Trop pauvre pour construire cheap !

Au Québec, on privilégie souvent les projets sans envergure quand vient le temps de démarrer de grands chantiers. Pourtant, dit l’urbaniste Clément DEMERS, la qualité est un bien meilleur investissement.

De la fenêtre de son bureau, il a une vue plongeante sur l’emplacement d’un futur hôtel Westin, qui pour l’instant n’est qu’un grand trou boueux peuplé de pelles excavatrices. C’est laid et très bruyant. « Mais non, objecte Clément Demers. Les bruits de construction, c’est de la musique. »

Architecte, urbaniste et gestionnaire de projet, Clément Demers travaille depuis 30 ans à l’amélioration et à l’embellissement de Montréal dans son ensemble et du centre-ville en particulier. Un « montréalocentriste » ? « Le centre-ville, qui fournit le tiers du PIB montréalais et 10 % de l’emploi au Québec, est le moteur économique et culturel du Québec, dit-il. Et un outil de création de richesse qu’on n’a pas le droit de négliger. »

Sa dernière réussite professionnelle à titre de gestionnaire de projet : l’aménagement du Quartier international de Montréal, qui, avec 74 millions de dollars de fonds publics, a attiré plus d’un milliard de dollars d’investissements publics et privés (notamment pour construire près de 2 000 unités résidentielles et hôtelières dans le quartier). Ce véritable partenariat public-privé, « qui implique qu’on travaille ensemble pour obtenir le meilleur résultat possible », a transformé un secteur du centre-ville où fleurissaient les immeubles décrépits et les rues défoncées en un quartier à la fois prestigieux et sympathique que les Montréalais, les gens d’affaires et les touristes ont adopté instantanément. Et qui a reçu plus de 25 prix, tant ici qu’à l’étranger, en design, en urbanisme, en gestion de projet.

Toujours à la tête du Quartier international de Montréal, Clément Demers vient de se voir confier le mandat du Programme particulier d’urbanisme pour le quartier des spectacles du centre-ville. Il devra proposer un plan précis d’aménagement qui permette de faire cohabiter harmonieusement les festivals avec des commerces, des bureaux et des résidences.

L’actualité l’a rencontré à son bureau du Quartier international de Montréal.

Comment justifier que l’on mette des sous dans un quartier des spectacles quand les toits des écoles fuient et que les urgences débordent ?
— Il faut se demander si l’argent vient d’ici ou d’ailleurs. Quand on dépense notre propre argent, c’est de l’argent qu’on brasse entre nous et qui tourne en rond. Quand on fait un festival international, on importe de l’argent. Miser sur ce côté festif qui fait presque partie de l’ADN de Montréal, c’est se donner les moyens d’importer de l’argent. Et c’est, entre autres choses, ce qu’il faut pour faire reculer ce fameux mur de la démographie contre lequel on bute.

Aménager un espace public ou construire un immeuble public, c’est une grande responsabilité, dites-vous. Pourquoi ?
— L’aménagement du territoire est le témoignage le plus visible d’une culture. Davantage que le théâtre ou la musique. On peut se boucher les oreilles, mais pas les yeux. De tout temps, les rois et les empereurs ont donné le ton. Il en est de même de l’architecture vernaculaire, qui témoigne du savoir-faire des artisans d’autrefois. Et le résultat, c’est ce qui reste dans le patrimoine de l’humanité. En aménagement public, on a le devoir de faire exemple, de se dépasser. Quand on prépare un projet, comme la construction d’un hôpital ou d’une salle de concerts, on ne fait pas que concevoir un édifice pour répondre à un besoin. On prépare un geste important qui va façonner et transformer la ville. Le secret, c’est qu’il faut plus que des gens compétents, il faut des gens talentueux, des artistes. Pas seulement pour intégrer des œuvres d’art à un projet, mais pour le concevoir dans son ensemble, lui donner un sens et assurer la pérennité du produit final. Il faut embaucher les meilleurs professionnels en urbanisme, en génie, en architecture.

