Christian Lemay, président de la maison d’édition de jeux Scorpion masqué, est un passionné de jeux de société. Il en mange : « Comme joueur, j’aime tout ! Aussi bien m’amuser et déconner avec Miss Poutine — un jeu d’ambiance farfelu — que m’asseoir et accélérer ma calvitie en m’arrachant les cheveux sur un jeu de stratégie. »

En 2006, alors qu’il enseigne la littérature au cégep de Sherbrooke, il décide de transformer sa passion en gagne-pain. Il fonde sa maison d’édition et publie J’te gage que…, un jeu tout droit sorti de son imagination. Le succès est instantané. Plus de 22 000 exemplaires sont vendus en un an et 60 000 après cinq ans, soit 12 fois plus que les ventes habituelles d’un jeu populaire sur le marché québécois.
La réussite commerciale de J’te gage que… permet au jeune enseignant, alors âgé de 27 ans, de prendre congé de sa salle de classe pour s’installer dans son sous-sol. Depuis, c’est là qu’il planche sur les nouveaux jeux qu’il publiera.
Pour assurer la pérennité du Scorpion masqué, Christian Lemay se lance à l’assaut du Vieux Continent. Il court alors les salons internationaux de jeux allemands et français, et jette les bases des partenariats qui lui permettent aujourd’hui de vendre ses jeux dans les pays francophones européens, ainsi qu’en Allemagne, en Italie, en Espagne, en Pologne et aux États-Unis.
À l’exception de l’éditeur Gladius, rares sont ceux qui vendent la majorité de leurs produits dans la province. Gladius réussit ce tour de force en misant sur les jeux grands publics inspirés d’émissions télévisées populaires, comme La classe de 5e, Atomes crochus, On connaît la chanson, Le Cercle ou The Price Is Right. Les autres éditeurs québécois n’ont d’autre choix que d’être présent à l’étranger. C’est le cas de MJ Games, de FoxMind et de Filosofia, l’éditeur francophone du classique Les Colons de Catane.
Europe ou États-Unis ?
Danielle Charbonneau est coordonnatrice de la section jouets et jeux à Option consommateurs. Selon cette spécialiste, les éditeurs québécois — « reconnus pour leur créativité » — n’ont d’autre choix que de viser l’étranger s’ils veulent survivre.
Plusieurs optent pour l’Europe plutôt que pour notre voisin du Sud. « Ce n’est pas facile aux États-Unis. Les jeux doivent être simples, les explications courtes et avoir un contenu prétendument éducatif », explique Danielle Charbonneau.
L’éditeur FoxMind s’intéresse justement aux marchés américain et canadien. Fondateur et président de cette entreprise israélo-canadienne qui s’est établie au Québec en 2003, David Capon admet que les défis sont importants : « Pour y arriver, nos jeux sont publiés minimalement en anglais et en français. Il nous arrive même de les publier en espagnol pour rejoindre encore plus de joueurs aux États-Unis. »
Au cours des dernières années, la concurrence des livres électroniques a poussé les librairies à diversifier leur offre de produits. « Elles ont presque toutes une section destinée aux jeux », souligne David Capon. Il cite en exemple le géant canadien Indigo — propriétaire des librairies Chapters et Coles — et, au Québec, des librairies Renaud-Bray, Archambault et Raffin.
Les portes des géants nord-américains de la distribution — Wal-Mart, Target, Costco et Toys “R” Us — restent généralement fermées aux éditeurs de petite taille. Là réside leur principal défi, selon David Capon. « C’est le paradoxe de l’œuf et la poule : il faut que le jeu soit un succès pour se retrouver là où il pourrait se vendre le plus. »
Manque de structure
L’industrie québécoise manque encore de structure. Par exemple, aucune association ne représente la dizaine d’éditeurs québécois établis et il est quasi impossible d’obtenir des données et des statistiques sur l’industrie. « Pour le moment, chaque éditeur est habitué à fonctionner tout seul », constate Catherine Goldschmidt, une consultante en jeux qui est à l’origine de plusieurs initiatives visant à promouvoir le jeu de société.
Elle a créé en 2009 les prix Trois Lys qui récompensent les meilleurs jeux de l’année destinés aux enfants, au grand public et aux passionnés. Ils se veulent les humbles équivalents québécois du Spiel des Jahres (Allemagne) et l’As d’Or (France), les deux prix les plus prestigieux du secteur.
« La remise des Trois Lys est le seul moment de l’année où on peut voir l’ensemble des éditeurs de jeux réunis au même endroit », dit-elle.
Catherine Goldschmidt, qui coordonne également l’espace Juste pour jouer du festival Juste pour rire, estime que le manque de cohésion des éditeurs freine le développement de la jeune industrie. « Cette façon de faire leur nuit énormément. S’ils se tenaient tous la main, ils comprendraient l’avantage qu’ils en tireraient. Il m’arrive de leur dire : “Si vous voulez grandir, il faut avoir une perspective marketing pour l’ensemble de l’industrie.” »
Selon elle, l’industrie québécoise devrait s’inspirer de ce qui se fait à l’étranger. Elle pourrait, par exemple, mettre sur pied un salon mondial du jeu. Catherine Goldschmidt cite l’exemple des Allemands — champions toutes catégories des jeux de société — qui accueillent chaque année deux événements d’envergure: le Salon international du jouet de Nuremberg et l’Internationale Spieltage d’Essen. « C’est un peu ce que nous souhaitons faire cette année avec l’expérience de Juste pour jouer », dit-elle.
D’autres initiatives pourraient être envisagées pour mousser l’intérêt des joueurs. « En France, il est de mise d’inscrire le nom de l’auteur sur la boîte, un peu comme en littérature. Du coup, si un auteur de jeux de société est bon, les gens vont attendre le prochain », dit-elle. Ainsi, en Europe, les joueurs attendent avec impatience le prochain jeu de Bruno Cathala, Reiner Knizia ou Richard Garfield, comme les lecteurs attendent le prochain roman de Dan Brown ou de Stephen King.