Qu’en pensent les patrons ?

Création d’un répertoire de commerces locaux verts, flexibilité des vacances de la construction, adaptation des conventions collectives : le Conseil du patronat du Québec a beaucoup de suggestions pour relancer l’économie.

Yves-Thomas Dorval (crédit : L'actualité)

Le plan de réouverture de l’économie qui se met en branle aujourd’hui est le fruit d’une vaste consultation, et l’un des groupes qui ont pu bénéficier de l’oreille attentive du gouvernement est le Conseil du patronat du Québec (CPQ).

L’organisation, qui représente plus de 70 000 employeurs des secteurs privé et parapublic, a publié ses recommandations dans une « feuille de route ». La santé et la sécurité des travailleurs y sont clairement reconnues comme étant les priorités qui doivent guider la réouverture, mais d’autres suggestions sont plus controversées, notamment celle de pouvoir adapter les contrats de travail et les conventions collectives afin de tenir compte de la crise.

L’actualité s’est entretenu avec le PDG du CPQ, Yves-Thomas Dorval, afin de comprendre en quoi les suggestions de son organisation seraient bénéfiques et pour connaître ses impressions sur la réouverture de l’économie.

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L’une des inquiétudes du CPQ est que les entreprises étrangères reprennent leur production avant celles du Québec. En quoi cela pose-t-il un problème ?

Les entreprises québécoises exportent beaucoup, et c’est un marché très concurrentiel. Si, pendant une période donnée, des clients ne peuvent pas être alimentés par les entreprises québécoises, ils vont aller voir ailleurs. Et quand un concurrent a pris votre place, c’est difficile de le tasser. C’est vrai même sur le plan national ; le Québec alimente beaucoup le marché canadien, et si on n’est pas là, on va perdre notre place. C’est un élément important à considérer dans la réouverture de l’économie.

C’est donc une bonne nouvelle que le secteur manufacturier soit l’un des trois domaines, avec le commerce de détail et la construction, qui reprennent graduellement leurs activités à compter d’aujourd’hui ?

Oui. Mais en réalité, le secteur manufacturier n’a jamais complètement arrêté ses activités. Les opérations ont partiellement continué dans l’agroalimentaire, dans les pâtes et papiers, dans l’aluminium, entre autres. C’est une bonne chose sur le plan économique, mais aussi sur le plan sanitaire, parce que cela a permis d’acquérir les connaissances nécessaires pour élaborer les normes et pratiques qui devront être appliquées par les entreprises manufacturières qui rouvriront. C’est la même chose pour le commerce de détail, qui bénéficiera des apprentissages faits par les épiceries, les pharmacies et les dépanneurs au cours des dernières semaines.

Selon le CPQ, l’une des conditions importantes de la reprise des activités est la disponibilité de tests de dépistage rapide de la COVID-19 pour les travailleurs. Toutefois, ce n’est pas le cas à l’heure actuelle.

C’est un ingrédient important qui est absent pour le moment. C’est surtout vrai pour le domaine manufacturier. Si un cas de contamination survient et qu’il faut fermer la chaîne de production pour tout décontaminer, puis la repartir, ça peut devenir très coûteux.

Pensez-vous que certaines entreprises, face à un tel risque, vont préférer rester fermées ?

À cause de l’absence de tests, non. Mais pour d’autres raisons, oui. La réouverture va nécessiter d’investir dans de l’équipement de production, de revoir les horaires de travail pour éviter que trop de travailleurs soient présents en même temps. C’est normal, car il faut protéger les travailleurs, mais cela signifie que la productivité va diminuer et que les coûts de production vont augmenter. Pour certaines entreprises, ce ne sera pas rentable de reprendre leur activité dans ces conditions. Et même si la production est rentable, il faut encore avoir des clients. Prenez l’exemple d’une entreprise qui fabrique du rembourrage pour des sièges d’avions. Si les compagnies aériennes vont mal et n’achètent pas d’avions, c’est toute la chaîne de valeur, du grand constructeur jusqu’au petit fournisseur, qui sera touchée. D’ailleurs, le Canada devra réfléchir à ce qu’il fera pour ses compagnies d’aviation. Aux États-Unis et ailleurs dans le monde, des programmes d’aide ont déjà été annoncés, et l’aéronautique est une industrie très importante pour le Québec.

Par le passé, le CPQ a refusé de se prononcer sur une éventuelle politique gouvernementale d’achat local. Est-ce que votre position a changé face à la crise ?