Ça coûte cher…
— Ces gens-là, en principe, ont des tarifs reconnus. C’est le même prix, qu’on engage les meilleurs ou les autres. Au Québec, on adopte trop souvent un discours misérabiliste. On invoque la dette, la faible natalité, la pauvreté de nos moyens. Mais il n’est pas nécessaire de se lancer dans les extravagances pour faire de belles choses. Le hall d’entrée de la Place Ville-Marie a été construit en 1961 avec du travertin, qu’on appelle le marbre des pauvres. Mais il a été conçu par des gens qui ont choisi la pureté, la simplicité. Et il a été très bien réalisé. Résultat : il est encore impeccable 45 ans plus tard. Alors qu’on vient de terminer celui de l’hôtel Reine Elizabeth, qu’on avait pourtant refait. Lequel coûte le moins cher ? Celui qu’on n’a pas besoin de retoucher, évidemment. Et qui donne une signature à l’ensemble de l’édifice. Je crois qu’il faut viser la qualité dans la conception, bien construire avec de bons matériaux, puis prévoir un poste budgétaire pour l’entretien à long terme. Bien faire, ce n’est pas un luxe, ce n’est pas une dépense, c’est un investissement. Et un créateur de richesse.

Généralement, on établit un budget… puis on l’ampute de 5 %, 10 % ou 15 %. Sous prétexte d’économiser, on rogne sur l’architecture ou l’aménagement, on se prive souvent de ce qui, justement, créerait de la valeur. Et ce faisant, on se ruine ! Regardez l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec, à Montréal. Un emplacement remarquable, au-dessus d’une importante station de métro. Bien conçu, l’édifice aurait pu revitaliser tout ce segment de la rue Saint-Denis, au voisinage du square Saint-Louis. Mais, probablement par souci d’économie, on s’est retrouvé avec une verrue, un immeuble d’une rare insignifiance, et on s’est privé de tout le développement qu’une bonne réalisation aurait attiré. Au lieu d’une locomotive, on s’est payé un boulet qu’on a traîné pendant 30 ans. Et ça vient de nous coûter près de 40 millions pour réparer ça. Conclusion : le Québec n’a pas les moyens de construire médiocre.

Il faudrait calculer autrement ?
— On ne peut pas aménager un parc ou construire un édifice public avec une logique strictement comptable, qui ne considère que ce que ça coûte et ce que ça rapporte. Ce qu’il faut, c’est une logique économique, qui tienne compte de la contribution du projet à l’amélioration de son milieu, des retombées économiques durables qu’il créera et de la manière dont il augmentera l’attractivité du secteur et de la ville. Le futur chantier de l’autoroute Bonaventure est un bon exemple de cas où doit s’imposer la logique économique. Il faut de toute façon dépenser 60 millions de dollars pour la réparer, ce qui ne rapporterait strictement rien. Avec 30 millions de dollars de plus, on pourrait créer un boulevard urbain et un nouvel environnement, susceptible de faire renaître ce secteur de la ville. Le choix me paraît facile.

La mode, ici, est quand même aux cadres financiers « cadenassés »…
— Il faut bien sûr éviter le gaspillage causé par de mauvaises décisions ou une absence de décision. Mais il y a des tonnes de facteurs qui font qu’une réalisation coûte plus cher que prévu, surtout si elle est retardée ou si elle s’échelonne sur plusieurs années : les innovations technologiques, les changements apportés à la commande, l’inflation — nous n’avons aucun contrôle sur les prix de l’acier ou du pétrole, par exemple. Avec un cadre financier cadenassé, on fait quoi ? On enlève des étages ? On rogne sur les qualités architecturales ? On diminue l’épaisseur des murs de briques ? La question importante, c’est : est-ce qu’on en a pour notre argent ? Si la facture est plus élevée à cause d’un changement dans les besoins ou d’une nouvelle technologie qui rend le résultat meilleur, est-ce bien grave ?

A-t-on au Québec des architectes, des designers de talent, capables de réaliser de bons projets ?
— Combien de gens savent que le Québec est une capitale internationale de la gestion de projet ? Environ 1 % des gestionnaires de projet agréés par le PMI [Project Management Institute] dans 156 pays viennent de la région de Montréal. Or, la ville ne représente pas 1 % de la population de 156 pays… Le Québec a tous les talents nécessaires pour faire des choses uniques, de classe mondiale. Il a de grands architectes, d’excellents urbanistes, des designers industriels exceptionnels, de très bons ingénieurs, des entrepreneurs très compétents.

