
La tour blanche, assortie d’un escalier extérieur en spirale, fait vaguement penser à la tour de Pise. Sauf que celle qui s’élève sur un site industriel appartenant à Gaz Métro, dans l’est de Montréal, est bien droite et dénuée de fenêtres. Ce ne sont évidemment pas des touristes qui circulent à l’intérieur. Plutôt du gaz naturel, essentiellement du méthane. Acheminé par une conduite au sommet de la tour, il descend les étages pour être progressivement refroidi jusqu’à − 162 °C. Lorsqu’il ressort tout en bas, il n’a plus de gaz que le nom. Il est devenu un liquide, inodore et incolore. On l’appelle « gaz naturel liquéfié », plus souvent « GNL », parfois « or bleu ». Grâce à lui, on espère donner un élan au développement du nord du Québec.
Et pas seulement à Gaz Métro, où l’on travaille d’ailleurs à tripler la capacité de l’usine. Un groupe mené par des capitaux norvégiens, Stolt LNGaz, s’apprête à construire une usine de liquéfaction de 800 millions de dollars dans le parc industriel de Bécancour, dans le Centre-du-Québec, d’une capacité trois fois supérieure à celle que construit Gaz Métro.
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Ce ne sont que deux exemples parmi d’autres. Les projets et complexes de GNL poussent un peu partout sur la carte du Québec. Pourquoi ce soudain enthousiasme ?
« C’est l’exploitation du gaz de schiste aux États-Unis qui a tout changé pour le Québec », explique Sylvain Audette, ancien cadre de Gaz Métro, aujourd’hui professeur et membre de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal.
Depuis le début des années 2010, le gaz de schiste américain coule à flots dans les conduites qui alimentent le Québec. « On a tellement de gaz en Amérique du Nord qu’on songe à en exporter », ajoute Sylvain Audette. Même le Saguenay, à 160 km du fleuve, a son projet de port d’exportation.
L’abondance a fait dégringoler le prix du gaz, presque au même moment où le prix du baril de pétrole atteignait, pour sa part, des sommets (au-dessus de 100 dollars le baril en 2012). « L’idée de liquéfier du gaz pour l’envoyer dans le Nord, afin de remplacer les produits pétroliers, devenait alors drôlement rentable », raconte Sylvain Audette.
Malgré la baisse du prix du baril de pétrole — il avoisinait les 45 dollars américains en août dernier —, les promoteurs du GNL au Québec demeurent optimistes. « Selon nos projections, nous pourrons battre les prix du diésel et du mazout », avance Rodney Semotiuk, directeur général de Stolt LNGaz.
À l’usine de LSR (liquéfaction, stockage et regazéification) de Gaz Métro, en activité depuis 45 ans, on stocke le gaz naturel dans deux immenses réservoirs de 48 000 m3, assez semblables à des réservoirs de pétrole. « Le gaz naturel sous forme liquide occupe 600 fois moins d’espace que lorsqu’il est sous forme gazeuse, ce qui facilite grandement son entreposage », explique l’ingénieur David St-Pierre, directeur des projets majeurs de GNL à Gaz Métro, en montant l’escalier menant au sommet d’un réservoir pour me montrer la vue, qui s’étend jusqu’au mont Saint-Hilaire. L’hiver venu, lorsque la demande d’énergie destinée au chauffage s’emballe, Gaz Métro regazéifie l’or bleu accumulé dans ses réservoirs et l’injecte dans son réseau de conduites souterraines, qui se déploie jusqu’au Saguenay.
Du haut du réservoir, on voit s’activer une dizaine de pelles mécaniques sur le terrain voisin, où se construit la nouvelle tour de liquéfaction. Les travaux — un investissement de 120 millions de dollars, dont 50 millions provenant d’Investissement Québec — devraient être terminés à l’automne 2016. Ce GNL n’attendra pas que l’hiver arrive : il sera chargé dans des camions-citernes et prendra la route vers le Nord.
« Construire un pipeline sur des centaines de kilomètres pour acheminer du gaz naturel vers des endroits isolés, où il n’y a qu’un ou deux clients au bout du tuyau, ça ne peut pas être rentable », explique Sylvain Audette. Le transport par camion, bien moins coûteux, permet d’alimenter des marchés de niche, selon les besoins.
C’est ainsi que du GNL partira vers les mines ou les usines de la Côte-Nord, pour remplacer le mazout dans les chaudières industrielles ou encore le diésel dans les génératrices. Du GNL pourrait même être transporté par voie maritime jusqu’aux Îles-de-la-Madeleine ou jusqu’aux villages du Nunavik non desservis par Hydro-Québec, et qui produisent leur électricité à l’aide de turbines au diésel.
