Les changements climatiques menacent l’érable à sucre au Québec

L’arbre qui fait le bonheur et l’honneur des Québécois éprouve du mal à s’adapter à un climat de plus en plus chaud dans son aire de distribution naturelle. Des scientifiques se portent à sa rescousse, notamment en l’aidant à migrer !

Photo : Stéphanie Forcier / Laboratoire des Technologies de la Biomasse

« Tu te promènes, tu penses qu’il se met à pleuvoir, mais c’est des excréments qui te tombent dessus ! » Chantal Ouimet, propriétaire de la cabane à sucre L’Hermine, à Havelock, en Montérégie, me raconte les soucis que lui causent les spongieuses depuis deux ans. 

Ces grosses chenilles poilues d’origine européenne ont été introduites en Amérique du Nord en 1869, par un entomologiste français qui espérait en faire des vers à soie. Elles dévorent les feuilles avec une avidité telle qu’elles peuvent déshabiller une forêt en deux mois — d’habitude de mai à juin. Une seule colonie compte des millions de sujets par hectare. « Les troncs grouillent, littéralement », illustre l’acéricultrice.

Lors de ma visite chez elle en décembre, les chenilles faisaient dodo dans leurs œufs, bien cachées sous des branches et du mobilier extérieur en attendant le printemps. Seules des feuilles à moitié grignotées au sol témoignaient du carnage. « Il n’y en avait pas une seule assez belle pour servir de décoration dans mes présentoirs de produits », soupire Chantal Ouimet, qui a repris avec son mari et sa sœur l’exploitation fondée par son père en 1963.  

C’est la deuxième fois en 15 ans que la famille de producteurs de sirop d’érable subit une invasion de ce genre. L’autre coupable était la livrée des forêts, une chenille indigène qui s’attaque aux érables de la même manière. En principe, les arbres s’en remettent, mais de nombreux travaux indiquent que le stress engendré par des phénomènes météorologiques extrêmes — le verglas, les vents violents et les canicules, par exemple — les rend désormais moins résistants aux assauts des champignons et des insectes.

La multiplication de ces aléas inquiète de plus en plus les acériculteurs : 43 % d’entre eux anticipent une baisse de rendement d’ici 30 ans, et la moitié estiment qu’il est pressant de trouver des solutions, selon un sondage réalisé en 2018 par Ouranos, un consortium de recherche sur la climatologie régionale et l’adaptation aux changements climatiques.

Christian Messier, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la résilience des forêts face aux changements globaux et copropriétaire d’une cabane à sucre à Lac-des-Plages, entre Mont-Tremblant et Montebello, ne se raconte pas d’histoires. « Ma famille et moi gérons notre érablière en ayant en tête que d’ici 50 ans, il n’y aura peut-être plus d’érables », dit le professeur à l’Université du Québec en Outaouais. Ainsi, il y a sept ans, il a commencé à intégrer d’autres essences d’arbres sur sa terre pour préserver au moins le milieu forestier.

Dominant dans le paysage de la zone tempérée nordique — soit le territoire du sud du Québec et du nord-est des États-Unis —, l’érable à sucre joue plusieurs rôles fondamentaux dans la culture et l’économie. Non seulement il fournit un bois de qualité au commerce du sciage, mais en plus, il est le roi de l’acériculture, sa sève étant plus concentrée en sucre que celle des autres sortes d’érables. « Plus important encore, il a une fonction sociale unique parmi toutes les espèces : grâce à lui, depuis des générations, des milliers de familles et d’amis se rassemblent au printemps », souligne Sergio Rossi, ingénieur forestier et professeur à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC), au Saguenay. 

Introduit dans la vie des colons de la Nouvelle-France grâce aux Iroquois, le sirop d’érable québécois représente aujourd’hui un marché de 800 millions de dollars. Quelque 11 300 producteurs acéricoles fournissent les trois quarts du sirop en circulation sur la planète. Depuis la crise sanitaire, les exportations sont en hausse de 25 % à 50 % vers certains pays, et les ventes sur le marché local ont bondi de 20 %, précise Serge Beaulieu, président des Producteurs et productrices acéricoles du Québec (PPAQ). « Aucune autre filière agricole ne se développe comme la nôtre en ce moment. »

Cette envolée pourrait néanmoins être freinée par les sécheresses à venir, qui s’annoncent aussi catastrophiques que celle ayant décimé des dizaines, voire des centaines de millions d’arbres en Europe centrale depuis 2018, prévient Christian Messier, dont les travaux sur la saine gestion des forêts lui ont valu d’être cité l’an dernier dans un rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. « L’absence de précipitations a été l’élément déclencheur, mais ça a aussi rendu les forêts plus vulnérables aux attaques des insectes. Je crains une hécatombe semblable dans nos érablières, surtout dans l’extrême sud du Québec. »

