Johnny Saganash est probablement l’employé d’Hydro-Québec qui souhaite le moins voir la tension monter! Ce Cri de 47 ans est l’agent de liaison responsable de l’intégration des siens au chantier hydroélectrique de la rivière Eastmain, à la Baie-James. « C’est la première fois qu’on est engagés dans la construction d’un barrage, dit-il. Maintenant, on est des partenaires. Avant, le message était plutôt: « Tassez-vous de là! » »
Casque, chemise à carreaux, bottes de jobber, Johnny Saganash, un ancien policier, leader syndical et électricien pour Hydro-Québec, est à l’aise parmi les travailleurs, qu’il connaît souvent par leur prénom. Nous sommes sur le chantier des digues sud, les pieds dans la glaise, au fond de ce qui était un lac il y a encore quelques mois. D’énormes pelles mécaniques finissent de racler les dernières pierres avant de les expulser à grands fracas poussiéreux dans des camions de 35 tonnes.
Le chantier de l’Eastmain-1 est en pleine effervescence. C’est actuellement le plus gros au Québec: 2 400 travailleurs cet été, dont quelque 600 Cris. Des hommes surtout, âgés de 48 ans en moyenne, dont bon nombre ont boulonné sur les chantiers hydroélectriques du complexe La Grande dans les années 1970 et 1980.
Les travaux ont démarré sur la rivière Eastmain quatre mois à peine après la signature de La paix des braves. Cet accord, conclu entre le Québec et les Cris en février 2002, a mis fin à 30 ans de querelles juridiques et permis à Hydro-Québec de relancer son ambitieux projet représentant quatre milliards de dollars, prévu dès 1975. Et de faire en sorte que, pour la première fois, Cris et non-autochtones se côtoient sur un chantier.
Eastmain-1, dont la mise en service est prévue pour 2007, entraînera l’inondation des terres ancestrales des Cris, afin de créer un réservoir de 603 km2 – la moitié du lac Saint-Jean. (La seconde phase comportera la dérivation de la tumultueuse rivière Rupert, mais elle doit encore obtenir les autorisations gouvernementales.) En contrepartie, les Cris recevront 3,5 milliards de dollars en redevances sur 50 ans. Et sur les 735 millions de dollars de contrats, 300 sont réservés à des entreprises cries.
Jusqu’à présent, c’est la Compagnie de construction et de développement crie (CCDC), dont le siège est à Laval, qui a le mieux tiré son épingle du jeu, de même que Gestion ADC, sa filiale chargée de l’alimentation et de l’entretien. L’entreprise, fondée en 1976, propriété des Cris de la Baie-James, compte quelque 450 employés, dont près de la moitié sont des autochtones.
Au milieu de la forêt boréale, au bord de la rivière Eastmain, à 70 km du village de Nemaska (où siège le Grand conseil des Cris, dirigé par Ted Moses), 157 « modules dortoirs » préfabriqués forment un village aux allures de base militaire. Hormis un panneau jaune vif (en français et en cri) sur la façade des bâtiments – laquelle s’harmonise au beige clair de la gadoue qui macule tout, des bottes aux camions -, rien ne distingue les bureaux des deux cafétérias ou du bar-salon. Seul l’aréna se démarque, avec son gigantesque dôme blanc.
Dans ce gros village sans école ni église ni feux de circulation, impossible de mourir de faim! Matin et soir, les deux vastes et bruyantes cafétérias offrent quatre menus gratuits, des petits-déjeuners pantagruéliques et plus d’aliments qu’il n’en faut pour garnir sa boîte à lunch. Il y a aussi un petit casse-croûte plus intime (mais payant) et un restaurant gastronomique où l’on peut dîner aux bougies pour 80 à 100 dollars le couvert, apéro et vin compris…
À 6 h 30, des autobus jaunes cueillent les ouvriers devant la plus grande des deux cafétérias pour les conduire au chantier, à 13 km de là. À leur retour, à 18 h, ils sont affamés et s’engouffrent directement dans le réfectoire, où ils croisent leurs camarades du quart de nuit avant que ceux-ci – environ le tiers des travailleurs – montent à leur tour dans les bus, à 18 h 30.
