L’Afrique monte aux chantiers

L’industrie forestière est en crise ? Quelque 200 immigrants africains ont pourtant trouvé du boulot comme débroussailleurs dans les forêts du Saguenay. « Personne ne vient ici pour le plaisir, dit l’un d’eux. C’est l’enfer… mais l’enfer, c’est payant ! »

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Des escadrons de mouches noires, menaçantes. Des branchages et des troncs d’arbres qui jonchent le sol, transformant chaque pas en saut périlleux. Un soleil accablant. Et, en arrière-plan, le vrombissement des scies. Nous sommes en pleine forêt québécoise, à 160 km au nord d’Alma, au Lac-Saint-Jean, dans le secteur du lac Froid, qui doit plutôt être bouillant aujourd’hui ! Les mains fermement accrochées au guidon de leurs machines, qui ressemblent à de gros coupe-bordures équipés d’un moteur et d’une scie circulaire, des dizaines de débroussailleurs s’activent. Tous sont des Africains.

L’un d’entre eux, un Rwandais de 30 ans, n’aurait jamais imaginé qu’il deviendrait travailleur forestier au Québec. Diplômé en économie, ce jeune homme élancé était banquier et gestionnaire financier à Kigali avant de demander le statut de réfugié au Canada. Débarqué à Montréal à l’été 2006, il est d’abord embauché — au salaire minimum — comme manutentionnaire dans une usine de fabrication d’emballages de carton. C’est après qu’il a trouvé cet emploi de débroussailleur.

« C’est un travail très dur, mais je préfère être ici », dit-il en relevant le filet anti-mouches qui recouvre son visage ruisselant de sueur. Comme me le confirmera l’un de ses collègues africains : « Personne ne vient ici pour le plaisir. Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il fasse chaud… c’est toujours l’enfer. Mais l’enfer, c’est payant ! »

Payant, travailler en forêt ? Les débroussailleurs sont rémunérés au rendement (à l’hectare), non à l’heure, et peuvent empocher jusqu’à 1 500 dollars par semaine. Surprenant, dans un Québec où l’industrie forestière est généralement synonyme de crise, de fermetures d’usines et de licenciements. C’est que le secteur manque de bras pour tout ce qui touche aux travaux sylvicoles. Les entreprises spécialisées dans l’aménagement forestier peinent à trouver des débroussailleurs. Et se tournent vers les immigrants.

C’est ce qui a permis à Foresterie DLM, de Labrecque, au Lac-Saint-Jean, de rebondir. Alors qu’il y a trois ans elle arrivait tout juste à honorer ses contrats, faute de main-d’œuvre, cette entreprise est maintenant en pleine expansion. « Les jeunes de la région peuvent facilement se placer à bon salaire à Hydro-Québec, à Alcan ou dans les nombreuses PME que ces deux géants font rouler ici », dit Daniel Pedneault, cheveux ras et teint rougi par le soleil, ex-débroussailleur qui est superviseur des travaux à Foresterie DLM. « Ils gagneraient davantage en forêt que dans les PME, mais le travail est plus dur et oblige à quitter la ville et la famille plusieurs jours d’affilée pour aller vivre au camp. » C’est aussi un job saisonnier (20 semaines environ, de mai à octobre), mais qui ouvre droit à l’assurance-emploi.

Auparavant effectué par d’anciens bûcherons, pour la plupart partis à la retraite, le métier de débroussailleur ne suscite guère de vocations au Québec. « Il y a sept, huit ans, on embauchait 150 Québécois pour la saison », dit Daniel Perron, barbu grisonnant qui est président et copropriétaire de Foresterie DLM. « Cette année, ils sont seulement 15 pour une centaine d’immigrants. » Ce qui ne plaît pas forcément à tous : durant la dernière campagne électorale provinciale, Éric Girard, candidat (défait) de l’ADQ dans Lac-Saint-Jean, a suggéré de remplacer une partie de la main-d’œuvre immigrante en forêt par des prestataires de l’aide sociale…

Foresterie DLM a bien tenté de faire travailler des Québécois (dont de jeunes décrocheurs et des prestataires de l’aide sociale, justement), en 2004 — investissant au passage 160 000 dollars pour les former durant toute une saison. « Un ratage complet, résume Daniel Perron. Sur les 40 débroussailleurs que nous avons formés, un seul a continué. Les Québécois ne veulent pas travailler ! » À l’inverse, la proportion de la main-d’œuvre africaine qui reste une fois formée est de 70 %.

