des Montagnais, il compte signer des ententes de partenariats public-privé avec des multinationales.

«Nous avons accès aux ressources naturelles, notamment en forêt, avec des droits de coupe de 250 000 m3 de bois, dit le chef Gilbert Dominique. Ça intéresse beaucoup de monde!» Entre autres, d’importantes sociétés forestières. «Trop longtemps, les grandes entreprises et certains gouvernements nous ont vus comme des opposants au développement. Au contraire, nous sommes pour — mais à condition que celui-ci soit ancré dans nos valeurs. Et donc durable.»
Le développement durable, c’est ce que pratique l’entrepreneur forestier et trappeur Gordon Moar. Sa société, Foresterie Ilnu, où il travaille avec deux de ses fils, a obtenu d’Abitibi Consolidated un contrat lui permettant d’aménager une partie du territoire à sa façon. «Pour ne pas nuire à l’écosystème, la coupe s’étalera sur 15 à 25 ans au lieu d’un an», explique l’homme de 68 ans, œil d’aigle et doigts noueux comme le bois. «Cela me permet de poursuivre mes activités traditionnelles et d’accueillir des visiteurs pour leur transmettre notre culture.»

À la tête de l’entreprise de tourisme «ethnoculturel» Aventure Mikuan II, Gordon Moar accueille des touristes, français surtout, dans son campement forestier situé dans la réserve faunique Ashuapmushuan, à une heure de Mashteuiatsh. Ils dorment sous la tente, font du canoë, dégustent des mets traditionnels et découvrent les secrets de l’«arbre aux ossements», que les autochtones ornent d’un chapelet de crânes d’ours blanchis en signe de respect envers les animaux attrapés et consommés, explique Gordon Moar. «Une façon de les remercier et de nous assurer l’abondance dans l’avenir.»

L’abondance n’est cependant pas au rendez-vous pour tout le monde. Malgré son essor fulgurant, Mashteuiatsh est touchée par les mêmes problèmes qui frappent tous les groupes autochtones du pays: suicide, alcoolisme, chômage, drogue, violence, obésité, diabète, tabagisme… Le niveau et les conditions de vie y sont nettement inférieurs à ceux du reste de la région. Un autre sujet qui sera abordé au Forum socioéconomique des Premières Nations.

Si de plus en plus de jeunes de Mashteuiatsh obtiennent leur diplôme d’études secondaires et poursuivent leurs études au cégep et à l’université, le décrochage est encore important. Résultat: en dépit des nombreuses possibilités d’emplois, tous n’ont pas encore la formation nécessaire pour en occuper un. Les entreprises de Mashteuiatsh embauchent donc souvent des non-autochtones des environs, qui assument environ 30% des emplois offerts.

«En dépit de la création d’emplois qui a résulté du chantier Péribonka-4, le nombre de prestataires de la sécurité du revenu n’a quasiment pas diminué, dit le chef Gilbert Dominique. Parce que chaque année, on compte beaucoup de nouveaux inscrits, qui viennent d’avoir 18 ans.» En effet, à Mashteuiatsh, il n’est pas question de dénatalité: au rythme de trois ou quatre enfants par famille, l’endroit est plutôt en plein baby-boom et 30% de la population est âgée de 15 ans ou moins.

«C’est à la fois inquiétant et motivant, dit Gilbert Dominique. Chaque année, de très nombreux jeunes sont en âge d’accéder au marché du travail. Il faut les faire rêver et leur donner l’espoir d’avoir une place dans la société.»