Photo : Marianna Armata / Getty Images

Dans le secteur de Mirabel, au nord de Montréal, des acériculteurs ont perdu une bonne partie de leur érablière à la suite d’une épidémie de livrées des forêts, il y a quatre ans. Dont les propriétaires de l’entreprise Les Sucreries Jetté — La Mirablière, qui ont dû raser 3 000 érables morts. « Et ce n’est pas fini, on continue de couper à blanc », se désole Judith Jetté, codirigeante de l’exploitation maintes fois primée pour la qualité de son sirop. Les vagues de chaleur intense et les précipitations records ayant sévi dans la région au cours des dernières années ont-elles rendu les arbres moins résistants ? « Ça n’a sûrement pas aidé », juge la productrice. « D’habitude, on perd de 1 % à 2 % de nos arbres par année pour cause naturelle, et là, depuis l’invasion, on est autour de 4 % à 5 %. »

L’incidence des bouleversements climatiques sur le rendement et la qualité du sirop d’érable intéresse de plus en plus les scientifiques — une première chaire de recherche consacrée à l’industrie acéricole vient même d’être créée à l’Université de Sherbrooke. Il faut dire que les mystères à percer sont nombreux. « Tout le monde a ses hypothèses, mais à vrai dire, on ne sait pas encore quels facteurs climatiques ont un impact sur le déclenchement et la durée de la coulée, ni pourquoi certaines années la sève est moins sucrée », observe l’ingénieur forestier Michael Cliche, qui est retourné à la maîtrise pour creuser ces questions, tout en gérant les deux érablières de sa famille en Beauce. Il est l’un des rares producteurs à recueillir encore une partie de leur eau d’érable à la chaudière, comme ça se faisait avant l’arrivée des systèmes de tubulure, dans les années 1980.

L’influence des températures hivernales sur la viabilité de l’acériculture l’intrigue. Certains travaux indiquent que des chutes importantes du mercure entre novembre et janvier incitent l’érable à concentrer davantage de sucre dans sa sève — ledit sucre agissant comme un antigel —, ce qui engendrerait des coulées de meilleure qualité au printemps. « Mais comme les hivers se réchauffent, les mauvaises récoltes pourraient être plus fréquentes à l’avenir », prévient-il. Depuis 1960, la température moyenne s’est en effet réchauffée de trois degrés dans le sud du Québec pendant la saison froide, selon des analyses faites notamment par François Brissette, spécialiste en hydroclimatologie au Département de génie de la construction de l’École de technologie supérieure.

Les sécheresses pourraient également nuire au rendement, estime Michael Cliche, car les érables accumulent moins de sucre lorsque l’eau se fait rare — l’énergie qu’ils réussissent à stocker est d’abord consacrée au feuillage, à la croissance et à la production de samares. « Fournir du sirop est le cadet de leurs soucis ! »  

Dans ses « forêts intelligentes » munies de capteurs et de senseurs, le professeur Sergio Rossi se penche de son côté sur le gel printanier, un phénomène dévastateur en agriculture, dont la fréquence a augmenté ces dernières décennies. « En France et en Italie, c’est devenu un gros problème pour les producteurs de fruits et les vignerons », dit-il.

Pour sauver nos forêts de tous ces dangers, il faut diversifier davantage les érablières, dont la plupart sont des monocultures à 95 %.

Le gel tardif fait des dégâts à la suite d’hivers doux et secs, comme celui de 2020-2021. La neige fond vite, le sol se réchauffe plus tôt et les arbres se dépêchent de transformer en carburant le sucre « antigel » dont ils avaient bourré leurs cellules dès les premiers frissons d’automne, histoire de prendre du coffre et de produire des feuilles. « Mais tout à coup, le mercure descend sous zéro, comme c’est arrivé en mai dernier, explique Sergio Rossi, et les pousses dépourvues de leur manteau de sucre meurent. » D’autres feuilles finiront par repousser durant l’été, mais au prix d’un réinvestissement d’énergie qui amputera les réserves de l’arbre.

