Le secret des employés heureux

Le bonheur au travail, c’est possible: nous l’avons rencontré. Une nouvelle génération de patrons se soucie du bien-être psychologique des employés.

Aires de repos, déjeuners gratuits, bureaux décorés d'aquariums géants... La «ministre du bonheur» de Crakmedia, Claudia Martel, veille au bonheur de tous. (Photo: Louise Bilodeau)
Aires de repos, déjeuners gratuits, bureaux décorés d’aquariums géants… La «ministre du bonheur» de Crakmedia, Claudia Martel, veille au bonheur de tous. (Photo: Louise Bilodeau)

« Depuis trois ans, je n’ai pas perdu un seul employé à cause de recruteurs externes », dit Simon De Baene, PDG de la société de génie logiciel GSOFT. C’est que depuis 2010, l’entrepreneur de 31 ans s’est donné pour mission de faire du bonheur de ses employés une priorité. « Ma meilleure décision d’affaires ! »

Ce « missionnaire du bonheur » — l’expression est de lui — a mis en place plusieurs pratiques originales pour rehausser le bien-être physique et psychologique du personnel. Outre les horaires flexibles et le gymnase aux frais du patron (plutôt typiques des entreprises du secteur des technologies de l’information), GSOFT loue une maison à Prague — l’an dernier, c’était Barcelone —, qui sert de bureau-satellite. « Ça permet à nos employés de concevoir des projets innovants et d’y travailler sans être dérangés », explique Simon De Baene, qui emmène chaque année ses 140 employés pour un party de Noël de trois jours à l’étranger — depuis 2011 : Las Vegas, New York, Miami, Punta Cana et Varadero, et une croisière dans les Caraïbes en 2016.

Ce « cordonnier bien chaussé » a également conçu un logiciel servant à sonder les humeurs et les intentions de tous. Ce logiciel, commercialisé sous le nom d’Officevibe, qui permet de mesurer le bonheur des employés selon 10 critères, est même devenu un des produits phares de GSOFT. « Il est possible d’avoir des entreprises prospères qui cultivent le bonheur de leurs employés », affirme Simon De Baene, qui profite de toutes les tribunes pour « évangéliser » les autres patrons.

« La préoccupation pour le bonheur des employés s’installe partout, dit Martine Hébert, vice-présidente principale de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante. C’est même “la” tendance en matière de ressources humaines. » Une tendance également observable parmi les 20 entreprises finalistes québécoises du palmarès des Leaders de la croissance de L’actualité dévoilé en octobre.

Au sein des sociétés américaines et françaises, on voit apparaître des postes de « directeur du bonheur » ou « chief happiness officer », dont la tâche vise d’abord à s’assurer du degré d’engagement, de motivation et de bonheur des employés. Dans l’entreprise de marketing Web Crakmedia, l’adjointe à la haute direction est même surnommée la « ministre du bonheur » en raison du soin qu’elle met à voir au bien-être de tous.

(Photo: Louise Bilodeau)
(Photo: Louise Bilodeau)

Le secteur des nouvelles technologies est en plein essor. Depuis 20 ans, les boîtes d’informatique, de multimédia et de marketing Web se livrent une concurrence acharnée pour attirer leurs employés, tous très jeunes, hyper-spécialisés et très mobiles. Et les retenir : car la sélection, l’embauche et la formation d’un nouvel employé coûtent presque l’équivalent d’une année de salaire aux entreprises. Elles redoublent donc d’efforts pour leur offrir des avantages et un milieu de travail attrayants.

« Mais à mon avis, c’est moins une question de concurrence que de génération. Nos employés sont jeunes et leurs attentes sont très différentes vis-à-vis de l’emploi », dit Simon De Baene, digne représentant de cette génération née entre 1980 et 2000, surnommée génération Y par les sociologues. Ces gens-là ne travaillent pas seulement pour la paye : ils désirent s’investir dans ce qu’ils font, ils n’aiment pas du tout les rapports hiérarchiques et ils veulent des patrons qui s’occupent d’eux.

Cette « maladie du bonheur » se répand dans toutes sortes d’entreprises qui n’ont rien à voir avec la haute technologie.