Pour recruter ses 75 premiers travailleurs immigrants, en 2006, Foresterie DLM a fait appel à ADIR (Attraction, développement et intégration en région). Créé en 2006 par Vincent Brym, Franco-Togolais installé à Jonquière, cet organisme fait le lien entre les entreprises et les nouveaux arrivants, s’assurant que ces derniers bénéficient de bonnes conditions de travail et reçoivent la formation adéquate. Objectif : fidéliser les employés et les inciter à s’établir dans la région.

Foresterie DLM a fait des émules : cette année, une dizaine d’entreprises du Saguenay–Lac-Saint-Jean ont sollicité ADIR, qui les a aidées à embaucher quelque 200 immigrants — auxquels se sont joints une trentaine de Québécois. La plupart sont des Africains francophones recrutés à Montréal, sans emploi ou boulonnant en usine au salaire minimum… ou même moins. Bon nombre font vivre leur famille, installée dans la métropole ou habitant encore en Afrique. D’autres sont des étudiants universitaires, qui paient ainsi leurs frais de scolarité.

Établi à Chute-des-Passes, non loin du chantier de la future centrale hydroélectrique Péribonka-4, le camp de Foresterie DLM se mérite. Pour y arriver, il faut emprunter un périlleux chemin forestier : deux heures et demie de route cahoteuse, entre épinettes, bouleaux et camions chargés de billots. Et surtout, dans des nuages de poussière qui bloquent totalement la vue chaque fois qu’on croise un véhicule.

Il est 4 h du matin. Le jour pointe sur la vingtaine de maisons mobiles qui forment le camp, posé sur un sol sableux. Certaines d’entre elles sont les dortoirs des travailleurs, qui dorment à deux par chambre et partagent les salles de bains et de télévision. D’autres abritent la cafétéria, le dépanneur, le bureau des contremaîtres. On trouve également la roulotte des téléphones publics.

Assiettes débordantes de crêpes au sirop, d’œufs et de rôties — les débroussailleurs lestent leur estomac en prévision du rude labeur qui les attend. Ils bourrent aussi leurs sacs-repas de sandwichs, de jus, de gâteaux… À 5 h, leur déjeuner engouffré, tous embarquent dans les trois autobus scolaires qui les conduisent au chantier. Direction le lac Travers, un nouveau secteur de débroussaillage, à 70 km du camp… mais à une heure 45 d’autobus en raison du chemin, très mauvais. Malgré les soubresauts, toutefois, « les Africains sont pas mal plus joviaux que nos Québécois, me fait remarquer le contremaître Bruno Gilbert. Surtout le matin ! »

Avec son sourire contagieux, Rémy Pacôme Pimou lui donne raison. Doctorant en économie de l’environnement à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), ce Centrafricain de 35 ans en est à sa deuxième saison comme débroussailleur pour Foresterie DLM. Il a pourtant vécu ici une histoire terrible l’été dernier. « Par mégarde, on m’a oublié en forêt. J’ai attendu, désespéré, de 16 h à 21 h, qu’on vienne me chercher… Le pire, c’est qu’un ours noir me rôdait autour. J’ai eu la peur de ma vie ! »