On ne construit pourtant pas que des splendeurs !
— Pour obtenir une œuvre de qualité, il faut d’abord un bon client. Le premier responsable, qu’il soit public ou privé, c’est celui qui passe la commande. Si le client pense qu’il ne construit rien d’autre qu’un immeuble qui répondra à un besoin, il n’a rien compris. On ne peut pas planter un édifice au milieu de la ville. Par ses qualités architecturales et urbanistiques, chaque réalisation, chaque édifice doit apporter quelque chose à son milieu. Ça demande un effort supplémentaire. Je suis convaincu que la conception et la gestion des travaux d’aménagement doivent être confiées à des aménagistes, qui ont une vision globale et pas seulement technique, des enjeux. Si on confie l’aménagement urbain à des ingénieurs, on aura des solutions d’ingénieurs. Un ingénieur se préoccupe de la norme, mais peu de l’objectif derrière la norme. Pour lui, une voie de circulation doit avoir 3,5 m de largeur. C’est vrai… si on roule à telle vitesse. Mais si on veut que les gens roulent moins vite, on peut faire plus étroit. Les gens auront peur de froisser leur auto, et ils ralentiront. Comme en Europe, où il n’y a pas plus d’accidents. Et on ne se retrouve pas avec un énorme boulevard, il y a de la place pour les piétons… L’approche des années 1960 ne visait que la fluidité automobile. Ça a donné les autoroutes Métropolitaine, Bonaventure, Décarie… Aujourd’hui, on vise plutôt l’approche piéton, la qualité de vie, la multiplicité des fonctions… Il faut penser les projets autrement.

Vous êtes un chaud partisan des partenariats public-privé ?
— Les projets réalisés en PPP jusqu’à présent n’ont pas donné des résultats concluants. Ce n’est pas du partenariat, mais de l’impartition où le privé, chargé de construire ou de fournir un service au moindre coût possible, fait appel à ses réflexes les plus économes. Ça donne l’édifice de la Cour fédérale, construit au pied de la rue McGill, un immeuble sans caractère qui ressemble à un cabinet de dentiste, ou le nouveau palais de justice de Cowansville, moins beau et moins digne que la mégaquincaillerie d’à côté. Au Quartier international, avec l’aide des urbanistes concepteurs Renée Daoust et Réal Lestage, on a plutôt demandé au secteur privé de nous aider à faire mieux, pour que tout le monde y gagne. L’idée : que les entreprises déjà installées dans le quartier troquent un environnement moche contre un environnement prestigieux. Un déménagement virtuel ! Elles ont très bien compris et ont investi 16 millions de dollars. Cet argent, qui s’ajoute aux 74 millions d’investissements publics, a permis de réaménager complètement 8 hectares de domaine public sur les 27 que compte le quartier. On a refait cinq kilomètres de trottoirs et de chaussée, créé la place Jean-Paul-Riopelle, réaménagé le square Victoria. On l’a fait avec un souci de la qualité du design jusqu’au moindre détail. Depuis, des investissements de plus d’un milliard de dollars ont contribué à changer complètement l’image et la qualité de vie du quartier.

Et les Montréalais ont suivi…
— De 1999 à 2006, la fréquentation moyenne des trois stations de métro qui desservent le Quartier international — Bonaventure, Square-Victoria, Place-d’Armes — a augmenté de 15 %, contre 2 % pour l’ensemble des stations du centre-ville. Parce que l’aménagement n’était pas que de façade. On a consacré 40 % de l’espace aux piétons. Le piéton voit tout, entend tout. Travailler pour lui, c’est travailler pour la beauté et la sécurité de la ville. Il faut qu’un immeuble soit généreux avec la rue. S’il n’a pas de contact avec elle, il la tue. Or, la rue est la vie de la ville. Pour créer une relation avec la rue, il faut soigner les rez-de-chaussée, y proposer des activités intéressantes, pas y installer des bureaux !

Un aménagement urbain est composé d’un grand nombre d’initiatives, privées ou publiques, qui ensemble peuvent réussir à changer un quartier et à améliorer la ville. Au Quartier international, nous avons refusé les compromis — toujours inodores et sans saveur — et choisi d’optimiser l’ensemble. Pour créer un quartier mixte, où cohabitent des bureaux, des commerces, des résidences. Le résidant est le meilleur gardien de la qualité de vie. Surtout s’il est propriétaire. Il ne tolère pas le bruit inutile, la saleté, les nuisances. C’est aussi lui qui donne une vie authentique à un quartier. Et c’est ce que les touristes, les visiteurs veulent voir, non ?