Les nouveaux philanthropes

Fini l’époque des chèques en blanc ! Des PPP sociaux de la Fondation Chagnon à la mission spatiale de Guy Laliberté, la philanthropie se transforme au Québec comme ailleurs. Place aux philanthrocapitalistes.

Bill Gates - Photo : Manish Swarup / AP / PC
Bill Gates – Photo : Manish Swarup / AP / PC

Milliardaire, sexy et aventurier : le héros de la nouvelle série télé américaine The Philanthropist, diffusée sur NBC et, au Canada, sur Global, n’hésite jamais à mouiller sa chemise pour une bonne cause. Qu’il s’agisse de vaincre la disette en Haïti, de livrer des vaccins au Nigeria ou de reconstruire le système d’irrigation du Cachemire, cet entrepreneur fortuné ne se contente pas de signer des chèques, il s’implique pour changer le monde. Improbable mélange de Guy Laliberté, d’André Chagnon et de James Bond, ce personnage hollywoodien n’en est pas moins un vrai « nouveau » philanthrope, engagé et efficace.

Oubliez les bonnes œuvres des dames patronnesses et la charité de grand-papa. À l’heure où les gouvernements se serrent la ceinture, le monde de la bienfaisance a accompli une véritable révolution, tant aux États-Unis et au Canada qu’ailleurs dans le monde. Les philanthropes d’aujourd’hui veulent en avoir pour leur argent – soit des résultats concrets, mesurables et durables. Surnommés « philanthrocapitalistes », ils appliquent le modèle de l’entreprise privée aux organismes de bienfaisance, investissant des millions de dollars en santé, en éducation, en environnement ou pour réduire la pauvreté. Figure de proue : Bill Gates, l’ex-patron de Microsoft, désormais philan­thrope à temps plein, qui dirige la plus grande fondation de la planète (30 milliards de dollars, auxquels s’ajoutent 37 milliards alloués par Warren Buffett, un autre milliardaire américain).

Ses émules québécois suivent la même logique. Avec sa fondation One Drop, Guy Laliberté, directeur fondateur du Cirque du Soleil, se veut un « acteur de changement et d’influence ». Il s’attaque au problème de l’accès à l’eau potable sur la planète (voir « La Cirquanthropie à l’œuvre »). Quant à André Chagnon, ex-patron de Vidéotron aujourd’hui à la tête de la plus importante fondation caritative au Canada (1,4 milliard de dollars de capital), il confie volontiers que tout ce qu’il a appris dans le monde capitaliste lui sert dans celui de la philanthropie.

Et la crise financière dans tout ça ? Selon une étude menée en juillet dernier par Barclays Wealth (filiale de gestion de fortune de la banque britannique Barclays) auprès de 500 grands donateurs américains et britanniques, ceux-ci n’avaient pas réfréné leurs ardeurs philanthropiques au cours des 18 mois précédents (75 % n’avaient pas diminué leurs contributions, 26 % les avaient aug­mentées). La moitié des répondants esti­maient même que la crise avait accru leur responsabilité sociale. Reste à savoir si ce sentiment va durer. « Les nouveaux philan­thropes se retrouvent aujourd’hui devant un dilemme, dit le sociologue Victor Armony, professeur à l’UQAM. Nombre d’entre eux ont vu fondre leur fortune avec la crise et seraient tentés de moins donner. Tout en sachant que s’ils donnent moins, leur image publique – et donc leurs affaires – risque d’en souffrir. »

Pas besoin toutefois de collectionner les millions pour être philanthrope. Longtemps réputés chiches en la matière – parce qu’ils considéraient que la charité était du ressort de l’Église ou de l’État -, les Québécois donnent de plus en plus aux œuvres de bienfaisance. « C’est au Québec que l’on observe la plus forte hausse », dit Marcel Lauzière, PDG d’Imagine Canada, qui étudie l’activité des organismes caritatifs au pays. « De 2004 à 2007, la valeur des dons des Québécois a grimpé de 24 %. » Pour atteindre un total de 1,17 milliard, sur les 12 milliards versés par l’ensemble des Canadiens en 2007.

Si les Québécois demeurent deux fois moins généreux que les autres Canadiens (220 dollars par an en moyenne, contre 437), la philanthropie n’en est pas moins en train de creuser sa place dans la province. Les fortunes familiales, les entreprises florissantes et les fondations y sont plus nombreuses que jamais : le Québec comptait 1 807 fondations en 2007 – une augmentation de 11 % par rapport à 2004 -, sur un total de près de 14 000 organismes caritatifs (toujours selon Imagine Canada). Et comme le note Gil Désautels, vice-président de Ketchum Canada inc. (KCI), société-conseil en philanthropie, les « mégadons », supérieurs à 500 000 dollars, sont en hausse.

