Reconstruire la maison

Quand viendra le temps de rebâtir l’économie du Québec, l’occasion sera belle de le faire sur de nouvelles fondations. Notre collaborateur propose une vision en rupture avec les dogmes dominants.

Illustration : Sébastien Thibault

François Delorme enseigne l’économie à l’Université de Sherbrooke. Cet ancien haut fonctionnaire au ministère des Finances à Ottawa et ancien économiste principal à l’OCDE à Paris — un « temple du néolibéralisme », comme il le dit lui-même — transmet à ses étudiants une vision de l’économie qui ne fait pas toujours l’unanimité chez ses confrères : la croissance économique à tout prix, la sacralisation du PIB, tout cela doit être remis en question devant l’urgence climatique. Pour lui qui collabore au Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ainsi qu’au Laboratoire sur les inégalités mondiales codirigé par l’économiste français Thomas Piketty, le statu quo n’est plus souhaitable. Pour sa première collaboration à L’actualité, il décrit à quoi pourrait ressembler le nouveau monde économique.

La « maison » des Québécois, une fois la crise pandémique résorbée, ne ressemblera plus à l’ancienne, prévoient les politiciens. Risquons-nous à dessiner ses quatre nouveaux pans de murs économiques : un État-providence plus présent ; le retour de l’achat local afin de consolider l’activité économique de proximité ; des plans de relance visant à nous sortir de la crise sanitaire, mais tenant compte des défis du XXIe siècle ; et une remise en question de la croissance débridée.

1 – La résurgence de l’État-providence

La crise sans précédent que nous vivons a spécialement mis au jour la vulnérabilité du système économique : 50 % du PIB mondial a été mis sur pause et c’est probablement autant en matière d’emplois. Le taux de chômage a plus que doublé au Québec, pour atteindre 8,1 % au mois de mars 2020. Près de 95 % des entreprises au Canada et au Québec sont de petite taille, donc particulièrement fragiles devant une crise d’une telle ampleur. La moitié des emplois perdus jusqu’ici l’ont été dans les PME et, selon la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI), 32 % des PME au pays ne sont pas certaines de pouvoir rouvrir à la fin de la pandémie.

Le quart des emplois perdus se situent dans les industries de l’hébergement et de la restauration, mais les industries « de proximité » comme le commerce de détail et le secteur culturel ont aussi dramatiquement écopé. Pour résumer, en matière de chômage et de destruction du tissu économique, c’est du jamais-vu depuis la Deuxième Guerre mondiale.

Heureusement, les gouvernements ont réagi rapidement et ont déployé un arsenal de programmes d’urgence pour aider à traverser la tempête. Au fédéral, on parle d’au moins 200 milliards de dollars de mesures en 2020, tandis que le gouvernement Legault aurait dégagé jusqu’ici près de 20 milliards de dollars. Pour le fédéral, il s’agit d’une salve de nouvelles dépenses correspondant à près de 60 % du budget du gouvernement ! Selon le FMI, cela représente le stimulus budgétaire le plus important sur un palmarès de 35 pays.

Or, c’est justement à cela que sert un État-providence : à amortir les chocs quand surviennent les crises. Et comme celles-ci risquent de devenir de plus en plus fréquentes (on évoque déjà une deuxième vague de COVID-19 à l’automne), il est primordial que le rôle de l’État s’étende au-delà de ses missions essentielles.

La pandémie de COVID-19 a révélé combien nous sommes vulnérables aux crises qui ont une durée indéterminée. Certaines régions seront-elles confinées six semaines ou six mois ? Personne ne le sait. Il faut donc un filet social plus large avec des mailles tricotées plus serrées puisque l’incertitude favorise les inégalités. En effet, les gens plus riches peuvent généralement mieux se prémunir contre les aléas de la vie, notamment en cas de perte d’emploi ou de maladie.

En finançant un État-providence plus solide, nous transformons donc l’incertitude en risque et nous nous assurons que ce risque sera soutenu par le plus grand nombre par l’intermédiaire du système fiscal. Cette solution serait à long terme beaucoup moins coûteuse que le déploiement de programmes ponctuels à répétition.

Comme les crises risquent de devenir de plus en plus fréquentes, il est primordial que le rôle de l’État s’étende au-delà de ses missions essentielles.

Certains économistes s’inquiètent que des mesures d’urgence « à la carte » coûtent en fin de compte plus cher qu’un parapluie plus « permanent ». Par exemple, d’aucuns ont suggéré qu’un programme de revenu minimum garanti aurait fourni une bonne partie de la protection financière visée pendant la crise sanitaire et aurait pu avantageusement remplacer le saupoudrage de programmes annoncés récemment par les deux paliers de gouvernement. En outre, en instituant un tel programme permanent à l’échelle nationale, on offrirait aux citoyens un niveau de certitude et de prévisibilité que le « gouvernement sera là pour eux », ce qui serait de loin préférable aux annonces au compte-gouttes pour certaines tranches de la population pendant que d’autres se sentent laissées pour compte.