Des scénarios plus encourageants sont néanmoins sur la table du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs. « J’étais beaucoup plus inquiet pour l’érable à sucre il y a 20 ans, à l’époque où on mesurait les dégâts causés par les pluies acides », affirme Louis Duchesne, chercheur en écosystèmes et en environnement. Pendant la seconde moitié du XXe siècle, les précipitations chargées de dioxyde de soufre et d’oxydes d’azote émises par l’industrie lourde ont lessivé les éléments nutritifs des sols, au grand malheur des érables, qui ont besoin d’un terreau riche. Le dépérissement s’est toutefois atténué depuis que le Canada et les États-Unis se sont entendus pour réduire les polluants atmosphériques, en 1991.

L’ingénieur forestier croit même que l’espèce pourrait vivre un âge d’or dans l’avenir, puisque les changements climatiques rendront plus hospitaliers des territoires qui sont en ce moment trop froids pour elle. « L’expansion vers le nord est entamée depuis les années 1970, les inventaires forestiers le démontrent », dit-il. Ainsi, d’ici 2080, on pourrait trouver des érables jusqu’à la Baie-James — 600 km au-delà de leur répartition actuelle, située au sud d’un axe allant du Bas-Saint-Laurent au Témiscamingue, avec quelques spécimens parfois plus au nord. 

Des doutes persistent malgré tout sur leur capacité à migrer assez rapidement pour éviter les désastres environnementaux, leurs samares se dispersant à pas de tortue. De plus, la forêt boréale, avec son armée de conifères, n’est pas très accueillante envers les érables, puisque son épais tapis d’aiguilles au sol complique la germination des graines.

Qu’il y ait expansion ou non, Louis Duchesne évalue que la hausse prévue des moyennes de température ne nuira pas aux érables et à l’acériculture — sauf dans l’extrême sud. « Leur saison de croissance pourrait même compter 30 jours de plus ; ils atteindraient alors plus vite le diamètre requis pour commencer à être entaillés. » Par ailleurs, le réchauffement favoriserait aussi la fertilité des sols, la chaleur accélérant la décomposition des minéraux dont se nourrissent les arbres. « Le garde-manger des érables serait mieux garni, ce qui favoriserait la production de sucre », estime le chercheur.

Ces hypothèses optimistes ne tiennent cependant pas compte des dévastations causées par des phénomènes météorologiques extrêmes. Dans l’espoir d’en minimiser la portée, des expériences de migration assistée avec des érables de provenances différentes sont en cours, notamment au laboratoire de Sergio Rossi. « Par exemple, on sait que les érables qui poussent dans le sud du Québec se réactivent plus tard au printemps, ce qui les rend moins susceptibles de souffrir des gels tardifs, puisqu’ils ne se sont pas encore tout à fait débarrassés de leur “manteau” lorsque ceux-ci surviennent », explique l’expert de l’UQAC. On pourrait donc tenter de les faire prospérer dans des zones plus froides que leur lieu d’origine pour voir s’ils échappent au gel printanier. D’autres chercheurs font également des essais avec des érables poussant dans des endroits plus chauds et secs que le Québec, comme le Minnesota, afin d’évaluer si ces sujets résisteraient mieux aux vagues de chaleur plus fréquentes.

Des approches intéressantes, juge Christian Messier, mais qui ne protégeront pas les arbres des assauts de bibittes exotiques — l’un des plus grands périls pour les érablières. Les conséquences peuvent être tragiques, car les espèces non indigènes bénéficient souvent de l’absence de prédateurs naturels. « Chaque fois qu’un conteneur de marchandises arrive d’Europe ou d’Asie, le risque qu’un insecte étranger détruise nos forêts nous pend au bout du nez », dit le scientifique. Il redoute en particulier la longicorne asiatique, un petit coléoptère friand du bois de l’érable à sucre et de l’érable rouge. « Déjà présent aux États-Unis, il remonte tranquillement vers le Québec. »

Pour sauver nos forêts de tous ces dangers, il faut diversifier davantage les érablières, dont la plupart sont des monocultures à 95 %. « L’idée est d’introduire des essences dont les caractéristiques ne sont pas les mêmes, par exemple la tolérance à l’ombre, la vitesse de croissance et les besoins en éléments nutritifs », explique Christian Messier. Ainsi, il y a moins de compétition entre les espèces pour accéder aux ressources. Les bactéries présentes sur les feuilles sont également plus variées, ce qui rend les arbres plus résistants au stress climatique, aux maladies causées par des champignons et aux attaques des insectes.

Avec son équipe, le chercheur met au point un outil informatique qui permettra de calculer la diversité des essences d’une forêt et d’établir son indice de vulnérabilité. Reste à convaincre les acériculteurs d’adopter cette approche, qui implique de sacrifier une partie de leur érablière — idéalement autour de 30 % — pour faire de la place à d’autres essences.

