L’achat local est l’une des rares mesures à faire à peu près consensus dans le contexte actuel. Des représentants de tous les horizons politiques y voient la solution pour protéger nos entreprises pendant la crise, et donc nos emplois ; pour garantir la vitalité de nos producteurs agroalimentaires, et donc notre sécurité alimentaire ; pour promouvoir la production de matériel médical, et donc l’autonomie sanitaire de la province.
Ce discours a rapidement trouvé écho auprès du gouvernement, quoique de façon plus modérée. Lorsque le ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, a annoncé au début avril la création du Panier bleu pour encourager les Québécois à acheter localement, il a pris soin de préciser que ce n’était pas « une initiative contre le libre-échange ». Dans la même conférence de presse, François Legault a dit souhaiter que les ministères augmentent eux aussi leurs achats locaux, « tout en respectant les lois internationales ».
À quoi ressemblerait un Québec favorisant l’achat local ? C’est la question que le Conseil du patronat du Québec a posée en 2018 à la boîte de modélisation économique montréalaise Daméco. Le rapport de cette dernière se penche sur un scénario où les organismes publics remplaceraient 40 % de leurs importations par des produits et services locaux, et il laisse entrevoir une société prospère : création de 30 000 emplois, augmentation des salaires, hausse des revenus gouvernementaux. Quant aux importations… elles augmenteraient légèrement !
Car, contrairement à ce qu’on pourrait croire, « l’achat local n’est pas synonyme de protectionnisme », explique l’économiste Henri Thibaudin, cofondateur de Daméco. Pour fournir les biens et services dont le gouvernement aurait besoin, les entreprises québécoises n’auraient d’autre choix que d’augmenter leurs importations, notamment de matières premières. Les ménages, eux, profiteraient de leurs revenus plus élevés pour acheter davantage de téléviseurs, voitures, bijoux et autres produits souvent fabriqués à l’étranger. On est loin de la démondialisation.
Le rapport de Daméco repose toutefois sur deux « grosses hypothèses ». Premièrement, que les entreprises soient capables de fabriquer les biens dont le gouvernement a besoin. « Or, il y a des choses qu’on ne peut pas produire au Québec — une banane, par exemple », dit Henri Thibaudin. Deuxièmement, que le prix des produits locaux soit équivalent à celui des produits importés. Voilà qui est loin d’être gagné.
Ces hypothèses ont été retenues pour simplifier l’analyse d’un concept beaucoup plus complexe qu’on ne le croit, explique l’économiste. Pour faire valoir son point, il pose la question suivante : « Si vous achetez des fraises du Québec qui ont été cueillies par un travailleur étranger, est-ce un achat local ? »
« En ce moment, tout le monde parle de l’achat local comme s’il s’agissait d’une fin en soi. Or, il s’agit d’un moyen », affirme Henri Thibaudin. Comme n’importe quel outil, l’achat local est parfois approprié, parfois moins. « Pour revitaliser une région ou pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre dues au transport, c’est une option intéressante. »
Si le but est d’assurer l’autonomie du Québec en médicaments essentiels ou en équipement médical, l’économiste est moins convaincu. « D’où viendront les ingrédients actifs et les matériaux nécessaires à la fabrication ? » Si la réponse est « de l’étranger », l’approvisionnement de la province ne sera pas plus assuré qu’aujourd’hui lors de la prochaine pandémie.
À cela s’ajoute la question du prix. Produire des biens au Québec s’avère souvent plus cher qu’en Chine ou en Inde, souligne le professeur Stéphane Paquin, qui étudie la mondialisation à l’École nationale d’administration publique. « Présentement, nous traversons une crise et le coût nous paraît secondaire. Mais dans sept ou huit ans, lorsque nous réaliserons que nos hôpitaux paient un surcoût par rapport au marché international, est-ce que l’achat local nous semblera toujours acceptable ? »
La question se pose d’autant plus que fabriquer du matériel de protection ou des médicaments génériques sont des activités à faible valeur ajoutée. « Pour reprendre une phrase de notre premier ministre, ce ne sont pas des jobs à 30, 40 ou 50 dollars de l’heure », ajoute Stéphane Paquin.
La production et l’achat locaux, malgré l’enthousiasme qui les entoure dans le discours public, sont loin d’être les seules possibilités pour améliorer la sécurité médicale de la province, note le professeur. « Nous pourrions avoir une entente entre les trois pays de l’ALÉNA pour créer une chaîne de valeur répartie sur tout le continent. » Bloquer des marchandises médicales à la frontière deviendrait alors difficile, puisqu’un pays pourrait répliquer en cessant d’envoyer les intrants nécessaires à leur fabrication.
Une autre solution évoquée depuis le début de la crise est la constitution d’une réserve stratégique de fournitures médicales. Le Canada en possède une, mais la ministre fédérale de la Santé, Patty Hajdu, a reconnu que son financement avait été négligé au fil des ans, si bien que son contenu ne permettait pas de faire face à la pandémie. Ottawa étudiera la situation une fois la crise passée, mais rien n’empêche le Québec de constituer sa propre réserve.
Stocker de l’équipement médical et des médicaments représente des défis logistiques importants, puisque certains produits ont une date de péremption. C’est toutefois loin d’être impossible, comme l’a démontré l’Alberta. Ses stocks étaient si bien garnis que la province de l’Ouest a pu envoyer 750 000 précieux masques N95 vers la Colombie-Britannique, l’Ontario et le Québec !
Le Québec pourrait aussi tirer des leçons d’un secteur habitué à gérer des catastrophes sanitaires : l’aide humanitaire. L’une des astuces est de maintenir des relations avec des fournisseurs dans différents pays. Une pandémie a beau être une crise mondiale, elle ne frappe pas partout au même moment. Lorsque l’approvisionnement devient impossible dans une région, on peut immédiatement contacter l’un de ses fournisseurs sur un autre continent. « Ce n’est pas compliqué ni dispendieux », soutient Marie-Ève Rancourt, professeure de HEC Montréal spécialisée en approvisionnement et en logistique humanitaire.
Un gouvernement peut également mettre sur pied des plans de contingence en collaboration avec le privé, suggère l’experte. L’État détermine alors les entreprises de son territoire capables de modifier leur production pour fournir des produits essentiels en temps de crise, puis s’entend avec elles. Avec un tel plan, les nombreuses entreprises manufacturières qui se sont mises à fabriquer des masques, des visières ou du désinfectant au cours de la pandémie auraient pu agir encore plus rapidement.
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