Le prochain Québec inc.

Ils prennent plus de risques, sont plus ouverts sur le monde… et ont souvent plus de difficulté à décrocher un emploi à la hauteur de leurs compétences. Résultat : les immigrants sont plus enclins à se lancer dans les affaires que les autres Québécois. Et ils changent le visage de l’entrepreneuriat au Québec.

Photos: Rodolphe Beaulieu

Elle cherchait simplement un café où étudier à Saint-Hyacinthe. Mais une fois attablée dans le seul des environs — une franchise sans âme —, Lorena Meneses Urrea n’a pas ouvert ses livres ; elle a rédigé un plan d’affaires. Deux ans plus tard, la femme de 27 ans boit ses lattés à deux coins de rue de là, au Mareiwa, son café.

En Colombie, terre natale de Lorena, mareiwa signifie « bonheur ». Un nom bien choisi, car dès qu’un client pousse la porte, l’entrepreneure l’accueille avec un grand sourire tout en pommettes. Mais la véritable source de joie ici est le café. Lorena achète les fèves vertes directement de fermiers colombiens, puis les torréfie à Saint-Hyacinthe. Les notes de malt et de chocolat noir présentes dans chaque tasse ont fait maints convertis, et ont convaincu une quarantaine d’épiceries de la Montérégie de tenir le café en grains de Lorena sur leurs étagères.

« J’ai toujours voulu mon endroit à moi », dit-elle. Et ce rêve, bien des Québécois le partagent. Pas celui d’ouvrir une buvette, mais de devenir son propre patron. Selon l’Indice entrepreneurial québécois 2016, un sondage annuel commandé par l’organisme de réseautage d’affaires Réseau M, 21 % des adultes envisagent de créer une entreprise au cours de leur vie. C’est trois fois plus qu’en 2009, première année où a été publié le rapport. L’entrepreneuriat serait même le premier choix de carrière des jeunes dans la province !

« Avant, au Québec, on voyait les entrepreneurs comme des escrocs ou des exploiteurs », note Louis Jacques Filion, un professeur retraité de HEC Montréal qui continue d’étudier le monde des affaires. « Aujourd’hui, ce sont des vedettes. » Ils attirent les foules dans les conférences et défilent sur les plateaux de télévision. Qui aurait cru, il y a 10 ans, qu’une émission comme Dans l’œil du dragon dépasserait des cotes d’écoute de un million ?

La comparaison avec le star-system ne s’arrête pas là. Comme lui, l’entrepreneuriat fait beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. L’an dernier, à peine 9,8 % des Québécois ont effectué des démarches pour démarrer leur entreprise, qu’il s’agisse d’élaborer un plan d’affaires, de concevoir un prototype ou d’amasser de l’argent.

Les causes de ce fossé entre les ambitions et les actions sont multiples, explique l’un des auteurs de l’Indice, Mihai Ibanescu : crainte de l’échec, fonds insuffisants, incapacité de trouver une bonne idée, manque de temps. « Ce qui est juste une façon différente de dire “procrastination”. »

Année après année, un groupe surpasse toutefois le reste de la population, que ce soit pour les intentions, les démarches ou la propriété (voir le tableau au bas de l’article). Ce groupe, ce sont les immigrants.

Le phénomène n’est pas unique au Québec. « Ailleurs au Canada et aux États-Unis, les nouveaux arrivants sont aussi presque deux fois plus actifs dans l’entrepreneuriat que les natifs », souligne Mihai Ibanescu. De façon générale, ils possèdent une meilleure tolérance au risque, ont davantage d’ambitions internationales et sont plus enclins à racheter des entreprises existantes. Les immigrants seraient-ils nés avec la bosse des affaires ?

Oui, croit François Gilbert. Le réseau d’investisseurs qu’il dirige, Anges Québec, tient régulièrement des soirées où les PDG de cinq jeunes pousses tentent d’obtenir des fonds — l’équivalent de l’émission Dans l’œil du dragon, caméras en moins. « Y a toujours deux ou trois immigrants qui présentent leur projet. Et on parle de qualité, là, pas juste de quantité ! »

À ses yeux, les nouveaux arrivants et les entrepreneurs partagent le même ADN. « Par nature, ils refusent le statu quo. Ils regardent leur vie et disent : c’est pas ça que je veux. » L’un quitte son pays, l’autre démarre son entreprise, mais tous deux prennent un risque énorme dans l’espoir d’un avenir meilleur. Ainsi, « chaque immigrant qui débarque au Québec a un potentiel d’entrepreneuriat plus élevé que la moyenne », dit François Gilbert.