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Louis Lachapelle, PDG d’A+ Entrepreneurs généraux, se dit « obsédé par le caring », un concept de soins globaux issu du milieu infirmier, mais qu’il applique à ses propres employés (menuisiers, plombiers, etc.). Dans l’industrie de la construction, les relations de travail sont souvent dures et le taux de roulement du personnel — le plus élevé au Québec — frôle les 55 %. L’approche atypique de Louis Lachapelle a fidélisé son personnel, qui lui est très loyal. « On veut prendre soin de nos employés. Qu’est-ce qu’on fait pour les aider ? » demande l’entrepreneur de 34 ans, qui a profité du creux hivernal pour louer une auberge à Val-David deux jours et y inviter tous ses employés et leur conjoint.

Simon de Baene, PDG de GSOFT. Faire du bonheur de ses troupes une priorité a été sa «meilleure décision d'affaires». (Photo: Christian Blais)
Simon de Baene, PDG de GSOFT. Faire du bonheur de ses troupes une priorité a été sa «meilleure décision d’affaires». (Photo: Christian Blais)

Chez Spray-Net, franchiseur en peinture extérieure établi à Boucherville, l’approche est moins structurée, mais on cultive une ambiance d’équipe très intense. « Il faut que tout le monde ait l’impression de travailler dans le même sens, que chacun fasse sa part et qu’il tire une reconnaissance de nos réussites », dit le PDG, Carmelo Marsala, 30 ans, qui pousse ce souci au point d’embaucher ses nou­veaux employés d’abord pour leur potentiel d’intégration à l’équipe plutôt que pour une compétence particulière, qui, soutient-il, « devient vite dépassée de toute manière ».

Ce sont les progrès réalisés en matière de psychologie organisationnelle qui sont à l’origine de cette préoccupation pour le bonheur des employés.

LAT16_EMPLOYES_exergueAu début des années 1970, les psychologues américains Edward L. Deci et Richard M. Ryan formulent les bases théoriques de la science de la motivation, qu’ils appellent « théorie de l’autodétermination ». « Avant eux, on croyait que les employés étaient motivés par l’argent ou le sens du devoir », dit Jacques Forest, professeur-chercheur à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM, psychologue et conseiller en ressources humaines agréé. Deci et Ryan montrent que la source de motivation réside plutôt dans la satisfaction de trois besoins psychologiques essentiels : ceux de la compétence (je suis bon), de l’autonomie (je maîtrise mon destin) et de l’affiliation (j’appartiens à un groupe). « Ce sont des besoins fondamentaux et univer­sels, qu’on trouve tant chez le salarié que chez l’étudiant, l’athlète olympique, l’artiste ou le soldat. »

Selon Jacques Forest, l’argent et la motivation sont deux besoins très distincts. L’argent est important pour assurer le confort. Il est même la première motivation des employés mal payés, puisque les besoins de base ne sont pas remplis. « Mais une fois que la rétribution est correcte, dit-il, l’argent ne change presque rien à la motivation ou au degré de bonheur. Et c’est une erreur trop fréquente en entreprise de croire que des récompenses et des primes mirobolantes produiront des résultats extraordinaires. En général, c’est même presque toujours l’inverse. Ça contredit tout ce qu’on sait en psychologie organisationnelle. »

Si l’on adhère à cette nouvelle logique, des avantages sociaux traditionnels, comme les primes au rendement, le régime de retraite, les plans d’achat d’actions ou la couverture de santé, font tout simplement partie de la paye et couvrent les besoins primaires de l’employé — ceux de son confort et de son niveau de vie. C’est une condition sine qua non du bonheur des employés mal payés, dont le salaire parvient difficilement à combler les besoins. Quant aux employés satisfaits, ils vont certes continuer de demander plus, mais cela aura très peu d’incidence sur leur niveau de bonheur. Pour voir à celui-ci, il faut trouver autre chose.

« L’engagement des employés, c’est quelque chose que la PME suscite spontanément plus facilement, dit Martine Hébert. En PME, les gens sont proches de leur employeur et de leurs collègues. L’initiative des employés est encouragée et leur compétence individuelle ressort davantage. »

LAT16_EMPLOYES_04_ORIGINALE 800pxDiane-Gabrielle Tremblay, professeure à l’École des sciences de l’administration de la TÉLUQ et spécialiste en gestion des ressources humaines, en économie et en sociologie du travail, observe souvent le contraire. Nombre de grandes entreprises, ministères ou établissements importants pratiquent une hiérarchie rigide et une philosophie de gestion à flux tendus, avec le moins de personnel possible. Elle cite le cas des infirmières des hôpitaux : « On voudrait qu’elles repoussent leur âge de la retraite de 65 à 67 ans, mais on ne se demande même pas pourquoi elles veulent toutes partir à 60 ans. C’est bête, parce qu’elles ont toutes la vocation, et ce qui manque, c’est d’abord la reconnaissance ! » Mme Tremblay se désole que Statistique Canada ne fasse plus d’efforts pour étudier l’état d’esprit des salariés, alors qu’elle avait entrepris de le faire de 1999 à 2006.