Avant de venir au Québec comme boursier, en l’an 2000, cet intellectuel au physique de sportif baraqué n’avait jamais fait de travail manuel. Son arrivée à Montréal a changé la donne : après avoir été plongeur dans un restaurant et assembleur de jouets dans une usine — des petits boulots pas très bien payés —, il a eu envie d’autre chose et s’est engagé chez DLM. « Au début, ç’a été difficile, j’ai failli abandonner. Mais cette année, avec l’expérience, c’est moins pénible. »

En plus de préparer son doctorat, Rémy Pacôme suit, pour améliorer sa technique, un cours de 900 heures offert par le Centre de formation professionnelle Dolbeau-Mistassini, qui lui permettra d’obtenir un DEP en travail sylvicole. L’enseignement théorique est donné au camp de Chute-des-Passes, dans l’ancien bar reconverti en salle de classe, et la formation pratique a lieu sur le terrain. Les élèves apprennent à manipuler leur scie de façon sécuritaire et à se fatiguer le moins possible tout en étant performants. Mais pas à éviter totalement les accidents, chaque saison apportant son lot de doigts coupés, d’entorses et de côtes fêlées. La scie circulaire en particulier s’avère redoutable : la lame montée sur les débroussailleuses tourne à 14 000 tours par minute et peut vous couper une jambe en une seconde !

Quand ils descendent de l’autobus, vers 17 h chaque soir, les travailleurs sont exténués. Mais une fois qu’ils sont douchés, attention ! Disparus les uniformes de chantier (pantalon de sécurité rembourré, bottes à embout d’acier et casque de protection). Boubous immaculés, pantalons à pinces, bermudas colorés, chemises fraîchement repassées sont de sortie… Qu’ils aient 18 ou 55 ans, les Africains sont d’une élégance étonnante pour un camp forestier. Quand ils font leur entrée dans la cafétéria, on les croirait prêts à aller danser !

Tous vous le diront : le souper est le meilleur moment de la journée. Cela est dû en bonne partie à la cuisinière : Marietou Kouyaté, pétulante Malienne en boubou et turban rouge vif. Au Québec depuis six ans, elle est venue au camp l’an dernier avec son mari débroussailleur — dont elle s’est séparée depuis. Chaque soir, elle mitonne des plats africains (poulet yassa, mafé, riz au gras, etc.), qui côtoient les lasagnes, pâtés chinois et autres tournedos de poulet préparés par les trois cuisiniers québécois. Ex-employée d’une usine textile de Montréal, Marietou ne céderait sa place pour rien au monde (ou presque). « Ici, je me sens chez moi. Et comme il n’y a pas de magasinage, je fais des économies ! »

Les portions sont généreuses, les saveurs se mélangent. Québécois et Africains mangent aux mêmes tables, se lancent des pointes, éclatent de rire. Ça n’a pourtant pas toujours été comme ça. « Au départ, l’an dernier, il y avait pas mal de méfiance de part et d’autre », dit Daniel Pedneault. Certains Africains avaient déjà travaillé pour des compagnies forestières au Lac-Saint-Jean ou en Abitibi — mais sans être toujours bien traités.

« Beaucoup de compagnies abusent des travailleurs immigrants », dit le Malien Oumar Diallo, bandana kaki sur son crâne rasé, responsable de la santé et de la sécurité sur le chantier de DLM. « Il y a souvent de la discrimination, les terrains les plus faciles sont réservés aux débroussailleurs québécois et la nourriture périmée, aux Africains. »

Apparemment, rien de tel à Foresterie DLM. « Ce qui fait notre différence, c’est la façon dont on travaille avec eux, assure Daniel Pedneault. Chez nous, ils se sentent respectés. » Il faut dire que les travailleurs ont posé leurs conditions en arrivant : être traités comme leurs collègues québécois, bénéficier d’un système de transport et surtout, surtout, pouvoir manger africain. Et puis, l’organisme ADIR veille au grain en maintenant des relations étroites avec les débroussailleurs et les employeurs. Même s’ils doivent payer des frais de pension (le gîte et le couvert coûtent 40 dollars par semaine) — ce qui n’est pas le cas dans toutes les compagnies — et des frais de transport (10 dollars), tous les travailleurs rencontrés se sont montrés satisfaits de leur sort.

