Surfer sur ses dettes pour surmonter la crise

Aujourd’hui, un propriétaire de PME sur six est submergé par les dettes et se dit incapable de sortir la tête de l’eau. Pourtant, il est possible de se servir de ses dettes comme d’une planche de surf, comme l’ont fait les deux fondateurs de C3pH.

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Le mot « dette » fait peur à bien des entrepreneurs. Au-delà d’un certain seuil, il évoque un boulet qui peut nous entraîner vers le fond. C’est ce qui guette aujourd’hui au Canada une PME sur six, selon la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI), leurs propriétaires se disant « incapables de sortir la tête de l’eau » à cause de leur niveau d’endettement. Pourtant, les dettes ne doivent pas toutes être vues comme des poids : il faut parfois en contracter pour surfer sur une crise. 

Chez C3pH, une entreprise montréalaise de formation et de conseil auprès des gestionnaires, c’est ce qui s’est produit. Ses deux fondateurs et associés, Nicolas Sève et Dominic Migneault, ont vite réalisé en mars 2020 que la donne avait changé : « Si nous voulions survivre, il fallait nous transformer, et donc investir », raconte Nicolas Sève, en soulignant que cela revenait à « contracter des dettes ».

La petite entreprise de cinq employés s’est retrouvée sans aucun revenu du jour au lendemain. Les clients — la Ville de Montréal, l’Ordre des pharmaciens du Québec, Énergir, etc. — annulaient les uns après les autres les formations prévues à plus ou moins brève échéance. « Nous ne savions même pas si nous pourrions nous verser nos propres salaires dans les mois suivants », se souvient Dominic Migneault.

Et c’est là qu’a joué la complémentarité qui unit les deux trentenaires, chargés de cours en management à HEC Montréal. Avant de cocréer C3pH en 2018, Nicolas Sève volait au secours des entreprises en situation de faillite, il savait donc qu’il y avait moyen de rebondir. Il a expliqué à son partenaire qu’ils pouvaient y parvenir eux aussi en offrant de tout nouveaux services à leurs clients. Ça tombait bien, Dominic Migneault, qui a été conseiller en affaires internationales à Hong Kong et à Tokyo au milieu des années 2010, carbure aux défis.

Nicolas Sève et Dominic Migneault se sont renseignés sur différents programmes d’aide aux entreprises touchées par la pandémie, dont :

• Le Compte d’urgence pour les entreprises canadiennes (CUEC), qui offre un prêt maximal de 60 000 dollars, dont une partie (jusqu’à 20 000 dollars) peut être convertie en subvention. Le programme sera proposé jusqu’au 30 juin 2021. 

• La Subvention d’urgence du Canada pour le loyer (SUCL), qui fournit aux entreprises un soutien maximal de 65 % de leurs coûts de loyer et d’hypothèque jusqu’au 25 septembre 2021 (cette date sera officielle lorsque le Sénat approuvera le budget fédéral pour 2021-2022). 

• La Garantie du Programme de crédit pour les secteurs très touchés (Garantie du PCSTT), qui permet de décrocher un prêt à faible taux d’intérêt pouvant aller jusqu’à un million de dollars, lequel doit servir à combler un trou dans sa trésorerie. Le programme se poursuit jusqu’au 30 juin 2021.

Ils auraient pu considérer d’autres voies pour trouver l’argent dont ils avaient besoin, comme l’ont fait de nombreuses entreprises, selon la FCEI :

• 24 % des PME ont recouru à leur carte de crédit.

• 12 % des PME ont fait un nouvel emprunt auprès d’une banque ou d’une institution financière publique ou privée.

• 7 % des propriétaires de PME ont emprunté auprès de leur famille ou d’amis.

Les deux dirigeants de C3pH ont plutôt suivi trois étapes pour déterminer leurs besoins de financement et pour contracter la dette la plus adéquate afin de « surfer sur la crise ». Cette approche pourrait inspirer nombre de PME qui ne voient pas comment retrouver un peu d’air en ces temps de grands remous.

1. Établir un plan de relance

Nicolas Roy, directeur général et commissaire industriel de l’agence de développement économique PME MTL West-Island, soutient qu’il faut se fixer des objectifs à court, moyen et long terme, puis les coucher sur papier en les priorisant. Ce plan aidera l’entrepreneur à faire des choix financiers judicieux, « car il peut lui permettre de prendre la bonne décision, celle qui est le plus en adéquation avec ses objectifs », dit celui qui a été conférencier à l’événement québécois Expo Entrepreneurs 2021 (EE21), qui a réuni en ligne quelque 12 000 gens d’affaires et entrepreneurs durant cinq jours en mars.

Un plan, c’est ce qu’ont fait les dirigeants de C3pH. Puisqu’il n’était plus possible de donner des formations en présence — comme « Tirez le meilleur des milléniaux » ou « Donnez de la rétroaction constructive » —, il fallait les offrir en ligne. Pour se doter des compétences technologiques nécessaires, il était essentiel d’embaucher, entre autres, un programmeur informatique et un vidéaste. 

La conquête de nouveaux marchés francophones allait permettre d’autres revenus. « Spontanément, nous avons pensé à la France et à l’Afrique », raconte Dominic Migneault. Cela voulait dire d’autres embauches, sur place, histoire d’y dénicher de nouveaux clients.

