Leur planète est vélo…

Du petit atelier où les vélos sont fabriqués à la main au géant qui délocalise sa production en Asie, le Québec produit d’excellents vélos, qui rivalisent avec les grandes marques mondiales. Rencontre avec sept piliers d’une industrie qui roule à plein régime.

 

Leur planète est vélo...
Photos: Martin Laprise

Du petit atelier où les vélos sont fabriqués à la main au géant qui délocalise sa production en Asie, le Québec produit d’excellents vélos, qui rivalisent avec les grandes marques mondiales. Rencontre avec sept piliers d’une industrie qui roule à plein régime.

 


argonArgon 18

(Montréal)
Vélos de route et de triathlon

– 25 employés
– Volume de production: de 6 000 à 10 000 vélos par an
– Coût des vélos: de 1 700 à 12 000 dollars

Pour Gervais Rioux, 51 ans, avoir sa propre marque de vélo était tout à fait naturel. L’ancien champion canadien, membre de l’équipe olympique à Séoul, travaille dans des magasins de vélos depuis l’adolescence. En 1990, en achetant la boutique en faillite Argon 18, il avait le rêve de vendre ses bicyclettes partout sur la planète. Aujourd’hui, plus de 65 % de sa production est écoulée à l’étranger, dans 38 pays.

Au début, le cycliste nouvellement retraité assemblait des vélos construits sur mesure par Marinoni ou Devinci dans le sous-sol de la boutique Cycles Gervais Rioux, boulevard Saint-Laurent, à Montréal. En 2001, Argon 18 est devenue l’une des premières entreprises cana­diennes à faire fabriquer des cadres en carbone en Asie. « C’est beau de tout faire localement, mais pour continuer de produire 10 000 vélos par an, je dois les faire fabriquer hors du Québec, sinon je risque de fermer. »

La mise en marché et la recher­che et développement font tout de même travailler 25 personnes à Montréal, dans l’atelier du quartier Parc-Extension. « Quand on a moins de monde, il faut être créatif et avoir des gens de qualité », dit le petit cycliste, habillé de rouge et de noir, les couleurs de la société. « Ce qui nous distin­gue dans le marché, ce sont nos vélos de triathlon. On a mis au point un concept unique de potence intégrée dans la fourche. »

Gervais Rioux visite l’usine où sont faits ses vélos, en banlieue de Shenzhen, cinq fois par année. « Avec l’Asie, on n’est jamais limités par le développement. Au début, on était des « ti-counes ». Notre première commande était de 150 fourches en carbone. Maintenant, on commande 15 % de la production de l’usine. »

Avec l’ancien coureur Steve Bauer, Gervais Rioux commandite la seule équipe continen­tale professionnelle du Canada, Spidertech, qui participera aux deux courses du Pro Tour à Mont­réal et à Québec en sep­tembre. Il rêve maintenant de voir ses vélos grimper le mont Ventoux au Tour de France. « On parle d’investissements dans les sept chiffres pour avoir sa propre équipe. Je ne miserais pas l’entreprise au casino pour être sur le Tour, mais d’une façon ou d’une autre, on va y arriver. Quand j’étais coureur, je ne voulais pas être un spectateur. C’est la même chose dans les affaires. »

 

garneauGarneau

(Saint-Augustin-de-Desmaures)
Vélos de route et de triathlon

– 450 employés
– Volume de production: confidentiel
– Coût des vélos: de 150 à 12 000 dollars

Devant la porte de l’usine Louis Garneau, à Saint-Augustin-de-Desmaures, près de Québec, deux lions chinois en pierre surveillent les allées et venues des visiteurs. À l’intérieur, de grands anges en plâtre veillent à côté du bureau du président, qui les collectionne.

Dans les affaires, Louis Garneau, 53 ans, a sa bonne étoile. L’an dernier, le cycliste français Thomas Voeckler a porté un maillot jaune de l’entreprise québécoise pendant 10 jours au Tour de France. Le précieux vêtement orné de l’autographe du coureur est en évidence dans la cafétéria de l’usine. « Mon rêve est d’avoir ma propre équipe dans trois ans », dit Louis Garneau.