Nous ne pouvons pas tout produire au Québec. Mais la situation actuelle montre que cela n’a aucun sens d’être en otage de ce qui se passe ailleurs dans le monde pour les produits de première nécessité, qu’il s’agisse d’alimentation ou de produits médicaux. Donc, sans nier le fait que nous sommes interconnectés et que le libre-échange a ses atouts, il faut développer une plus grande capacité de production locale pour les produits essentiels, et cela ne se produira pas s’il n’y a pas d’achat local pour la stimuler. L’autre chose, c’est qu’il faut arrêter de jouer au libre-échangisme en culottes courtes. Les autres pays qui appliquent les principes du libre-échange sont tout de même capables de mettre en place des processus pour favoriser l’achat local, ou à tout le moins cultiver le sentiment d’appartenance à son économie locale.

Cultiver le sentiment d’appartenance à son économie locale, c’est justement ce que fait Le Panier Bleu. Vous applaudissez cette initiative, mais suggérez aussi de mettre en place un « panier vert ». En quoi cela consisterait-il ?

Le Panier Bleu tient uniquement compte du lieu de fabrication ou de vente d’un produit. C’est bien, sauf que le principal critère des consommateurs, c’est le prix. Et seule une minorité de personnes et d’entreprises est prête à payer plus cher pour un produit québécois. Un « panier vert », lui, offrirait une réelle valeur ajoutée en proposant des produits dont le prix tient compte du coût carbone. Les produits du Québec y auraient un grand avantage puisque nous avons accès à de l’énergie renouvelable pour leur production. Si l’État décidait de devenir un important acheteur vert, il stimulerait davantage nos entreprises et les rendrait plus concurrentielles à l’étranger. Les prix à court terme seraient peut-être plus chers, mais à long terme, cela pourrait générer des économies en diminuant les conséquences des changements climatiques.

Selon le CPQ, l’un des défis de la relance économique sera la rareté de la main-d’œuvre. Cela semble contre-intuitif, considérant que plus d’un million de Québécois ont vu leur emploi affecté par la crise…

C’est sûr qu’il y a eu énormément de mises à pied et qu’il y aura une incidence sur le niveau d’emploi de façon plus ou moins prolongée, particulièrement dans les domaines comme le tourisme, le spectacle et la restauration. Mais avant la crise, on estimait que le Québec aurait besoin de 1,2 million de travailleurs au cours des 10 prochaines années, essentiellement à cause du vieillissement de la population. Les gens n’arrêtent pas de vieillir à cause de la COVID-19. Ils vont continuer de prendre leur retraite, donc le défi de la main-d’œuvre va demeurer. C’est le cas dans le milieu de la construction, et le gouvernement devra en tenir compte dans la relance économique, quand il voudra lancer de grands chantiers structurants.

Parlant de construction, vous suggérez d’étaler cette année les vacances des travailleurs de cette industrie au lieu de les concentrer en deux semaines, comme c’est le cas jusqu’à présent. Pourquoi ?

Les vacances de la construction durent deux semaines, mais en réalité, c’est trois à quatre semaines qu’on perd sur les grands chantiers, car il faut procéder à une fermeture ordonnée avant le départ, puis remettre la machine en marche au retour. Échelonner les vacances permettrait d’éviter la fermeture des chantiers et de rattraper le temps perdu en mars et en avril. La période pour faire des travaux est courte au Québec, et cette solution permettrait de terminer des chantiers avant l’hiver sans priver les gens de leur congé.

Une autre proposition du CPQ qui risque de faire réagir est de permettre l’ajustement des contrats d’emploi et des conventions collectives pour tenir compte de la nouvelle situation. N’est-ce pas profiter d’une crise pour faire des gains sur le dos des travailleurs ?

Non. Non. Non. Ce serait seulement pour la période de crise sanitaire ; on ne veut pas que ce soit changé à long terme. Une convention collective, c’est quelque chose qui est le résultat d’une longue négociation et il ne faut pas commencer à jouer là-dedans. Mais dans une période de crise, les clauses d’une convention ne sont pas toujours appropriées à la situation. Par exemple, une entreprise qui doit revoir les quarts de travail pour permettre la distanciation physique pourrait avoir un problème si l’horaire est prédéfini dans la convention. Les employeurs ont besoin de flexibilité. Et ce serait seulement pour les quelques cas où il n’y aurait pas d’entente avec le syndicat. Mais le ministre du Travail, Jean Boulet, ne s’est pas montré très favorable à cette idée, alors je ne pense pas qu’on ira loin avec ça. Ce qu’il a fait, et c’est très brillant, c’est créer un comité de vigie avec des représentants syndicaux et patronaux pour suivre les questions de relations de travail. S’il y a des problèmes, ça va pouvoir remonter très vite jusqu’au ministre.

 

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