Chi-Wachiye mi-ten outa Eastmain! (Bienvenue au campement de l’Eastmain!): la vidéo qui raconte aux nouveaux venus la vie sur le chantier montre des images idylliques de travailleurs bras dessus bras dessous. Jimmy Lavoie, qui fut journaliste à l’hebdo La Sentinelle, à Chibougamau, anime tous les jours une séance d’information pour les nouveaux. Le jeune homme leur donne l’heure juste: « Le maillage entre les différents groupes n’est pas toujours facile, car nous n’avons ni la même culture ni la même langue. C’est l’enjeu majeur de ce chantier unique en son genre. »
À la cafétéria, on se rend vite compte que la sauce n’a pas encore pris. Les travailleurs sont pour la plupart regroupés par « gangs » de la même entreprise. Les Cris d’un côté, les autres de l’autre. « Je ne suis pas raciste, mais je n’ai pas beaucoup de contacts avec les autochtones », dit Réjean Bernard, 51 ans, conducteur de pelle au visage buriné qui a « fait » presque tous les chantiers d’Hydro-Québec depuis 1977. « Y’a comme un mur entre nous », confirme son camarade Réal Lavoie, moustachu à la casquette vissée sur la tête, lui aussi un vieux de la vieille. « Peut-être parce qu’ils nous en veulent de ce qui s’est passé avant. Mais aussi à cause de la langue: les Cris parlent anglais, pas nous. »
On a offert des cours de français gratuits. « Pour faciliter la communication, mais aussi pour ouvrir la porte à d’autres emplois, notamment administratifs », explique Johnny Saganash. Les Cris y assistaient en petit nombre, de façon très irrégulière. Pas évident d’aller à l’école après 10 heures de travail! On a suspendu ces cours en décembre dernier, en attendant que la Commission scolaire crie propose une nouvelle formule.
Les relations entre les travailleurs d’origines différentes ne sont pas plus mauvaises que sur d’autres chantiers, selon Hermann Robichaud, responsable des travaux sur les digues sud, un non-autochtone employé par la Compagnie de construction et de développement crie depuis 15 ans. « Il y a eu quelques correctifs à apporter au début, mais dans l’ensemble ça se passe plutôt bien aujourd’hui », crie-t-il dans le vacarme du chantier, accoudé à la fenêtre de son camion boueux.
L’alcool, interdit dans les neuf localités cries de la Baie-James, a causé des maux de tête aux uns et aux autres. Bien des chefs de bande étaient contre l’ouverture d’un bar dans le campement et la vente de bière au dépanneur. Mais il était impensable de pénaliser tout le monde. « Ni d’interdire la boisson seulement aux Cris, dit Johnny Saganash. Tout le monde vit ici sur un pied d’égalité. »
Saganash a souvent été appelé la nuit pour apaiser des crises. « Certains soirs, ça fêtait pas mal fort autour des roulottes », raconte-t-il. Quelques partys bien arrosés ont dégénéré en bagarres. Et occasionné retards et absences au travail.
Durant mon séjour, fin avril, le calme semblait revenu. « J’arrive enfin à faire des nuits complètes, disait Johnny Saganash. Les gars ont compris qu’ils n’étaient pas obligés de boire toutes les bouteilles le même soir. » Le 6 mai, quelques jours après mon départ, un meurtre a cependant été commis à la sortie du bar. Un travailleur cri de 21 ans, en état d’ébriété avancée, a été arrêté pour avoir battu à mort un ouvrier saguenayen de 48 ans.
Ce meurtre est le premier à être perpétré sur un chantier d’Hydro-Québec. Crime raciste ou lié à l’alcool? « Il n’y a jamais eu de tensions raciales ici, ni avant ni depuis le drame, répond Denis Groleau, le chef de chantier. On a eu des bagarres, mais surtout entre autochtones ou entre non-autochtones. » Depuis le meurtre, beaucoup de travailleurs s’avouent cependant inquiets, et le nombre d’agents de sécurité est passé de 14 à 18.
L’alcool est la première cause du drame, croit Me Marc Lemay, du bureau d’aide juridique de Rouyn-Noranda, qui représente l’accusé. « C’est le revers de la médaille de l’intégration des Cris, dit-il. Certains d’entre eux ont un problème de consommation, et ouvrir un bar dans ce campement, c’est comme ouvrir un casino devant quelqu’un qui a des problèmes de jeu. Ce n’est pas pour rien que l’alcool est interdit dans les villages cris de la Baie-James. »
Une limite est désormais imposée (un maximum de deux consommations à la fois au bar, d’une caisse de bière par personne et par jour au dépanneur, même si tout cela est difficile à vérifier…). « Le mieux serait d’imposer le régime sec à tous. Sinon, il y aura d’autres incidents, c’est inévitable », dit l’avocat.