Les deux dirigeants ont orienté leurs demandes de prêts en fonction de leurs deux objectifs : développer leur capacité numérique et ouvrir leurs activités à l’international. Ce qui s’est traduit par un emprunt auprès du Compte d’urgence pour les entreprises canadiennes (CUEC) « suffisant pour amorcer [leur] plan de relance », selon Dominic Migneault. Ils savaient qu’ils seraient en mesure de rembourser cette dette en l’espace d’une année si leurs affaires reprenaient dans les mois suivants. Et cela leur permettait de recruter des collaborateurs sans tarder, la condition sine qua non pour lancer leurs nouveaux projets. 

2. Contracter de « bonnes dettes »

Une « bonne dette » vise à favoriser le développement de l’entreprise. Laurie Paquette-Tannir, conseillère en sécurité financière à la Financière Liberté 55, utilise l’image de la voiture et du condo pour l’illustrer. Lorsqu’on achète un véhicule, celui-ci perd de la valeur dès sa première utilisation. Lorsqu’on devient propriétaire d’un condo, celui-ci gagne de la valeur à mesure que les années passent. Autrement dit, le prêt hypothécaire est une « bonne dette » en comparaison du prêt auto, « car il y a création de valeur dans le temps », assure la conseillère, qui a été également conférencière à l’EE21.

Il en va de même à l’échelle de l’entreprise. Il y a de « bonnes dettes », par exemple celles qui visent à accroître les ventes (création et lancement d’un nouveau produit ou service, amélioration du site Web afin de pouvoir faire de la vente en ligne, etc.). Et il y a de « mauvaises dettes », en particulier celles qui financent du long terme avec du court terme. Un exemple classique de « mauvaise dette » de ce genre : l’achat de matériel de production à l’aide d’un prêt à court terme. Le matériel va être rentabilisé au bout de plusieurs années, mais le prêt, lui, devra vite être remboursé. En plus, il va falloir payer des intérêts élevés — c’est le cas pour des prêts de courte durée. En conséquence, le gain de valeur de l’entreprise « n’est pas évident », selon Laurie Paquette-Tannir.

Dans le cas de C3pH, il s’agit de toute évidence d’une « bonne dette », puisque les deux objectifs visent à accroître les revenus de l’entreprise à court et moyen terme.

3. Adopter un budget à dimension humaine

Nicolas Roy, de PME MTL West-Island, estime qu’il est capital d’avoir un budget à jour, qui « comporte des options du type optimiste, pessimiste et réaliste ». Car l’état prévisionnel des coûts et des revenus de l’entreprise est un bon indicateur de sa santé. Et c’est en fonction de celle-ci que l’entrepreneur peut savoir s’il a les reins assez solides pour mener à bien ses projets.

Nicolas Sève et Dominic Migneault ont porté une grande attention à leur budget, ils ont même fait appel, pour la première fois, à un comptable externe. Ils tenaient en effet à donner une « dimension humaine » à leur budget, à savoir tenir compte sur le plan financier d’une nouvelle priorité pour eux : permettre à chaque employé d’avoir des objectifs réalistes, de disposer des ressources nécessaires pour les atteindre et donc de pouvoir être heureux au travail. « La crise nous a fait comprendre que nous étions des cordonniers mal chaussés : nous disions aux gestionnaires de veiller à ne pas épuiser les membres de leur équipe, et nous faisions exactement le contraire chez nous », admet humblement Nicolas Sève.

Concrètement, cela revenait à prévoir dans le budget la possibilité que C3pH refuse des contrats, si jamais ceux-ci venaient à bousculer le rythme de travail de l’équipe. Et, donc, à ne plus viser la croissance à tout prix.

Une attitude qui se révèle payante. Le chiffre d’affaires de C3pH a chuté de 55 % au deuxième trimestre de 2020 par rapport au trimestre précédent, puis il a connu un bond extraordinaire de 350 % au troisième trimestre, lequel a été suivi d’une progression plus modeste de 10 % au dernier trimestre de 2020. « À l’approche de l’été, le téléphone s’est remis à sonner : nos clients voulaient des formations sur la gestion à distance, le télétravail étant devenu la norme », explique Dominic Migneault, tout sourire.

Comme quoi s’endetter judicieusement, c’est se donner la possibilité de trouver un nouvel équilibre, de se placer en position de relancer ses affaires. À l’image du surfeur qui, voyant une grosse vague venir, s’extrait de l’eau, saute sur sa planche et se met à jouer avec la mer, le vent, les récifs et la trajectoire des autres surfeurs pour exécuter une ride fantastique…  

L’endettement des PME en chiffres

70 %. Pourcentage des PME canadiennes qui disent s’être endettées pour faire face à la crise née de la pandémie.

97 041 dollars. Dette moyenne des PME du Québec contractée à cause de la pandémie.

16,7 milliards. Dette totale des PME du Québec résultant de la COVID-19.

76 %. Pourcentage des PME canadiennes qui disent qu’il leur faudra plus d’un an pour rembourser leur dette liée à la COVID-19.

11 %. Pourcentage des PME canadiennes qui ne pensent pas pouvoir rembourser un jour leur dette découlant de la pandémie.

Source : FCEI, février 2021.