De plus en plus organisé, le monde de la collecte de fonds a lui aussi bien changé. Exit les sempiternels tournois de golf et autres soupers de bienfaisance cinq services – qui sont de moins en moins populaires. « Aujourd’hui, ce sont les défis sportifs qui ont la cote », observe Daniel Asselin, président fondateur du cabinet-conseil en collecte de fonds Épisode, qui se présente comme un « vieux routier du quêtage professionnel ». Plus jeunes et plus en forme, les nouveaux entrepreneurs ont le goût de s’impliquer activement. La récente campagne de la Fondation de l’Hôpital régional de Saint-Jérôme, organisée par Épisode, était ainsi axée sur l’ascension du Kilimandjaro (Tanzanie), que les participants effectueront en octobre prochain. Plus de 100 personnes – des gens d’affaires de Saint-Jérôme, surtout – se sont présentées, alors qu’il faut débourser environ 6 000 dol­lars pour le voyage et amasser 10 000 dollars pour la Fondation.

Les pros du don ont également diversifié leurs méthodes de sollicitation. Le versement en ligne est aujourd’hui banal et on ne compte plus les causes humanitaires qui ont leur page dans Facebook ou Twitter. Les partenariats commerciaux (ou marketing social) se sont eux aussi mul­tipliés : en achetant telle boîte de céréales ou telle bouteille de vin, vous sou­tenez telle ou telle cause. La Fondation québécoise du cancer du sein est l’une des plus visibles en la matière (avec son fameux ruban rose) : elle a des partenaires aussi variés qu’Ultramar, Jean Coutu, Bell ou Oasis. Moyens de faire vendre plus de pro­duits tout en donnant bonne conscience au client, ces partenariats sont toutefois décriés par certains experts, qui déplorent qu’ils réduisent la philanthropie à une vulgaire transaction commerciale.

La ligne entre philanthropie d’entreprise et commandite est d’ailleurs devenue très mince. « La philanthropie stratégique telle qu’on la pratique aujourd’hui se situe quelque part entre les deux », dit Gil Désau­tels, de KCI. La plupart des entreprises veulent que leur don soit reconnu et bien mis en évidence. « Pour la majorité, c’est de la philanthropie intéressée, dit Daniel Asselin, d’Épisode. Car la culture philan­thropique est encore jeune au Québec. » Certains, pourtant, s’enorgueillissent d’accom­plir des gestes purement altruistes, comme Gaz Métro, qui vient de remporter l’un des Prix de l’entreprise citoyenne 2009. Le nom des donateurs n’apparaît en effet nulle part sur les lieux de son 80, ruelle de l’Avenir, destiné aux jeunes d’un quartier défavorisé de Montréal (voir « Gaz Métro et sa ruelle »).

N’empêche que, pour une grande société, il est presque devenu obligatoire de « redonner à la collectivité », d’avoir une « responsabilité sociale » et d’être une « entreprise citoyenne ». A fortiori dans un contexte de crise. L’élaboration d’un projet philanthropique fait d’ailleurs partie désormais de tous les bons plans de communication. Car les entreprises ont beau vouloir se montrer généreuses, cette générosité sert aussi – d’abord ? – leurs intérêts. Non seulement en raison des avantages fiscaux (crédits d’impôt) liés à la philanthropie, mais également de l’image flatteuse qu’elle leur procure auprès de leurs employés, partenaires et clients.

S’ils ne sont pas dupes des véritables intentions des philanthropes, les organismes bénéficiaires accueillent généralement avec gratitude les dollars de la philanthropie. Mais cet argent commence tout de même à susciter de la méfiance. La récente polémique autour des dons effectués par Hydro-Québec (deuxième donateur en importance au Québec, avec 25,9 millions de dollars annuels en dons et commandites en 2008, le premier étant le Mouvement Desjardins, avec plus de 80 millions en dons, commandites et bourses d’études en 2008) à des collèges privés montréalais a d’ailleurs mis en lumière les dérives possibles en la matière… et incité certains chefs d’entreprises privées à agir avec discrétion – de peur d’être à leur tour mis sur la sellette pour conflit d’intérêts, comme Thierry Vandal, PDG d’Hydro-Québec. « Cette histoire a créé dans l’esprit du public un amalgame qui fait mal à tout le secteur de la collecte de fonds », déplore Daniel Asselin, d’Épisode.

La Fondation Lucie et André Chagnon a elle aussi essuyé son lot de critiques cette année, en raison des « PPP sociaux », ou partenariats publics-philanthropiques, qu’elle a conclus avec Québec – pour une somme de plus d’un milliard de dollars sur 10 ans. Les milieux communautaire et syndical, entre autres, redoutent que la Fondation Chagnon n’impose ainsi ses vues au gouvernement (voir l’encadré « Un demi-milliard pour les jeunes ! »). Et que, du coup, celui-ci n’abdique ses responsabilités sociales.

Que veulent vraiment les philanthropes ? La controverse entourant la « mission sociale poétique » de Guy Laliberté, son coû­teux voyage dans l’espace – d’aucuns arguant qu’il aurait mieux fait d’investir les 35 millions de dollars de cette aventure spatiale pour construire des puits, si l’accès à l’eau lui tient réellement à cœur -, l’a rappelé : les philanthropes font des choix personnels et n’ont de comptes à rendre à personne. « Ce ne sont pas des élus, dit le sociologue Victor Armony. Ils ne sont donc redevables qu’à eux-mêmes. »