Autre point qui aurait pu devenir un problème : la diversité des origines ethniques des Africains. Au départ, il existait des luttes de pouvoir entre les membres des différentes communautés représentées dans le camp. « Je n’ai pas voulu embarquer là-dedans, dit Daniel Pedneault. J’ai cassé ça en leur disant qu’ici ils étaient tous québécois. » Quant aux réticences du côté des Québécois « de souche » et aux préjugés associant tous les Noirs aux gangs de rue, ils se sont vite estompés. « En forêt, tout le monde est sur le même plan, dit Vincent Brym, d’ADIR. Tous affrontent les mêmes conditions difficiles, et la couleur de la peau disparaît. »

Les Africains travaillent pourtant souvent davantage que les Québécois, s’astreignant à débroussailler six jours sur sept pour gagner plus d’argent. Certains ne rentrent à Montréal qu’une fois la saison terminée… ou lorsque les feux de forêt les forcent à être évacués. De leur côté, les Québécois, souvent plus expérimentés et dont le rendement est meilleur, ne travaillent que quatre jours sur sept, gardant les trois autres pour rentrer au bercail.

Tout le monde est cependant libre d’aller se détendre à Alma la fin de semaine — le transport, gratuit, est assuré par la compagnie. Mais en début de saison, les débroussailleurs sont épuisés et profitent plutôt de leur congé pour récupérer au camp. Et le soir, après une journée de travail, tous dorment comme des bébés, leurs yeux étant à peine capables de rester ouverts une heure à regarder la télé.

Si la majorité des travailleurs africains veulent s’installer au Québec, peu envisagent de s’établir au Saguenay–Lac-Saint-Jean — qui compte moins de 1 % d’immigrants. L’an dernier, seulement une dizaine d’entre eux sont restés : la plupart ont profité de l’hiver pour suivre une formation à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC). La région, dont la population décroît, souhaite d’ailleurs retenir ces travailleurs. Trois bureaux de services, pour accueillir les nouveaux arrivants et les accompagner dans leurs démarches d’installation, ont ainsi été ouverts à Alma, à Dolbeau et à Saint-Félicien.

« Ce qui bloque, c’est que nous offrons peu de possibilités d’emploi à leurs femmes, déplore Daniel Pedneault. À Montréal, elles peuvent plus facilement travailler en usine. » Les débroussailleurs n’ont pas non plus la garantie de trouver un travail l’hiver — et l’assurance-emploi ne suffit pas toujours quand on a une famille à faire vivre…

Salif Thiam, lui, quittera Montréal dès l’an prochain pour s’établir au Lac-Saint-Jean. Le fait que sa conjointe, qui est également la mère de son bébé, est originaire de la région facilite les choses. Ayant obtenu un diplôme d’ingénieur forestier au Mali, ce jeune homme de 35 ans a d’abord été débroussailleur avant de devenir, cette année, l’un des tout premiers « compagnons » issus de l’immigration ; à ce titre, il forme désormais des apprentis, travail qu’il exercera durant toute la saison pour Foresterie DLM.

En janvier, Salif entamera un bac en aménagement et environnement forestiers à l’UQAC. « Entre le Mali et le Québec, j’ai passé la moitié de mon existence en forêt, dit-il. C’est vraiment le domaine dans lequel je veux faire ma vie. »

Rémy Pacôme Pimou est lui aussi un homme des bois. Il pense sérieusement s’installer dans la région, d’abord pour finir de rédiger sa thèse en économie de l’environnement, puis pour trouver un poste en foresterie. « C’est un domaine où il y a beaucoup d’emplois intéressants. Les mouches, la chaleur, les ours… ? Il n’y a jamais de couronne sans croix. Pour atteindre un avenir meilleur, il faut passer par la souffrance. »