Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi la bicyclette, un appareil mécanique somme toute simple, n’a pas été inventée avant 1817 ? Ou pourquoi le nucléaire, une source d’énergie carboneutre, n’est pas utilisé davantage par l’humanité ? Ce genre de questions obsède l’Américain Jason Crawford, qui a abandonné une payante carrière dans le secteur technologique pour fonder The Roots of Progress, un organisme sans but lucratif voué à l’étude du progrès. À l’instar de nombreux intellectuels issus des milieux économique et technologique, il estime que les conditions qui rendent le progrès possible demeurent méconnues, et qu’il est urgent de mieux les comprendre. Il a fait part à L’actualité de quelques-uns de ses constats après cinq années à tenter de percer ce mystère.
Qu’est-ce que le progrès ?
Dans sa définition la plus large, c’est tout ce qui permet aux humains d’avoir une meilleure vie. Cela signifie vivre plus longtemps, plus heureux et en meilleure santé, tant mentale que physique. J’utilise aussi le terme dans son sens plus classique, c’est-à-dire les avancées scientifiques, technologiques, industrielles et économiques, qui sont d’ailleurs les plus faciles à mesurer.
Pourquoi avons-nous besoin de plus de progrès, nous qui menons des vies si confortables en Amérique du Nord ? Ne devrions-nous pas nous concentrer sur la redistribution de ce qui existe déjà ?
La distribution ou la diffusion d’une technologie dans toutes les régions du monde est une forme de progrès. Cela dit, vous ne pouvez pas redistribuer ce qui n’a pas encore été produit ou inventé. Il y a 200 ans, les gens s’estimaient déjà dans le confort. Pourtant, la plupart vivaient dans ce que l’on considère aujourd’hui comme de l’extrême pauvreté. Pendant longtemps, seuls les riches pouvaient s’offrir des inventions telles que l’eau courante, les toilettes ou le réfrigérateur. De nos jours, elles nous semblent des nécessités de base auxquelles même les plus pauvres doivent avoir accès. Mais je ne crois pas que le niveau de vie d’une personne pauvre suffise parce qu’elle possède un réfrigérateur, de la même façon que je ne crois pas que le niveau de vie d’une personne riche suffise parce qu’elle peut voyager dans l’espace. Je veux que le niveau de vie de tout le monde, riches et pauvres, soit meilleur dans l’avenir. Sinon, nous n’aurons pas fait pour les futures générations ce que les générations précédentes ont accompli pour nous. Tant de progrès est encore possible, et ce serait une tragédie de s’arrêter maintenant.
Dans vos publications, vous analysez parfois des technologies d’apparence simple, comme la bicyclette, pour essayer de comprendre pourquoi elles n’ont pas été inventées plus tôt. Qu’apprenez-vous en faisant cela ?
Dans la plupart des cas, je constate que bien des avancées technologiques préalables étaient nécessaires, mais que celles-ci ne sont pas évidentes au premier regard. C’est le cas du vélo, mais aussi de la batteuse, dans le domaine agricole. Tous deux reposent sur la capacité de fabriquer des pièces mécaniques précises, et de pouvoir distribuer le produit fini à un large marché pour que ce soit économiquement rentable. N’empêche, de temps à autre, je tombe sur des inventions dont rien n’empêchait la création plus tôt. Prenons l’exemple des pavillons de signalisation pour communiquer entre navires. Pour autant que je sache, ils ne sont pas apparus avant le XVIIIe siècle. Pourtant, nous étions en mesure de fabriquer des drapeaux bien avant cela, et il y avait un grand besoin militaire d’un tel système.
Qu’est-ce qui rend le progrès possible ?
C’est une question à laquelle je tente encore de répondre ! Ce que j’observe jusqu’à présent, c’est que le progrès découle d’une série de cycles qui se renforcent d’eux-mêmes. Sur le plan technologique, par exemple, l’invention d’un outil plus précis permet de créer des pièces impossibles à fabriquer auparavant, ce qui aide ensuite à concevoir des outils encore plus précis, et ainsi de suite. Sur le plan économique, l’accumulation de richesses permet de mieux financer la recherche et développement, ce qui mène à de nouvelles technologies, et donc plus de richesses. Mais l’élément crucial est que le progrès doit, sur le plan culturel, être considéré comme étant à la fois possible et désirable, ce qui est loin d’avoir été toujours le cas lorsqu’on analyse l’histoire. Ce n’est que vers le XVIe siècle que des personnes comme Francis Bacon [un philosophe anglais qui a été l’un des pionniers de la pensée scientifique] ont regardé autour d’elles et constaté que les inventions qui les entouraient n’avaient pas toujours été là, n’avaient pas toujours été connues, et qu’il y avait peut-être d’autres inventions, d’autres découvertes à faire si nous tâchions de chercher. Graduellement, de plus en plus de gens ont cru en la possibilité du progrès, et de plus en plus d’efforts y ont été consacrés.