En 2018, le Bureau du directeur parlementaire du budget (BDPB) à Ottawa avait évalué que le coût d’un programme de revenu de base à l’échelle du Canada serait de 75 milliards de dollars par année. Un tel programme fournirait un revenu annuel de base de 17 000 dollars pour une personne seule et de 24 000 dollars pour un couple. Selon ce modèle, la prestation diminuerait à mesure que le revenu de travail augmenterait. Le BDPB avait estimé que 7,5 millions de Canadiens profiteraient d’un tel revenu minimum garanti. Notons toutefois que le soutien actuel du fédéral aux personnes à faible revenu et aux groupes vulnérables est de 32 milliards de dollars par année, de sorte que le coût net d’un revenu de base serait en fait de 43 milliards de dollars.

Une option pour financer un tel manque à gagner dans les finances publiques pourrait être, par exemple, d’augmenter l’impôt sur les revenus élevés. Une étude récente de Statistique Canada concluait que, pour l’année 2017, le revenu des contribuables formant le 1 % le plus riche avait augmenté plus rapidement que celui du reste des Canadiens.

Ainsi, la hausse moyenne du revenu de tous les contribuables canadiens a été de 2,5 %, pour atteindre 48 400 dollars. En revanche, le revenu du 1 % le plus riche a augmenté de 8,5 %, pour atteindre 477 700 dollars. Si on prend le revenu des ultra-riches (le 0,1 % le plus riche), il a augmenté de 17,2 %, pour atteindre 740 300 dollars en 2017.

Cette inégalité croissante dans la répartition des revenus entre riches et pauvres n’est pas souhaitable. Elle pourrait être endiguée par une fiscalité plus progressive où les plus riches seraient plus lourdement imposés, ce qui contribuerait au financement d’un programme national de revenu de base.

2 – Le retour de l’achat local

Alors que nous avons depuis des années sacralisé la mondialisation sur l’autel de la libre concurrence et de l’efficacité, la crise sanitaire a révélé au grand jour notre dépendance aux approvisionnements étrangers. Mais qu’est-ce que la mondialisation au juste ? De manière simplifiée, c’est le processus par lequel les nations sont devenues interdépendantes et ont dépassé les limites territoriales qui pouvaient freiner le commerce auparavant. Sur le plan économique, on constate cette mondialisation par la multiplication des délocalisations de la part des entreprises à la recherche du plus faible coût de production possible.

La crise pandémique nous place de manière violente devant les limites de la mondialisation. À quoi sert de payer 20 % de moins pour des masques de protection fabriqués en Chine si on ne peut les avoir ? Il vaut peut-être mieux fabriquer nous-mêmes ce dont nous avons stratégiquement besoin, quitte à payer plus cher. La ministre fédérale de l’Agriculture nous mettait en garde récemment : les Canadiens pourraient faire face à une hausse des prix et à une moins grande variété de denrées alimentaires sur les étagères des magasins. Devant ces défis, recommencerons-nous à consommer localement ?

La crise pandémique nous place de manière violente devant les limites de la mondialisation.

3 – Des plans de relance ou des « plans de transformation » ?

Afin de favoriser une transition juste, les plans de relance qui suivront les plans d’urgence devraient impérativement s’inscrire dans une logique à la fois sociale et écologique. Les recettes économiques habituelles visant la poursuite de croissance et la création d’emplois ne régleront en rien les problèmes structurels qu’accentuent les crises pandémique et climatique. Ces recettes ne serviront qu’à nous faire gagner du temps.

Les nouveaux plans devraient donc, en tout premier lieu, éviter de soutenir des activités qui nous poussent dans la mauvaise direction au chapitre environnemental. Ils devraient plutôt encourager l’achat local, les circuits d’approvisionnement courts ; soutenir l’entrepreneuriat collectif, comme des coopératives ; envoyer des signaux clairs quant au recyclage et à la pérennité des biens que nous consommons ; fortifier les transports collectifs et actifs et, enfin, encourager la sobriété énergétique des bâtiments.

C’est en adoptant ce genre de stratégies, qui s’inscrivent dans la durée, que nous construirons une société capable de relever les défis économiques et environnementaux auxquels nous faisons face aujourd’hui.