N’empêche, bon nombre ne se lanceraient peut-être pas dans les affaires s’ils avaient davantage d’options professionnelles, soutient Liette Lamonde, directrice générale de la Fondation Montréal inc. Son organisme, qui accompagne chaque année une centaine de jeunes entreprises prometteuses, connaît bien la réalité des entrepreneurs immigrants ; en 2016, ils représentaient 42 % de sa clientèle. « Chercher un emploi, quand tu as un nom à consonance étrangère, c’est difficile. » Sans parler de la reconnaissance des diplômes. Tant et si bien que, pour eux, « choisir l’entrepreneuriat est parfois plus simple que de se trouver une job ».

Oui, nombre de nouveaux arrivants ouvrent des restaurants, des petits commerces ou offrent des services d’entretien ménager. « Ils ont souvent des idées d’affaires géniales, mais c’est plus facile d’acheter un dépanneur », s’attriste l’entrepreneure d’origine haïtienne Vickie Joseph. Pour contrer ce problème, elle a cofondé en 2012 le Groupe 3737, un incubateur et accélérateur d’entreprises destiné aux membres de la diversité culturelle. Formations, fonds de démarrage, mentorat : tout est fait pour les aider à « innover, car c’est comme ça qu’on crée de la richesse ». Et beaucoup y parviennent.

Le laboratoire de Bioastra, à Montréal, est haut en couleur. Des chercheurs ukrainien, syrien, français et chilien, entre autres nationalités, y conçoivent les matériaux de demain. Un muscle artificiel, un tissu qui refroidit le corps et un liquide capable de filtrer le pétrole ne sont que quelques-unes des inventions de l’équipe multidisciplinaire. Mais la personne la plus colorée est de loin la patronne des lieux, Sumitra Rajagopalan, 42 ans.

Cette chimiste d’origine indienne, qui voit ses 20 employés comme sa « famille », rappelle une maman bienveillante avec sa petite taille et ses formes rondes. Derrière cette douceur apparente se cache toutefois une entrepreneure redoutable au parler tranchant. « On va avoir une réunion tout à l’heure et je vais crier », annonce Sumitra en souriant, insatisfaite des progrès réalisés sur les prototypes au cours des dernières semaines.

Son français, impeccable, est l’une des six langues qu’elle maîtrise, fruits d’une jeunesse passée à suivre ses parents diplomates aux quatre coins de la planète. Après que ceux-ci furent retournés vivre en Inde, elle a déménagé au Canada pour étudier à l’Université de Montréal, en 1998, et n’est jamais repartie.

« Tous les immigrants, même dans les sociétés les plus accueillantes, doivent créer leurs propres occasions, croit Sumitra. C’est l’histoire de l’immigration. » Jusqu’à présent, elle s’en tire plutôt bien. Bioastra figure au 13e rang du classement des Leaders de la croissance 2017 de L’actualité et brasse des affaires sur trois continents, avec une liste de clients qui comprend le constructeur automobile GM, la pharmaceutique GlaxoSmithKline et l’agence spatiale russe.

Malgré ce succès international, un marché résiste encore et toujours à l’entrepreneure : celui du Québec. « Il y a un grand malaise quand je participe à un cocktail ici. Pas pour des raisons d’ethnies — les gens sont très accueillants —, mais parce que j’ai une personnalité très forte, horrible, même. » Elle affiche ouvertement ses ambitions, énormes, ce qui est souvent « perçu négativement » dans la province. Résultat : Sumitra peine à s’y bâtir un réseau.

En affaires, connaître des personnes, et de préférence les bonnes personnes, peut faire toute la différence entre la réussite et l’échec. Particulièrement dans le secteur du commerce avec les entreprises, où la relation de confiance entre l’entrepreneur et l’acheteur s’avère parfois aussi déterminante que le prix. « Ce n’est pas pour rien que tu emmènes tes clients au hockey, jouer au golf, voir des concerts », note le spécialiste du réseautage Winston Chan. Et dans ce jeu de charme, ce chiropraticien de 37 ans affirme que les immigrants commencent avec un sérieux handicap.