Depuis l’ouverture du chantier, en 2002, 49 Cris en ont été renvoyés à cause de leur comportement. Contre 15 non-autochtones. « Un Blanc qui se bat dans le campement est automatiquement expulsé, un Cri est seulement suspendu pendant une journée! » s’insurge Jean-Guy Grenier, jeune et mince Gaspésien rencontré à la cafétéria. « Ça fait des jaloux », ajoute son camarade Daniel Vézina, les muscles saillants sous son t-shirt jaune citron. « Et ça crée des tensions. »
Les gens sont mal informés, rétorque Denis Groleau, petit homme grisonnant à la poignée de main solide. « En cas de bagarre, c’est dehors! Je ne veux même pas savoir si c’est un Blanc ou un Cri. »
N’empêche que les autochtones bénéficient globalement d’une plus grande tolérance, si l’on en croit Johnny Saganash. « Si on veut les intégrer, on ne peut pas les renvoyer à la moindre erreur, dit-il. Que ce soit pour la consommation d’alcool ou pour la discipline, on a beaucoup de rattrapage à faire pour apprendre à vivre ensemble. »
Certains se plaignent que les Cris « reçoivent trop d’argent avec La paix des braves, qu’ils ont plus d’avantages », rapporte Jimmy Lavoie. Il est vrai que les Cris qui travaillent à Eastmain-1 pour une entreprise autochtone de la Baie-James ne paient pas d’impôts. Mesure qui est une exclusivité de ce chantier (seul un autochtone vivant dans une réserve et y travaillant est censé être exempt d’impôts).
Le taux horaire est celui de la Commission de la construction du Québec (CCQ), mais les heures supplémentaires sont nombreuses. En dépit des payes impressionnantes, de la gratuité du gîte et du couvert pour tous, il n’est guère facile de convaincre les Cris de venir travailler ici. La vie de chantier – 10 heures de boulot par jour, six ou sept jours par semaine, 46 jours d’affilée pour 10 de congé -, ce n’est pas pour tout le monde. « Les Cris ont du mal à se faire aux horaires et à la discipline, dit Johnny Saganash. Et quand ils apprennent qu’ils paieront des impôts s’ils sont embauchés par une entreprise non autochtone, certains ne veulent rien savoir. » De fait, seuls cinq ou six travaillent pour des entreprises non autochtones, comme la Société d’énergie de la Baie-James (SEBJ) ou Hydro-Québec. Qui elles reçoivent, grâce à une convention signée dans la foulée de La paix des braves, des encouragements financiers pour la formation et l’embauche de Cris à des postes spécialisés.
Sur le chantier des digues sud, la moitié des 65 ouvriers sont des autochtones de la Compagnie de construction et de développement crie. Parmi eux, Léonard Chiskamish, jeune homme à lunettes, au visage fermé. Chauffeur de camion originaire du village cri de Chisasibi, près du complexe La Grande, il est ici pour « amasser de l’argent ». « Soixante-dix heures par semaine, ça ne me fait pas peur, dit-il du haut de son mastodonte. J’ai même décidé de ne pas prendre de vacances avant l’automne. »
Il n’est pas le seul à avoir du coeur au ventre. À 23 ans, Ablayer Moar, conducteur de niveleuse mi-cri, mi-huron, aux allures de jeune premier, est lui aussi heureux de son job. « Parce que c’est payant, dit-il, tout sourire. Mais aussi parce qu’on a la chance de travailler avec de belles machines flambant neuves. Dans les chantiers en ville, elles sont souvent très vieilles. » Comme beaucoup d’autres ici, Ablayer Moar est un travailleur solitaire. Je l’ai rencontré durant sa pause matinale, qu’il prend toujours dans sa « machine »: il est ravi d’y passer ses journées, à écouter la radio. « Je ne m’ennuie jamais. »
Mais pour un Ablayer Moar, qui a suivi une formation et qui possède une carte de compétence de la Commission de la construction du Québec, ou pour un Howard Erless, arpenteur cri employé par la Société d’énergie de la Baie-James, combien de manoeuvres et de camionneurs? Maître d’oeuvre pour la Compagnie de construction et de développement crie à Eastmain-1, Denis Beaulieu, dont les rides témoignent de ses plus de 30 ans dans les chantiers de la Baie-James, a de la difficulté à recruter des Cris pour certains travaux spécialisés. « Beaucoup n’ont pas encore la formation et l’expérience nécessaires. »
Pour faciliter les choses, des « certificats d’exemption temporaire », valables seulement sur le chantier d’Eastmain, sont délivrés aux Cris par la Commission de la construction. Ces certificats permettent d’accéder à un poste de manoeuvre, voire de s’engager comme apprenti dans un métier spécialisé. Même sans diplôme d’études professionnelles (DEP) ni préalable scolaire (3e ou 4e secondaire).