La société est beaucoup plus connue pour ses accessoires liés au cyclisme que pour ses vélos. Jusqu’en 2000, ce volet ne faisait même pas partie des plans. Mais les deux fils de l’homme d’affaires, amateurs de vélo comme leur père, ont grandi – William a 22 ans et Édouard, 19 ans. Et il n’était pas question qu’ils roulent avec les produits de la concurrence.

Louis Garneau se spécialise maintenant dans les vélos de route et de triathlon. Des bolides nerveux, pour une stratégie d’affaires musclée. « On veut être la Ferrari du vélo. Pour l’instant, on vend au Canada seulement, mais on attaque le marché mondial cette année. »

Louis Garneau a six employés en Chine qui travaillent à temps plein à superviser la production chez les sous-traitants. « Ce pays est la plus grande usine du monde. Les Chinois sont les meilleurs. Je ne suis pas un raciste industriel. Les conditions de travail sont bien meilleures qu’auparavant. Et de toute façon, si on veut vendre des vélos à l’étranger, c’est la seule manière d’être rentable. »

Mieux encore pour l’entrepreneur, et à sa grande surprise, l’Asie est aussi devenue un marché important. Depuis 15 ans, il vend une licence à un fabricant japonais, qui imprime le nom de l’ex-cycliste sur ses cadres. Il y a ainsi plus de 700 points de vente Louis Garneau au Japon. « Quand je vais à Tokyo, je suis reçu en vedette et on me demande des autographes, dit-il. On est très populaires, parce que mon nom ressemble à celui de Louis Vuitton ! »

xprezoXprezo

(Bromont)
Vélos de montagne, de route, de cyclocross et vélocross (BMX)

– 8 employés
– Volume de production: 400 vélos par an
– Coût des vélos: de 2 300 à 7 500 dollars

Du blues joue à tue-tête dans le petit atelier étroit du boulevard de l’Innovation, à Bromont. Philippe Benoit, 32 ans, fabrique des vélos à l’aide de vieilles machines en fonte datant d’une autre époque. Ses bras musclés ont tenu des centaines de guidons. Alors que sur les routes du Québec la mode est au cadre en carbone, il façonne en moyenne un vélo par jour en acier, en titane ou en aluminium.

« On ne vend pas les produits les plus légers, mais ils sont les plus durables », affirme Hugo Bardou, 37 ans, propriétaire de Xprezo.

Les irréductibles Estriens de Xprezo se targuent d’être les seuls à construire tous leurs cadres au Québec. « Si un jour on fabrique des vélos en carbone, on veut être en mesure de tout faire ici et être capable­s de les réparer », dit le président.

Toutes les étapes de la production se font dans un rayon d’environ 100 km de l’usine. « On est à contre-courant des grands fabricants de ce monde », ajoute le dirigeant, qui teste personnellement tous les prototype­s. « En Asie, ils ne font pas des vélos aussi beaux que les nôtres ! »

L’authenticité a un prix. Xprezo peine à rentabiliser ses vélos. Concepteur mécanique de formation, Hugo Bardou gère aussi une entreprise de consultation en amélioration d’équipement mécanique. « C’est ce qui me permet de financer l’entreprise, dit-il. La concurrence est forte, même si notre produit se distingue. On se fait constamment comparer avec des géants américains. On n’a pas d’autre choix que d’être plus chers d’environ 15 %, mais ce sont des produits faits chez nous. Peut-être que notre vision est utopique, mais on y croit encore ! »

 

guruGuru

(Laval)
Vélos de route et de triathlon

– 45 employés
– Volume de production: de 1 500 à 2 000 vélos par an
– Coût des vélos: de 2 500 à 30 000 dollars

Quelques mois avant les Jeux olympiques de Sydney, en 2000, le triathlonien canadien Simon Whitfield se cherche une commandite de vélo et cogne à la porte de l’usine Guru. Financer des athlètes n’est pas dans les habitudes de la société lavalloise, l’une des rares en Amé­rique du Nord à fabriquer à la main des cadres en carbone. Mais bon, pourquoi ne pas encourager un jeune talent ontarien ?