Le président des PPAQ, Serge Beaulieu, reconnaît les problèmes majeurs que peut générer la monoculture, legs de « vieilles mentalités » perdurant dans le milieu. Il défend de son côté une occupation de 10 % à 15 % d’espèces compagnes dans les érablières. La décision est tout de même difficile à prendre pour les acériculteurs, qui sont incités à entreprendre des actions dont les fruits ne seront pas mesurables avant 100 ans. « Nos grands-pères exploitaient les érablières pour avoir une réserve de sucre — les enjeux n’étaient pas les mêmes. Mais maintenant, les producteurs comprennent de plus en plus que ce sera payant à long terme d’entretenir leur forêt comme un jardin. »

Stéphanie Laurin, présidente de l’Association des salles de réception et érablières commerciales du Québec, et copropriétaire du Chalet des Érables, à Sainte-Anne-des-Plaines. Photo : D.R.

Des cabanes chambranlantes

Pour Chantal Ouimet, de la cabane à sucre L’Hermine, en Montérégie, les grandes tablées de 275 personnes, la ferme avec les petits animaux, les promenades en traîneau à cheval, c’est chose du passé. « Ça fait de la peine à mes clients, mais je ne vois pas le jour où on pourra revenir à ce modèle. » L’an dernier, elle s’est résolue à vendre ses quatre percherons — il ne reste que Momo le poney. 

La grande pièce ornée d’un foyer en pierre qui accueillait autrefois les amateurs de fèves au lard s’est transformée en atelier de production, car depuis la fermeture forcée des salles à manger, en mars 2020, l’acéricultrice a reconverti sa cabane en entreprise de mets préparés et de produits de l’érable, distribués sur place, en ligne et dans les épiceries fines. Ses affaires roulent, mais elle fait souvent la popote jusqu’au petit matin. « On rouvrira sans doute un jour, mais pour des groupes réduits, sans le flafla autour. »

Chantal Ouimet fait tout de même partie du club des chanceux parmi les quelque 200 propriétaires de cabanes à sucre de type restaurant que comptait le Québec avant la pandémie. Depuis, au moins une trentaine ont mis la clé sous la porte pour de bon, faute d’avoir pu mener leurs activités pendant le temps des sucres, selon l’Association des salles de réception et érablières commerciales du Québec (ASEQC). Une cinquantaine d’autres ont décidé de renoncer au service de repas pour se concentrer sur la production de sirop. C’est donc environ 40 % des érablières qui n’offrent plus l’occasion aux Québécois et aux touristes de se sucrer le bec sur place. 

« Une chance que mon conjoint a un bon emploi, parce que je travaille bénévolement depuis la COVID — y a pas une cenne qui rentre », témoigne Stéphanie Laurin, présidente de l’ASEQC et propriétaire avec son père du Chalet des Érables, à Sainte-Anne-des-Plaines. Avec une capacité d’accueil de 1 500 personnes, sa cabane est l’une des plus grosses de la province. Les frais fixes pour entretenir l’érablière, qui abrite entre autres des manèges, un train sur rail et une foire, s’élèvent à 60 000 dollars par mois. « Si quelqu’un nous offrait le gros prix, on tirerait la plug. Mais ça n’arrivera pas, alors tous les jours, on essaie de trouver une nouvelle bonne idée. »

C’est justement grâce à elle et à Sylvain Arsenault, président de l’agence de communication Prospek, qu’est née Ma cabane à la maison, une initiative qui a permis aux acériculteurs de vendre des repas traditionnels en ligne l’an dernier, à défaut de pouvoir tirer profit d’une saison normale. Beaucoup étaient au bord du gouffre quand Stéphanie Laurin les a contactés pour les convaincre d’embarquer. « On ne savait pas du tout si ça allait marcher, mais pour nous, c’était quitte ou double », raconte l’entrepreneure, qui a fait venir à crédit l’équivalent de 60 camions-remorques de matériel — boîtes, isolants, contenants… « Mon père voulait m’arracher la tête ! »

Mais le succès a été fulgurant : 12 millions de dollars de repas vendus le premier mois. Un baume en cette époque si difficile. « On ignore ce qui nous attend, mais on sent que les Québécois sont prêts à s’unir pour sauver ce qu’il reste des cabanes. » De plus, en 2021, le gouvernement a reconnu le temps des sucres comme élément du patrimoine immatériel du Québec. Des aides financières de l’État et diverses mesures d’accommodement ont été mises en place. « Ça nous a permis de retrouver notre fierté et de mesurer l’attachement des gens envers nos entreprises. »