Les connaissances en matière de psychologie organisationnelle ont avancé au point que l’on peut mesurer l’intangible bonheur. Outre les données indirectes — taux d’absentéisme, de roulement, d’épuisement professionnel, âge moyen de la retraite —, les psychologues ont créé des questionnaires qui sondent les humeurs et les réactions du personnel, aidés en cela par divers logiciels de gestion de la motivation !

« Le bonheur, il faut que ça donne quelque chose à l’entre­prise. Ce n’est pas une fin, c’est un moyen, explique Jean-Nicolas Reyt, professeur adjoint de comportement organisationnel à la Faculté de gestion Desautels de l’Université McGill. Le resto gratuit chez Google, ce n’est pas pour que les employés mangent : c’est pour qu’ils travaillent mieux. »


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« À un moment donné, comme entrepreneur, on finit par comprendre que nos employés ne viennent pas juste pour le muffin », dit Nicolas Chrétien, PDG de Crakmedia.

Comme toute bonne entreprise de haute technologie, cette boîte du quartier Nouvo Saint-Roch, à Québec, bichonne son personnel : bureaux magnifiques décorés d’aquariums géants, cafetière dans chacune des cinq aires de repos, bière les vendredis, déjeuners gratuits, alouette ! « Mais ça, j’appelle ça de l’“hygiène”. Les employés s’atten­dent à ça ; ce n’est pas ce qui les rend heureux », affirme Nicolas Chrétien, qui s’est inquiété en 2015 de voir plafonner le taux de roulement du personnel à 28 %, malgré tout ce qu’il dépensait en extras.

(Photo: Louise Bilodeau)
(Photo: Louise Bilodeau)

Nicolas Chrétien change alors radicalement d’approche. Sans pour autant renier ce qu’il appelle l’« hygiène », il s’atta­che à prendre le pouls des aspirations de chacun, et institue un processus d’évaluation constante des résultats. Les effets ne se font pas attendre : le taux de roulement passe de 28 % à 20 % en 2016. « La reconnaissance et la bonne vieille tape dans le dos, c’est plus efficace que le muffin gra­tuit ou la télé de 52 pouces en cadeau à Noël, dit-il. Nos employés veulent du défi et avoir l’impression de réaliser quel­que chose. Ce qui est essentiel, c’est la cohésion de l’équipe. »

Cet accent mis sur le bien-être psychologique des employés suppose un nouveau genre de leadership, moins directif et nettement plus à l’écoute du personnel, et surtout plus bienveillant.

Lorsque Marc-André Garand arrive à la tête d’Équation humaine, en 2014, cette boîte de marketing Web du quartier Saint-Henri, à Montréal, subit un très fort taux de roulement, de l’ordre de 60 % par an. À la suite de consultations, il le réduira de moitié assez rapidement en introduisant un train de mesures : présence d’animaux domestiques au bureau, déjeuners gratuits, travail par tâches, télétravail. Mais surtout, il revoit complètement les horaires pour réduire les périodes de pression intense. « Il a mis fin aux bourrées de fin de contrat qui nous obligeaient trop souvent à travailler jusqu’à 2 h du matin un vendredi soir ou toute une nuit pour terminer un projet. Ça n’arrive pres­que plus, dit Nadine Lessard, conseillère principale aux comptes majeurs. Et quand ça se produit, les employés sont invités à prendre une demi-journée, voire une journée de repos. »

Reste la question qui tue : cette obsession pour le bonheur et la motivation ne serait-elle qu’un vulgaire subterfuge pour ne pas payer les employés autant qu’on le devrait ? Selon les spécialistes en ressources humaines, les employés ne sont jamais dupes : malgré tous les à-côtés offerts, un bon salaire demeure la première condition du bonheur.

Ensuite, tout dépend de la façon dont l’employeur amène la chose, selon Jean-Nicolas Reyt : « Si un employeur offre un baby-foot à ses employés, il y a deux manières de réagir : “Mon patron m’aime” ou “Mon patron va vouloir que je reste tard”. Comme toute chose en ressources humaines, la vérité est strictement affaire de perception. »