Winston Chan sait de quoi il parle. Né de parents chinois, il a dû apprendre le français et se familiariser avec la culture québécoise par lui-même, en plus de surmonter les préjugés qui accompagnent son appartenance à une minorité visible. « Quand je suis arrivé à la Jeune Chambre de commerce de Montréal, en 2004, c’était blanc. Une clique de chums. Ça m’a pris trois fois avant de réussir à me faire élire au C.A. On ne parle pas des Chevaliers de Colomb, là ! »

Pour aider à percer les codes du Québec, Winston Chan donne des cours de réseautage conçus spécialement pour les immigrants à HEC Montréal. Il milite aussi afin de faciliter leur accès aux programmes de soutien aux entrepreneurs, ceux-ci nécessitant pour la plupart de posséder la résidence permanente. « Il la faut même pour passer à l’émission des dragons ! » s’indigne-t-il.

En d’autres termes, le groupe le plus entreprenant du Québec est souvent contraint à autofinancer ses projets d’affaires. Imaginez son potentiel s’il recevait un coup de pouce additionnel !

C’est ce que tente la France depuis deux ans avec une initiative au nom typiquement français, le French Tech Ticket. Ce programme déroule le tapis rouge aux jeunes pousses, où qu’elles soient sur la planète, pour les attirer dans l’Hexagone. Bourse de 45 000 euros, demande de résidence accélérée, espace de bureau et accompagnement dans un incubateur ne sont que quelques-uns des avantages offerts. À ce jour, 93 entreprises en démarrage issues de 40 pays, dont le Canada, en ont profité.

Kyle Boulay et Wolf Kohlberg, fondateurs de Bus.com
Kyle Boulay et Wolf Kohlberg, fondateurs de Bus.com (Photo: Rodolphe Beaulieu)

Wolf Kohlberg, un Allemand de 31 ans passionné par l’organisation de voyages, aurait certainement pu postuler. C’est plutôt à Montréal qu’il a cofondé Bus.com, un service en ligne qui permet de noliser des autobus. Un marché peu sexy, certes, mais dont la valeur mondiale de quatre milliards de dollars a convaincu des investisseurs de verser cinq millions de dollars américains à l’entreprise au printemps dernier.

Dans les bureaux à aires ouvertes de Bus.com, une quarantaine d’employés assis à de longues tables en bois pianotent sur leurs Mac tandis que deux chiens zigzaguent entre leurs jambes. Une vraie start-up, quoi ! Celle-ci n’existerait probablement pas si Wolf Kohlberg n’était pas venu étudier à Montréal. Car c’est ici, en constatant la difficulté de sortir de la ville sans automobile, qu’il a eu son idée d’affaires. « Quand tu t’installes dans un nouveau pays, il y a plein d’inconnues, de problèmes, et c’est à toi de te débrouiller, de trouver des solutions, souligne Wolf. Ça ressemble beaucoup à l’entrepreneuriat. »

Yanick Landry ne connaît pas Wolf, mais il se reconnaît dans ses paroles. Il y a deux ans, ce Québécois est déménagé à Shanghai, en Chine. D’abord employé dans une grande agence de pub, il a rapidement démissionné pour cofonder EVO Intelligence, une boîte d’intelligence artificielle. Aujourd’hui, il est catégorique : « Si j’étais resté au Québec, je n’aurais jamais eu d’entreprise. »

Ce linguiste de formation ne manquait pourtant pas d’idées ou d’ambitions dans la province. Sauf qu’il y avait aussi un bon boulot, des amis et de la famille à voir les soirs et fins de semaine… « Quand tu es dans tes vieilles pantoufles, tu n’as pas envie de courir des risques. »

En 2011, l’Indice entrepreneurial québécois relevait d’ailleurs que ceux qui quittent le Québec sont deux fois plus portés à se lancer dans les affaires que ceux qui y restent. Le phénomène n’a pas été étudié davantage, mais pour Yanick Landry, immigrer aura été l’équivalent d’enfiler une nouvelle paire de lunettes. « Je vois des occasions partout. » Lorsqu’il remarque un espace commercial libre, il pense à le louer. Quand il peine à trouver un produit à Shanghai, il envisage de l’importer pour le vendre.

« Le plus fou, c’est que l’entreprise que j’ai ici, j’aurais très bien pu la lancer au Québec. » Et cela aurait probablement été plus facile qu’en Chine !

La bosse des affaires

Ont l’intention de se lancer dans les affaires
Population adulte : 21 %
Immigrants : 32,3 % (+ de 50 % pour les immigrants de moins de 45 ans !)