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Il n’y a pas que le Nord qui s’y intéresse. Du GNL sera acheminé vers des stations de ravitaillement dans le sud du Québec, où des véhicules lourds, qui roulaient au diésel, viendront faire le plein de carburant. D’autres quantités alimenteront les moteurs de navires de commerce qui circulent sur le Saint-Laurent.

Non seulement les entreprises qui opteront pour le gaz naturel feront des économies, mais elles allégeront aussi leur empreinte environnementale, promet Gaz Métro. Et elle n’est pas la seule à faire cette promesse.
Le marché du carbone auquel participent le Québec, la Californie et maintenant l’Ontario est en effet une autre carte maîtresse des promoteurs du GNL. Les entreprises québécoises qui émettent plus de 25 000 tonnes de gaz à effet de serre (GES) par année — comme les sociétés minières, les raffineries ou les alumineries — devront bientôt payer pour les émissions de GES qu’occasionnent leurs activités. Or, pour une même quantité d’énergie libérée, la combustion du gaz naturel génère 25 % moins de GES que le diésel. Par rapport au mazout, l’économie est de 30 %.
Les promoteurs de GNL vantent les atouts de l’or bleu… au grand dam des environnementalistes, dont l’ancien ministre québécois de l’Environnement Daniel Breton. Selon eux, les promoteurs ne tiennent généralement pas compte des fuites de méthane qui peuvent survenir lors des forages ou sur le réseau de transport et de distribution du gaz naturel. Le méthane (CH4) est un gaz à effet de serre 34 fois plus puissant que le dioxyde de carbone (CO2), selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). « Quand du méthane parvient à s’échapper dans l’atmosphère avant qu’il soit brûlé, il annule les gains réalisés à la combustion », dénonce Daniel Breton.
Ces émissions fugitives, « c’est le talon d’Achille du gaz naturel », dit Sylvain Audette, de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie. Au-delà de 3 % de pertes, les bénéfices environnementaux du gaz naturel par rapport au diésel s’envolent.
Les fuites sont très difficiles à mesurer, dit Pierre-Olivier Roy, associé de recherche au Centre international de référence sur le cycle de vie des produits, procédés et services (CIRAIG), à l’École polytechnique de Montréal. Les différentes études qu’il a recensées font état d’émissions fugitives, pour le gaz de schiste qui arrive des États-Unis, se situant entre 2 % et… 8 % ! « Le réseau canadien est assez récent et il est raisonnable de penser que les émissions se situent sous 1 % », estime toutefois l’ingénieur.
Les risques d’accident préoccupent aussi certains observateurs. Quiconque a déjà emprunté la route 389, qui mène de Baie-Comeau à Fermont, peut avoir quelques sueurs froides en imaginant des camions-citernes chargés de GNL sillonner cette voie étroite et sinueuse. Gaz Métro se fait rassurante, et souligne que toutes les citernes qui transportent du GNL, que ce soit par bateau ou par camion, sont à double coque.
En cas de déversement, les risques d’explosion seraient limités par le fait que le gaz naturel ne peut s’enflammer que si sa concentration dans l’air se situe à entre 5 % et 15 %. « En plus, le méthane s’évapore dans l’atmosphère. Les cours d’eau et le sol ne seraient pas souillés, comme ça arrive avec les produits pétroliers », assure Martin Imbleau, vice-président au développement de l’entreprise et aux énergies renouvelables de Gaz Métro.
« N’oubliez pas qu’on ne ferait que remplacer des camions qui transportent déjà du diésel et du mazout vers la Côte-Nord », précise le vice-président.
Les volumes d’eau utilisée pour l’exploitation des gaz de schiste ternissent eux aussi l’image du GNL. Il faut en injecter de grandes quantités — additionnée de sable et de produits chimiques —, sous haute pression, pour arriver à fracturer le schiste. Les usines d’épuration municipales ne sachant que faire de ces eaux de procédé, celles-ci sont souvent réinjectées dans des puits désaffectés.
« L’industrie du gaz de schiste n’a pas mis en place des normes environnementales qui inspirent confiance jusqu’à maintenant. Mais si des normes étaient appliquées sérieusement, il y aurait possibilité de bien faire les choses », estime Pierre-Olivier Pineau, professeur et titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie, à HEC Montréal.
Un élément fait l’unanimité : le gaz naturel brûle sans générer d’oxydes de soufre (SOx) et en produisant très peu d’oxydes d’azote (NOx), des polluants acidifiants dont les effets se font sentir sur la santé humaine et les écosystèmes. Le diésel et surtout le mazout lourd en génèrent des quantités monstres.