À la surprise générale, Whitfield remporte la médaille d’or en Australie, sur un vélo Guru !

« C’était comme gagner à la loterie, raconte le responsable du marketing, Phil Pinsky. Cette médaille d’or nous a fait une publicité incroyable. »

L’entrée de l’usine, située dans le parc industriel de Laval, a des airs de studio de designer branché. Bar à café, boutique con­cept, écrans promotionnels : on en met plein la vue, à l’image des vélos Guru. Dans l’usine elle-même, la conception commence par une grande feuille noire de fibres de carbone tissées, qu’ensuite on coupe, chauffe, colle, peint… Au bout de la chaîne de production sort un bolide qui peut coûter jusqu’à 30 000 dollars.

Presque tous les cadres sont faits sur mesure, selon la position du cycliste. Mais pour la première fois cette année, Guru offre un vélo d’entrée de gamme de 2 500 dollars, fabriqué en Asie.

Plus de 90 % de la production est destinée au marché américain. « On est plus connus au Texas, en Californie et en Arizona qu’à Montréal », dit le gérant de la vente au détail, Yorick Caron.

L’entreprise a d’ailleurs gra­vement souffert de la crise financière aux États-Unis. En 2008, elle a frôlé la faillite. « L’économie était au bord du gouffre, alors qu’on venait tout juste de se faire construire une nouvelle usine », explique Phil Pinsky. Les vélos Guru sont des produits de luxe. Quand l’économie va mal, certains clients y pensent à deux fois avant d’acheter un vélo au prix d’une voiture…

marinoniMarinoni

(Terrebonne)
Vélos de route, de piste, de triathlon et de cyclotourisme

– 15 employés
– Volume de production: entre 800 et 900 vélos par an
– Coût des vélos: de 2 000 à 10 000 dollars

Dans l’entrée de l’usine Marinoni, à Terrebonne, dans la banlieue nord de Montréal, une affiche présente le fondateur, Giuseppe Marinoni, le regard grave, les bras croisés. « Ça fait 37 ans que j’envoie promener les clients », y lit-on.

Marinoni est la plus vieille fabrique de vélos du Québec. Même s’il crée encore des cadres de ses mains, Giuseppe Marinoni, le grand-père du vélo québécois, a maintenant passé les rênes à son fils Paolo, 42 ans.

Les collectionneurs s’arrachent les vieux modèles dans les sites Internet de petites annonces. La renommée des Marinoni vient du style classique de ces vélos de route en acier et en titane, faits à la main. Toutefois, la production des vélos d’entrée de gamme en aluminium, ainsi que des cadres en carbone, est maintenant délocalisée en Asie.

Malgré la réputation enviable de l’entreprise, 60 % des revenus proviennent de la distribution de pièces d’autres marques. « C’est dur de faire de l’argent en vendant des bicyclettes, concède Paolo Marinoni. On est chanceux, parce qu’il va toujours y avoir des gens qui veulent des vélos sur mesure, comme on les fait. »

L’homme d’affaires est fier de dépenser moins de 1 % de son budget en publicité. « Des multi­nationales vendent un cadre en carbone plus cher pour payer le marketing. Chez Marinoni, on ne fait pas payer pour le nom. On vend des vélos. »

 

devinciDevinci

(Saguenay)
Vélos de route, de montagne, hybrides et Bixi

– Entre 60 et 100 employés
– Volume de production: 30 000 vélos par an
– Coût des vélos: de 500 à 8 500 dollars

Au bout d’une longue rue dans une zone industrielle de Chicoutimi, l’usine Devinci, créée en 1987, tourne à plein régime. D’un côté, une dizaine de soudeurs travaillent sur des vélos de montagne haut de gamme à double suspension. De l’autre, les employés de la chaîne de montage Bixi s’appliquent à bâtir les vélos en libre-service qui prendront bientôt le bateau pour l’Angleterre.