Ont entrepris des démarches
Population adulte : 9,8 %
Immigrants : 17,5 %

Sont propriétaires d’entreprises
Population adulte : 7,8 %
Immigrants : 8,3 %

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      « De façon générale, ils possèdent une meilleure tolérance au risque, ont davantage d’ambitions internationales »

      Le Canada compte 22% d’immigrants. L’un des plus hauts niveaux au monde. Or, les 3/4 des exportations canadiennes vont dans un seul pays: les États-Unis.
      Si cette immigration avait autant d’ambitions internationales que vous le dites, le Canada n’aurait pas qu’un seul client.

      Il n’y a pas de contradiction; des immigrants entrepreneurs qui ont des ambitions internationales peuvent très bien vendre leurs produits et services aux États-Unis.

      Et s’il est vrai que les États-Unis constituent notre principal marché d’exportation, les entreprises canadiennes font des affaires avec la quasi-totalité des pays du monde, comme en témoignent les données du ministère de l’Innovation, des Sciences, et du Développement économique du Canada: http://bit.ly/exportations

      C’est un peu normal non?

      Bien sûr, le Canada pourrait se diversifier un peu plus mais nous avons le privilège de partager nos frontières avec le plus puissant pays capitaliste de la planète, alors pourquoi ne pas en profiter? Plusieurs autres pays dans le monde envient notre position stratégique.

      « sont plus ouverts sur le monde », Que qui ?
      Que les « de souche » ? J’espère que ce n’est pas ce que vous vouliez dire. D’ailleurs, sur quoi vous basez vous pour quantifier « l’ouverture sur le monde » ?
      Euh… Marc André Sabourin, pas très professionnel comme attitude journalistique.

      Dans mon article, la définition du mot «immigrant» est celle utilisée par l’Institut de la statistique du Québec et désigne une personne née à l’étranger de parents non canadiens.

      Selon cette définition, un homme né au Pakistan qui réside au Québec depuis 10 ans est un immigrant. Ses enfants, s’ils sont nés au Québec, ne sont toutefois pas des immigrants. Dans tous les cas, cet homme et ses enfants sont, bien entendu, des Québécois.

      Donc, pour répondre à votre question, les immigrants sont plus ouverts sur le monde que les Québécois nés au Québec.

      Je ne décrie pas la fibre entrepreneuriale des immigrants.
      Je vais simplement intervenir sur 3 aspects :
      -1-Il est nocif et pervers de catégoriser immigrants et Québécois. Une fois ici, les immigrants sont minimalement Canadiens et, on l’espère, Québécois;
      -2-le phénomène décrit n’est pas lié à l’immigration, mais aux sociétés d’origine : la plupart des immigrants québécois proviennent de sociétés qui, en raison de leur intégration tardive dans la mondialisation ont conservé le modèle de la petite entreprise. Ils arrivent dans une société postindustrialisée qui l’a anéantie, l’a ni plus ni moins qu’excisée chez ses citoyens de plusieurs générations et est en train de s’en repentir. Alors, pour les immigrants québécois, l’élan entrepreneurial s’additionne à l’opportunité actuelle. Chez ceux que l’auteur distingue comme Québécois (je présume d’origine- ce qui est une lecture sociohistorique tronquée) l’opportunité est là, mais moins l’élan;
      -3-À partir de là,il faut comprendre qu’il convient non seulement de faciliter les opportunités aux immigrants québécois, mais aussi de redonner l’élan à tous les Québécois.
      Sinon, et c’est ce qui se passe, c’est le retour du bon vieux complexe d’infériorité « Né pour un petit pain »…
      C’est particulièrement maladroit de la part de l’auteur de l’avoir insinué.

      J’aimerais citer madame Rajagopalan
      « Il y a un grand malaise quand je participe à un cocktail ici. Pas pour des raisons d’ethnies — les gens sont très accueillants —, mais parce que j’ai une personnalité très forte, horrible, même. »

      Lorsque vous avez vu (à la télé) des gardiens de sécurité gérer l’accès des foules aux trains en Inde, avec des baguettes de 6 pieds qu’ils utilisent pour de vrai, vous vous dites, est-ce que tant de « violence » est nécessaire?
      Cette propension qu’ont les québécois, à ne pas aimer faire de la peine, et que les « énergiques » nous reprochent de plus en plus, n’est pas forcément un défaut.