Le Canada (comme certains pays d’Europe et les États-Unis) a adopté des normes très strictes qui forcent, depuis janvier 2015, les armateurs à réduire leurs émissions de SOx et de NOx lorsqu’ils circulent le long des côtes ou dans la voie maritime du Saint-Laurent. Parmi les solutions des armateurs : convertir leurs navires pour qu’ils brûlent du GNL plutôt que du diésel ou du mazout. « Il faut équiper le port de Montréal de stations de ravitaillement en GNL, ça urge », dit Martin Imbleau, de Gaz Métro.
Même s’il voit grand, le vice-président de Gaz Métro soutient qu’il ne vise, avec le GNL, qu’à desservir un marché de niche. « On ne veut pas remplacer l’hydroélectricité, dit-il. Seulement, on ne peut pas faire rouler un camion de marchandises, actionner un porte-conteneurs ou chauffer du métal avec de l’électricité. On a encore besoin de carburant et le gaz naturel est la meilleure option pour réduire nos émissions. »
Il reste que le GNL est considéré comme une énergie de « transition » par les analystes du domaine énergétique. Transition vers quoi ? « Vers les sources d’énergie renouvelable, répond Sylvain Audette. Certains appareils ne peuvent pas encore être alimentés à l’électricité, mais l’innovation n’a pas de limites. Pour l’instant, un des obstacles majeurs, c’est qu’on n’arrive pas à stocker efficacement l’électricité produite par les éoliennes ou les panneaux solaires. Mais on disait la même chose du gaz naturel à une certaine époque. On pensait que c’était impossible de le liquéfier et de le stocker. Voyez aujourd’hui. »
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Du GNL pour le Plan Nord
La nouvelle politique énergétique du Québec est attendue d’ici Noël. Selon le ministre de l’Énergie et des Ressources naturelles, Pierre Arcand, elle devrait faire la part belle au gaz naturel liquéfié (GNL).

De quelle façon le GNL pourrait-il contribuer à l’essor du nord du Québec ?
D’abord, les entreprises déjà établies sur la Côte-Nord pourraient profiter des avantages économiques et environnementaux du gaz naturel. Elles deviendraient plus concurrentielles. Ensuite, l’accès au GNL inciterait de nouveaux acteurs industriels à s’installer sur la Côte-Nord. Tout le monde nous parle de l’importance de favoriser la deuxième et la troisième transformation des ressources naturelles au Québec. L’accès au GNL pourrait donner l’élan nécessaire.
Québec irait-il jusqu’à permettre la construction de ports méthaniers pour exporter le gaz, comme souhaite le faire GNL Québec, à Saguenay ?
La première condition pour que ce type de projet aille de l’avant, c’est d’avoir l’appui de la population. GNL Québec a beaucoup travaillé pour rallier l’appui des différents acteurs de la région du Saguenay. Cela dit, le diable est dans les détails et il faudra connaître toutes les ramifications du projet avant de déterminer si on peut donner le feu vert.
La croissance de la part du GNL met-elle en péril la filière des biocarburants, produits à partir de résidus agricoles ou forestiers, par exemple ?
Ce qui fragilise la filière des biocarburants actuellement, c’est le prix du gaz, qui est au plus bas. Les carburants « alternatifs » peinent à lui faire concurrence, même s’ils sont plus avantageux sur le marché du carbone. Mais ils ont leur place. Le gouvernement du Québec continuera à favoriser le perfectionnement des technologies de production des biocarburants, pour qu’ils deviennent plus compétitifs. Par exemple, nous avons soutenu la Ville de Saint-Hyacinthe, qui, depuis novembre 2014, envoie tous ses déchets organiques vers une usine qui les transforme en biométhane.
La filière du gaz naturel pour l’industrie est bénéfique dans les conditions actuelles. Point. Mais comme c’est maintenant l’habitude, on mêle ici l’amont, l’aval et l’entre-deux; le gaz de schiste, le transport, la liquéfaction, la manutention et la combustion, en additionnant les risques et les impacts. Bien sûr, cette chaîne d’activités entraîne bien des risques et disons-le, une certaine peur. Or la peur est devenue le pivot de l’écologie bon teint. Si l’on tient vraiment à adopter une telle approche, il faudrait faire le même procès pour l’hydro-électricité: barrages destructeurs, accumulation du mercure, destruction des communautés, risque de tremblements de terre, perte du saumon, lignes de haute tension qui coupent le territoire et produisent des ondes magnétiques menaçant la santé et enfin, une source de chauffage de très faible rendement énergétique (plinthes électriques). Un gaspillage éhonté, devraient conclure ce mêmes observateurs qui se disent objectifs, parce que non scientifiques, qui voient dans le gaz naturel l’émanation d’une pensée satanique. Si nous les écoutions vraiment, selon les données disponibles, le nucléaire serait de loin la meilleures filière, en attendant que nous puissions faire la transition vers de nouvelles formes d’énergie…