4 – La fin de la croissance à tout prix

La poursuite aveugle de la croissance économique, mesurée par le produit intérieur brut (PIB), nous a menés à un cul-de-sac, tant en ce qui a trait à l’environnement qu’aux inégalités. Le PIB et la croissance dominent le discours politique depuis des décennies au détriment d’autres composantes du bien-être collectif, comme l’espérance de vie ou le niveau d’éducation dans la détermination de nos choix de société. Par exemple, une marée noire touchant un littoral génère de l’activité économique en raison du nettoyage qui s’ensuit, ce qui fait augmenter la croissance et le PIB. Absurde, non ?

Nos élus ont généralement tendance à confondre croissance avec progrès social. Quand on adopte des politiques publiques selon cette logique, il s’ensuit donc une dégradation des écosystèmes en faveur de gains économiques à court terme, ce qui évidemment hypothèque le bien-être collectif et notre qualité de vie.

Le concept de PIB a été imaginé au milieu des années 1930 par l’économiste américain Simon Kuznets pour prendre acte de la profondeur de la crise de 1929. Il a été peaufiné par l’équipe de John Maynard Keynes dans un contexte d’effort de guerre, avant de connaître sa consécration lors de la conférence de Bretton Woods en 1944, les pays participants le choisissant comme étalon du succès économique.

Il a fallu attendre une trentaine d’années avant que des concepts différents fassent surface et que des indicateurs tels l’espérance de vie, la sécurité, le logement ou encore les liens sociaux viennent enrichir la mesure du progrès d’une société hors des carcans purement économiques.

Cette remise en question du concept de PIB comme mesure du progrès est fondamentale. Elle permet de se pencher sur plusieurs dimensions plutôt que sur le simple aspect économique, par exemple en mesurant, outre la croissance du PIB, la qualité de l’éducation, la réduction des inégalités ou bien l’état des écosystèmes.

Il serait dommage que cette crise ne soit pas l’occasion de transformer nos actions ponctuelles en bonnes habitudes pérennes, tant sur le plan individuel que collectif.

Cet enrichissement d’indicateurs de progrès social n’est pas que technique. Il change notre façon de percevoir le monde et donc, de le transformer. Comme l’écrit si bien l’économiste français Éloi Laurent dans son livre Sortir de la croissance : mode d’emploi (Les liens qui libèrent, 2019), « le PIB est borgne quant au bien-être économique, aveugle au bien-être humain, sourd à la souffrance sociale et muet sur l’état de la planète ». Dans un monde plus chaud de 3,5 °C, où la fréquence des inondations et des incendies serait multipliée, un PIB qui augmenterait de 3,5 % n’aurait vraiment aucune importance.

Nous subissons en ce moment une récession majeure qui fait la joie des tenants de la décroissance. Pourtant, cette dernière n’est pas une solution socialement acceptable actuellement. Un PIB négatif engendrerait d’autres types de problèmes. Utiliser le même indicateur en sens inverse ne nous mènerait nulle part. Toutefois, la crise pandémique a mis au grand jour les failles de l’économie de marché et la non-viabilité écologique de ce système. Si la décroissance n’est pas une option acceptable, il n’en reste pas moins qu’une croissance lente, davantage soucieuse des dimensions égalitaire et écologique, est hautement souhaitable.

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Il serait dommage que cette crise ne soit pas l’occasion de transformer nos actions ponctuelles en bonnes habitudes pérennes, tant sur le plan individuel que collectif. Il faut absolument éviter de céder aux sirènes du « court-termisme », qui amèneraient irrémédiablement nos décideurs à privilégier rapidement la croissance, le pouvoir d’achat et les industries.

L’érection de ces quatre murs nous assurerait une fondation plus solide pour faire face aux vicissitudes pandémiques ou autres à venir.

Nous vivons une période pivot. Il faut saisir à bras-le-corps l’occasion que nous offre cette crise de se construire une nouvelle « maison » qui soit plus durable et plus « vivable ». Dans le contexte de la lutte contre les changements climatiques en particulier, il faut accroître la présence de l’État dans les domaines névralgiques que sont la santé, l’environnement et la protection de la biodiversité, sans pour autant abandonner le principe de la tarification de la pollution.

Car nous avions ignoré cette réalité avant la crise de la COVID-19 : un système économique qui fait fi de la nature devient suicidaire.

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Wow, quel article! Merci. J’appelle ce programme du Capital Social. Il va falloir se concerter avec les autres pays du G8 pour en arriver à convaincre les américains que ce n’est pas du socialisme, mais du réalisme.