Beaucoup d’efforts y sont encore consacrés aujourd’hui. Pourtant, vous vous dites inquiet pour l’avenir du progrès.
Lorsqu’on compare les avancées des dernières décennies à celles survenues au cours des 200 années précédentes, on remarque que le progrès a ralenti. Je crois que l’une des causes de cette décélération est l’émergence, à compter de la deuxième moitié du XXe siècle, d’un courant qui a peur et se méfie du progrès. Cette mouvance est encore très influente aujourd’hui — on le voit avec les activistes obstructionnistes qui empêchent la mise en œuvre de projets dans leurs collectivités, avec les gens qui écrivent sur la déviance et les dangers de la technologie. Or, plus nous nous rebellerons contre l’idée du progrès et le craindrons, moins nous en aurons.
Quand même, n’avons-nous pas raison de nous méfier du progrès par moments, surtout lorsqu’on considère ses excès, tels la bombe nucléaire ou les changements climatiques ?
Je ne dis pas qu’il faut retourner à la philosophie du progrès du XIXe siècle, qui était naïve et souvent aveugle aux risques inhérents au développement technologique. Mais je crois que le rejet du progrès que certains réclament revient à jeter le bébé avec l’eau du bain. Nous devons réaffirmer sa valeur tout en l’encadrant de manière raisonnable. [Le physicien israélo-britannique] David Deutsch a déjà écrit que c’est dans la nature du progrès de résoudre des problèmes en même temps qu’il en crée d’autres. Ce qu’il faut, c’est chercher des solutions à ces nouveaux problèmes. La chimiothérapie permet de traiter le cancer, mais elle peut donner la nausée. Ce serait une erreur de refuser ce traitement, qui peut sauver votre vie, alors qu’il est possible d’atténuer ses effets secondaires avec un médicament contre la nausée.
Comment peut-on améliorer la perception du progrès ?
Il faut commencer avec l’histoire. C’est facile de romancer le passé, de romancer la nature. Mais lorsque vous étudiez comment les gens vivaient réellement autrefois — et comment ils vivent encore dans certaines régions du monde —, vous vous rendez compte que c’était tout sauf idyllique. Cuisiner sur le feu semble romantique, jusqu’à ce que vous appreniez que la fumée causait des cataractes. Vous ne voulez pas revenir à l’époque où les enfants attrapaient la variole et où la famine était fréquente. Comprendre ces simples faits est le fondement de la conviction que le progrès a contribué au bien-être de l’humanité, et qu’il peut encore le faire.
Cet article a été publié dans le numéro de mars 2022 de L’actualité, sous le titre « C’est ça le progrès ».
Le sujet est intéressant, mais peut-il aussi s’intéresser aux effets du progrès? Nous avons connu un progrès matériel et technologique depuis les 100 dernières années, cela s’est-il traduit par le progrès psychologique, émotionnel, relationnel, social, politique et spirituel pour tous? Est-ce le progrès qui va enlever ou « guérir » le mal de nos individus et sociétés? Je suggère au chercheur américain d’étudier les société scandinaves et canadiennes qui ont un indice de bien-être le plus élevé et d’essayer de convaincre ses compatriotes sur ces effets.
Bien pauvre comme résultats d’une réflexion qui a duré cinq ans !!! Et de surcroît qui ne prends pas en compte les conséquences du développement des technologies produisant des produits totalement inutiles pour avoir à ce qu’il prétend « une meilleure vie ». La médiocre réflexion de Crawford occulte totalement l’absorption systémique de ce qu’il appelle le « progrès ». De plus elle ne prend pas en compte, ni la limite des ressources pour satisfaire le développement effréné qui profite essentiellement au mieux nanti au détriment du reste de l’humanité, ni les conséquences environnementales généré par ce développement, cette démarche de réflexion est donc à mon avis plus suicidaire que salvatrice.