« Nous mettons le moins de freins possible à leur accès au chantier, dit André Martin, porte-parole de la Commission de la construction. Afin de favoriser le respect de l’entente entre le gouvernement du Québec et les Cris. » La Commission encourage par ailleurs les autochtones à suivre une formation en vue de pouvoir travailler sur d’autres chantiers. Des programmes d’études « clefs en main » sont également proposés par Hydro-Québec et la Commission scolaire crie aux élèves du secondaire des neuf localités cries.
S’il n’est pas facile de recruter les autochtones, il n’est guère plus facile de les garder sur le chantier. « Nous sommes très attachés à la vie de famille », dit David John Weapinicappo, l’un des quatre agents de sécurité cris du campement. Le jeune homme, affligé d’un surplus de poids, le souffle court et s’épongeant sans cesse le front, est devenu le confident de nombreux travailleurs de sa communauté. « Pour certains, l’éloignement est insupportable: j’en ai vu repartir au bout d’une journée. D’autres tiennent le coup, mais s’ennuient beaucoup de leur femme et de leurs enfants. Et n’arrivent pas toujours à se faire des amis ici. »
À l’aréna, où l’on joue au hockey chaque soir, des amitiés se nouent. Derrière leur casque à visière, tous les joueurs sont pareils. Et l’été, sur le terrain de baseball, on ne les distingue pas davantage dans leur costume… Pour Denis Groleau, le chef du chantier, le sport est le meilleur moyen d’intégration pour les travailleurs autochtones. « Ça aide à mieux se comprendre. »
Unique au monde, l’aventure humaine qui se joue à Eastmain suscite beaucoup d’intérêt. Et pas seulement au Québec. Une délégation d’experts de la Banque mondiale est ainsi venue scruter, récemment, la façon dont Hydro-Québec coopère avec les Cris depuis La paix des braves. « Cet accord conclu de nation à nation marque une évolution indéniable par rapport à la manière dont les Cris étaient considérés lors de la construction du complexe La Grande, observe Navin Rai, coordonnateur pour les peuples autochtones. Mais les problèmes ne sont pas tous réglés pour autant. »
Pour le tallyman (maître de trappe) Mathew Wapachee, 49 ans, dont le territoire de chasse sera inondé l’an prochain, le campement ultramoderne d’Hydro-Québec ne répond en rien aux besoins des travailleurs cris. Titulaire d’un petit contrat de déboisement au chantier d’Eastmain-1, Wapachee propose même tout le contraire aux 16 bûcherons qu’il emploie. « Ils travaillent et vivent dans les bois, à la manière traditionnelle crie. Sans électricité, ni taverne, ni douches, ni cafétéria », dit-il en me fixant de son regard d’aigle noyé dans son visage énorme. « Tout ce que j’ai à leur offrir, ce sont des tentes et du gibier. Et ils sont bien plus heureux ainsi. »
Ce discours est rejeté par Johnny Saganash, qui connaît les deux modes de vie. « Il faut aller de l’avant et penser à l’avenir, dit-il. Les tipis, c’est fini! » Rien pour convaincre Mathew Wapachee. Le regard triste et las, celui-ci parle de la terre de ses ancêtres, où il a appris à piéger, à chasser et à pêcher avec son père, mais qu’il va bientôt devoir quitter. La paix des braves? « L’entente est signée, on ne peut pas revenir en arrière, lâche-t-il. L’objectif est d’offrir une vie meilleure à nos enfants. J’attends de voir. »