Comme l’auteur, j’espère que nos lendemains de pandémie ne seront pas un retour au statu quo mais je ne partage pas son enthousiasme pour l’état providence. L’etat providence s’appuie sur des gouvernements élus ou usurpés qui sont liés et manipulés de multiples façons par le capital, comme on l’a bien vu en 2008. Les citoyens, désabusés, sont aussi enclins à croire ce qu’ils lisent en ligne que ce que dit un politicien. Or, c’est le capital et non les gouvernements qui contrôle nos réseaux d’informations et croyez-moi que les oligarques ne veulent pas du modèle collectif. Selon moi, c’est le seul qui vaille, mais pour qu’il marche, il faudrait retrousser les manches et tenir tête, individuellement et collectivement à tous ceux qui voudraient abuser des autres ou de l’environnement pour accroître leur pouvoir ou s’enrichir (voir à ce propos le documentaire intéressant de la CBC, Assholes) qu’ils soient élus, de la GRC ou financièrement puissants. En distribuant de l’argent à qui mieux mieux, l’état providence ne fait que s’enfoncer plus profondément dans l’engrenage du système financier mondial qui nous tient prisonniers. Il ne favorise pas du tout le développement collectif et local qui devrait passer par les municipalités et les organismes communautaires. Il distribue des bonbons, comme à l’approche d’une élection.

Le concept d’État providence est vraiment né au lendemain de la seconde guerre mondiale, comme le suggère à la fin de son texte monsieur Delorme (référence à l’architecte des accords de Brentton Woods, John Maynard Keynes sur la refondation du système monétaire) ; la seule fin était de contrer l’hégémonie communiste. Aucun acquis n’a jamais été complètement acquis et toutes les occasions sont bonnes pour revoir systématiquement ces acquis.

Pire même, la situation que nous vivons ici ou ailleurs résulte des carences de l’État providence qui n’était pas préparé à faire face à une crise sanitaire de cette ampleur.

Quant aux mesures prises pour éviter une chute libre de l’économie, elles sont d’autant plus grosses qu’elles confirment ce que nous savions déjà : en l’occurrence que le coût de la vie est tel que les personnes qui n’ont pas d’épargne, sont dans l’incapacité de joindre les deux bouts si on ne les aide pas.

La recette de l’État providence est somme toute très simple : elle repose sur les taxes et les impôts qu’elle perçoit, une croissance constante et récurrente de l’ensemble des perceptions permet de rendre les services. À cela s’ajoute des dispositifs complémentaires comme le déficit. Tout cela ne peut être fait que par le nerf de la consommation pour autant qu’on n’augmente pas trop les taxes et les impôts et que l’accès au crédit reste fluide.

Avec des taux d’intérêt bas, le système reste en relatif équilibre. Cependant une politique de bas taux d’intérêts — qui pousse la masse d’emprunts toujours vers le haut -, cela fragilise l’épargne, principalement l’épargne populaire. Cela ne favorise pas la stabilité économique et pas plus la stabilité des emplois.

Si c’était encore les épargnants qui favorisaient les dettes contractées par l’État par une rémunération attractive sur les obligations, cela irait. Si ce n’est que les gouvernements ont pris l’habitude de magasiner sur le marché monétaire. En sorte que nos dettes peuvent facilement devenir captives de puissances étrangères. Demandez aux Argentins ce qu’ils en pensent.

Ce n’est donc pas le financement ou le refinancement d’un État providence qui doit être à l’ordre du jour ; c’est plutôt le transfert des services vers ceux et celles qui en ont besoin, qui devrait-être organisé.

À cet effet, je ne comprends pas pourquoi monsieur Delorme voit dans le versement d’un revenu garanti pour tous, une manifestation de l’État-providence, lorsque par ce versement, on laisse plus d’amplitude aux citoyens de s’organiser. En sorte que l’État se voit progressivement déchargé de la multitude de services qui lui sont associés, pour laisser à l’État le soin de gérer adéquatement quelques services essentiels.

Ainsi par exemple, la santé et les services sociaux pourraient être plus décentralisés, l’État ayant pour principal emploi de veiller et de s’assurer de ce que les services soient bien donnés. Le cas échéant transférer des ressources supplémentaires adéquates ou moment opportun. Ce genre de choses fonctionne très bien en Norvège. Pourquoi pas chez nous ?

— J’aimerais conclure sur le fait que l’érection de quatre murs, ce n’est pas très solide, tout dépendant des matériaux, si ces murs ne sont pas érigés sur des fondations. Comme architecte de formation, je m’intéresse beaucoup aux structures et aux fondations. En sorte que nous n’avons pas besoin de murs mais plutôt d’éléments porteurs pour accompagner cette transformation. Un mur c’est surtout du remplissage. Autant dire que n’en déplaise à quelques idéologues de toutes obédiences, tout va bel et bien continuer exactement comme avant (ou peut-être en un peu plus pire). Il nous restera peut-être encore des yeux pour pleurer lors de la prochaine crise qui à l’évidence sera plus immonde que celle-là !