Dès les années 1990, le président de Devinci, Félix Gauthier, voulait prouver qu’il était possible de fabriquer de l’équipement de loisirs dans sa région, le Saguenay. Plus de 20 ans plus tard, si la production de nombreux vélos de route et hybrides a été délocalisée en Asie, l’entreprise n’a pas ralenti le rythme de la fabrication maison. « Les avantages qu’il y a à fabriquer au Québec sont minimes, concède Félix Gauthier, 48 ans. Mais on demeure les maîtres du produit que nous vendons. »

L’entreprise a dépassé le stade artisanal depuis longtemps. Elle vend 65 % de sa production à l’extérieur du Canada, aux États-Unis et en Europe, notamment. Elle affronte les plus grandes marques de la planète sur un marché très compétitif. « On est un petit gros ! dit Félix Gauthier. Notre procédé est industrialisé et on investit énormément en recherche et développement. On souhaite augmenter le volume. Mais pour ça, il faut aller à l’étranger. Le marché canadien représente seulement 1 % du marché mondial. »

Calé dans un fauteuil de la salle de réunion de son usine, il souligne que les clients sont de moins en moins préoccupés par l’endroit où est construit un vélo. « C’est le prix qu’ils regardent. Si mes vélos sont plus chers que la marque populaire américaine Specialized, je n’en vendrai pas. » Et pour rivaliser avec les grands, il faut parfois apprendre quelques mots de mandarin. « Pour vendre un vélo moins de 700 dollars, c’est impossible de le fabriquer au Québec. »

En 2008, Devinci a gagné l’appel d’offres de la Ville de Montréal pour construire les Bixi à Chicoutimi. Une bénédic­tion pour l’entreprise, qui fait tout pour se dissocier de la zizanie politique entourant le vélo en libre-service. « Ce n’est pas facile de vendre des vélos au Québec. Le Bixi apporte la stabilité à l’entreprise. C’est un vélo très complexe, et per­sonne n’est capable d’accoter notre prix, même en Asie. »

opus-veloOpus

(Saint-Laurent)
Tous les types de vélos

– Une quinzaine d’employés
– Volume de production: 13 000 vélos par an
– Coût des vélos: de 100 à 6 500 dollars

En 1978, David Bowman, alors âgé de 28 ans, se rend à New York en autocar pour acheter une cargaison d’un tout nouveau produit, le cadenas en « U ». Il veut en faire le produit-vedette de l’entreprise qu’il s’apprête à fonder. Plus de 30 ans plus tard, Outdoor Gear Canada (OGC) est le chef de file au Canada en matière de distribution d’accessoires et de pièces de vélo. Elle livre les marques les plus prestigieuses d’un océan à l’autre.

Il y a une dizaine d’années, la demande de cadres en aluminium était grande et l’offre insuf­fisante, selon le responsable des ventes d’OGC, Sté­phane Lebeau, actuel champion du monde de vélo de piste. « Il ne nous manquait que les cadres, dit-il. On a décidé de lancer notre propre marque, Opus, en commençant par cinq modèles en aluminium. »

Maintenant, l’entreprise offre 92 modèles de toutes sortes : des vélos d’enfants, de montagne, de route, de cyclocross, de tourisme, et se spécialise en vélos urbains. « Comme moyen de transport, il y a un potentiel de croissance incroyable, remarque David Bowman. Chaque personne qui fait 10 km par jour en voiture est un client potentiel. »

Chez Opus, tout est fait en Asie. Selon Stéphane Lebeau, qui visite les usines deux fois par année en Chine, « l’expertise asia­tique est incroyable. La technolo­gie est aussi beaucoup plus poussée en Asie, parce que le volume de production est immense. »

Depuis cette année, 10 % du chiffre d’affaires d’Opus se trouve au Japon. Et David Bowman promet de conquérir la planète avec ses vélos. « Si on peut être au Japon, on peut aller plus facilement dans le reste de l’Asie, dit-il. L’ironie de la chose, c’est qu’on commande des pièces japonaises, qu’on les installe sur des cadres faits en Chine et qu’on renvoie tout ça au Japon ! »